Ce qui pousse l’Arabie Saoudite à adhérer aux BRICS
Une contribution d’Ali Akika – L’éventuelle adhésion de l’Arabie Saoudite aux BRICS n’a pas eu l’heur d’exciter la curiosité d’une certaine presse qui ne semble pas évaluer à sa juste importance cette information. Elle a préféré mettre l’accent sur la colère des Américains contre l’Arabie Saoudite qui vient de s’associer avec le «diable» (la Russie) pour diminuer la production de l’Opep+ de 2 millions de barils. Pourtant, une adhésion à une organisation où la Russie et la Chine en sont des piliers va constituer une sorte de Triangle des Bermudes (1) qui va être à l’origine des tempêtes dans les mers où sillonne le pétrole, denrée stratégique pour les gloutonnes industries de l’Occident. Avec la crise de l’énergie, une conséquence de la guerre en Ukraine, cet Occident qui fait preuve d’une grande «intelligence» politique se coupe du pétrole/gaz russe qui vient de recevoir le renfort de l’Arabie. Et le plus beau, c’est que le grand Oncle Sam, lui, ne vient pas au secours de l’Europe qui doit payer le gaz américain quatre fois plus cher. Et l’Occident, temple du capitalisme, trahit et son idéologie libérale et les lois du marché censées réguler les activités économiques.
En effet, l’Union européenne veut fixer et imposer le prix du gaz au propriétaire de ce gaz. C’était possible, ça eut existé quand on pouvait se servir sur le terrain sous la protection des armées occidentales. «Intelligence» politique donc car la guerre en Ukraine était censée détacher la Russie de la Chine et raffermir l’unité de l’Europe et son alliance avec les Etats-Unis. Résultat des courses, les divergences éclatent au grand jour à Bruxelles et fait tanguer le couple franco-allemand. Ces événements ne sont pas les fruits du hasard mais sont enfantés par l’histoire ignorée ou mal digérée par des esprits aveuglés par la suffisance qui trône sur leur nombril… On le voit à travers les analyses des bureaux de liaison des services de renseignements reliés par les canards boiteux de l’information. Ces derniers ne sont en vérité que les caisses de résonance de la frivolité des sociétés qui tournent le dos aux fracas des guerres tant que celles-ci faisaient des victimes ailleurs.
Mais revenons à l’Arabie dont les positions politiques retiennent l’intérêt et trouvent leurs origines à la fois dans les remous géopolitiques mais aussi dans l’histoire du Moyen-Orient et donc de l’Arabie. Ibn Khaldoun nous aide à saisir l’importance de l’histoire. Il a noté avec une singulière pertinence l’utilisation de l’histoire pour distraire certaines castes, contrairement aux esprits libres qui s’efforcent d’accéder à la vérité qui s’écoule précisément dans le fleuve de l’histoire. On le voit actuellement où des vérités tentent de contrer les idées moisies qui alimentent la «pensée» d’aujourd’hui.
Voyons les facteurs géopolitiques et géostratégiques qui ont poussé l’Arabie a osé déplaire à son allié-protecteur. A travers son entreprise pétrolière Aramco, l’Arabie s’est quelque peu libérée de l’étouffement des entreprises américaines pétrolières et influentes dans le circuit financier américain. La création de l’Opep lui a fourni l’occasion d’imposer son poids comme producteur et exportateur de pétrole. Viennent ensuite ses problèmes de sécurité. L’Arabie monarchique et féodale s’est senti menacée par les révolutions qui se sont débarrassées des monarchies avec la défaite du colonialisme occidental, Egypte, Irak, Syrie, Yémen, etc. Elle a donc monnayé sa sécurité avec l’Angleterre et les Etats-Unis, évidemment intéressés par la défense de leurs propres intérêts pétroliers. Avec la révolution islamique en Iran, l’Arabie avait besoin plus que jamais des Etats-Unis pour sa sécurité. Les contentieux politiques entre les pays du Golfe et l’Iran, héritage de l’Histoire (territoires, communauté ethnique ou religieuse) se sont aggravés avec les enjeux pétroliers et le contrôle de la navigation dans un golfe d’où transitent le pétrole et le gaz qui alimentent l’Europe. L’installation de l’Etat d’Israël dans la région a complexifié les problèmes entre les pays arabes, d’une part, et l’environnement international, d’autre part. Cette architecture léguée par l’histoire et les facteurs géopolitiques ont ouvert la voie à l’intrusion de puissances étrangères, lesquelles ont pesé, et pèsent encore, sur la région. Notamment sur l’Arabie à la fois comme pays où naquit l’islam et principal producteur mondial de pétrole.
