Kherson : les «experts» n’ont pas eu leur Stalingrad pour délirer
Une contribution d’Ali Akika – Quelques rappels utiles pour comprendre les développements militaires à Kherson. Cette ville a été prise par l’armée russe tout au début de la guerre, en mars 2022. Quelques centaines d’habitants se sont rassemblés alors pour protester contre la prise de leur ville. Le 11 novembre 2022, les troupes russes se sont retirées et quelques centaines d’habitants se sont rassemblés sur la principale place de la ville pour accueillir l’armée ukrainienne. En mars 2022, comme en novembre 2022, il n’y a pas eu de bataille dans la ville. Les historiens relèveront la singularité de cette situation, en interrogeant l’histoire et même l’anthropologie de l’immense Russie. A l’occasion de la reprise de Kherson, deux déclarations ont retenu mon attention. Celle du président ukrainien qui, après avoir salué «la victoire historique», signa un communiqué interdisant l’entrée de la presse internationale dans la ville.
Il y a eu aussi la déclaration du chef d’état-major de l’armée américaine. Au regard de son statut, il est en possession de renseignements de première main qui lui fournissent des matériaux pour analyser la situation militaire. Il met à la connaissance de l’opinion les pertes effarantes des deux armées, 100 000 hommes chacune. Ça change des chiffres goulument annoncés par cette race typique d’experts du dimanche qui faisaient l’impasse sur les pertes ukrainiennes pour faire croire à la «déroute» des Russes. Avant de passer au développement de la situation d’après le 11 novembre, un rappel de la notion de retraite utilisée à tort et à travers par l’habituelle manipulation qui fait le lit de 98% des médias occidentaux.
L’histoire militaire est jalonnée de prise de villes après de féroces batailles ou bien déclarée ville ouverte pour préserver la ville et ses habitants. C’est pourquoi dans le vocabulaire de la guerre, on a besoin d’accompagner le mot retraite d’un qualificatif. Soit de retraite tactique pour signifier qu’abandonner un lieu qui n’a pas un intérêt militaire et opérationnel est préférable à sa défense car coûteux en vie de soldats. L’inverse, une retraite sous le feu de l’ennemi signifie que le lieu a une certaine importance que l’on ne peut défendre et que l’ennemi est prêt de payer cher parce que le lieu où la place a une double importance militaire et politique. Dans le cas de Kherson, il s’agit donc de cerner la valeur tactique de Kherson et évaluer les conséquences militaires et politiques d’une perte ou de conquête d’un lieu. Pour les Ukrainiens, c’est simple, le moindre mètre carré de territoire récupéré est un symbole que l’on cherche à exploiter politiquement. Un symbole qui va être gonflé par une propagande obèse et répercuté par la machine de la petite armée des supplétifs de la désinformation…
Pour les Russes, sur le plan politique et du symbole, c’est dur à avaler sur le moment mais, sur le long terme, cet échec sera une simple péripétie dans la longue guerre qui s’annonce et qui réservera beaucoup de surprises. Car cet échec a d’ores et déjà été analysé par le nouveau chef de l’armée russe, Sorovikine. A l’évidence, cet échec relève d’un certain nombre d’erreurs de la conduite de la guerre politiquement et militairement. Arrêtons-nous sur le déroulement de la campagne militaire qui a mené à la chute de la ville…
Pour les Ukrainiens, Kherson est vitale politiquement et militairement. Elle est le point d’appui pour ouvrir la route de la mer Noire qui la relie au monde pour son commerce mais aussi pour sa flotte maritime qui assure sa sécurité nationale. Ils ont donc lancé une offensive, fin août, qui s’est soldée par la conquête de quelques villages frontaliers mais aussi pour une hécatombe en pertes d’hommes. Ils se sont installés dans quelques villages à la frontière de cette province et ont harcelé l’ennemi et ont mis à mal la logistique russe en bombardant les ponts sur le fleuve Dniepr, large de plusieurs centaines de mètres…
Sur le plan militaire, les Russes avaient immobilisé quelque 30 000 soldats, mal ravitaillés et sous la menace d’un éventuel encerclement. Gérer une ville de 200 000 à 300 000 habitants, ce n’est pas le métier d’une armée. Au regard de ce tableau, le chef de l’armée russe a proposé un plan à son gouvernement. On suppose qu’un général russe formé à l’école de l’Union soviétique, comme du reste Poutine, a étudié Clausewitz pour qui la guerre est politique et le militaire son bras armé. Le général nouveau chef opérationnel de l’état-major arriva à la conclusion que dans la phase actuelle de la guerre et la situation concrète à Kherson imposaient une retraite tactique de la ville-ouest pour sauver la vie des hommes qui peuvent servir ailleurs. Le sort tactique de la ville fut ainsi vite réglé. Le général Sorovikine a sans doute puisé et a été aidé par ses connaissances dans l’histoire militaire truffée de retraite tactique et notamment dans la propre histoire de son pays. Ses aînés des guerres de son pays ont souvent échangé le temps contre du territoire pour épuiser l’ennemi.
«Epuiser l’ennemi», ce sont exactement les mots utilisés par le chef de l’armée russe devant son ministre de la Défense dans une émission télé où il annonça le retrait de Kherson. (1) Il avait donc un but à atteindre, publiquement exprimé. Ainsi, une partie des hommes immobilisés allaient être transférés sur la rive orientale de Kherson pour barrer la route à l’ennemi vers la mer Noire, si vitale pour les Ukrainiens. Le reste des troupes libéré va rejoindre le nord-est pour parachever la conquête des territoires intégrés politiquement à la Russie. Notons à ce propos que la propagande et le regard des «experts» étaient focalisés sur Kherson pour masquer les infos sur de féroces batailles dans la province de Donetsk. La propagande a aussi oublié de noter qu’aucune armée n’annonce à l’avance son retrait et se permet, en outre, une évacuation avec arme et bagages sans casse. L’ennemi crut, du reste, à un piège et les «experts» se léchaient les babines en se voyant commenter Kherson transformé en Stalingrad.
L’armée ukrainienne ne pouvait simplement pas rentrer dans