Dans cette architecture de la région, l’Arabie s’est trouvée dans le camp des Etats-Unis contre les révolutions et bouleversements qui traversaient la région, Irak, Syrie et au Yémen où elle s’est opposée à l’Egypte, venue au secours des républicains contre le Yémen féodal du Nord. L’étonnement suscité par la baisse du pétrole de l’Opep et l’adhésion annoncée est due précisément à l’histoire et à la géopolitique qui ont structuré les alliances de l’Arabie avec l’Occident. Mais l’étonnement baisse d’intensité quand on regarde de plus près l’environnement international bouleversé par la mondialisation. Celle-ci, ô paradoxe dominée par les Etats-Unis a fait surgir un rival de taille, la Chine. Et dans son obsession de contrer la Chine, les Etats-Unis s’octroyaient des droits sans vergogne à coups d’embargo, de sanctions et de menaces. Cette politique handicapait les alliés, symbolisée par la sanction de la banque française BNP équivalent à 10 milliards de dollars. La guerre en Ukraine ajouta la Russie dans la liste des pestiférés. Contrer la Chine, isoler la Russie, interdire au monde de commercer en dehors du dollar ne pouvaient que faire réagir le monde.
Un pays comme l’Arabie dont l’économie repose sur le pétrole ne peut pas assister à la dégringolade du prix du baril et commercer uniquement en dollars. Ce pays a dû se préparer aux menaces des Etats-Unis (refus de vendre les fameux avions F-35). Vu son poids pétrolier ajouté à celui de la Russie, deux pays dont ne peuvent se passer une Europe assoiffée de ce carburant. Quant à la Chine, elle est un bon client doté d’une devise, le yuan admis sinon recherché pour échapper au gendarme dollar. Avec le glissement des rapports de force dans le monde, l’Arabie peut se passer des F35 et ne risque pas de connaître un type d’invasion, comme l’Irak. Ainsi, rejoindre les BRICS qui attirent des pays comme la Turquie et l’Iran, c’est à la fois un geste politique mais aussi économique. Les BRICS rassemblent plus des deux tiers de la population du monde, produisent en abondance pétrole et gaz, de la haute technologie et, cerise sur le gâteau, peuvent ou pourront commercer entre eux, sans passer sous les fourches caudines du dollar.
La posture de l’Arabie apparaît à la fois paradoxale et une nécessité. Paradoxale car elle brise des liens avec un allié dont elle dépend et ressent la nécessité de s’adapter aux nouveaux rapports de force dans le monde. Ses paradoxes se nichent dans son histoire et sa géographie. Ces deux données améliorent ses relations avec l’Iran tout en ayant l’appui des Etats-Unis. Ce pays vit en maintenant un équilibre relatif avec le voisinage et l’alliance envahissante des Etats-Unis. Cet équilibre a commencé à basculer et s’est traduit par une baisse de tension avec l’Iran et une méfiance de l’Oncle Sam, méprisant et surtout peu fiable. Les Etats-Unis ne cachent pas leur intention de déménager vers le Pacifique où la Chine les empêche de dormir. La méfiance vis-à-vis des Etats-Unis est corroborée par leur abandon de pays «amis» comme l’Afghanistan. Ce basculement a été facilité par l’attitude de l’Iran, qui clame son désir de renouer avec les pays arabes du Golfe et que les contentieux de l’histoire, notamment religieux, ne sont ni dans son logiciel politique ni une priorité de son agenda. Ce discours politique et de haute teneur stratégique est crédible car l’Iran ne se sent pas menacé militairement par ses voisins et leur envoie des signaux sur son objectif politique prioritaire, le départ des troupes américaines de la région… Quant aux problèmes économiques, l’Arabie ne supporte pas apparemment d’être soumise aux règles américaines, aussi bien relatives au niveau de sa production pétrolière que l’utilisation d’autres devises dans ses relations commerciales. Et en adhérant aux BRICS, l’Arabie s’offre le marché des pays adhérant à cette organisation. Avec les potentielles adhésions de la Turquie et de l’Iran, l’Arabie se donne les moyens de baisser tensions avec son environnement immédiat avec ces deux pays…
Voilà donc les buts recherchés par l’Arabie en adhérant aux BRICS. Desserrer les contraintes d’un allié arrogant et pesant, se donner les moyens grâce à son pétrole et à son statut d’être le lieu de naissance de l’islam, d’accéder à un autre rôle comme acteur important dans une région qui n’est ni prête ni près de perdre sa position stratégique. Se libérer des liens lourds de dépendance tout en maintenant une position enviée politiquement et stratégiquement, telle est l’ambition du jeune prince héritier de l’Arabie. Le chemin est semé d’embuches tant que la Palestine restera une blessure. Il faut espérer que ces pays du Golfe intègrent la leçon d’histoire d’Ibn Khaldoun citée plus haut. Oui, l’histoire ouvre des horizons à condition de faire aussi la guerre au système et à la culture féodale qui fragilisent la résistance des peuples… Mais là, c’est un autre problème qui relève de l’histoire de ces peuples. Les Première et Seconde guerres mondiales ont été des ruptures historiques au niveau mondial qui leur ont permis de se libérer du colonialisme. Un dernier mot, le Sommet du monde arabe le 1er et le 2 novembre 2022 est à surveiller. Il fournira des signes sur l’attitude de l’Arabie prise entre les exigences de ses alliances d’aujourd’hui et ses désirs d’élargir les champs d’action dans ses relations internationales.
A. A.
1- Le triangle des Bermudes est une légende qui rapporte que les bateaux disparaissaient dans les Caraïbes sans qu’on ait révélé encore les raisons de ce mystère.
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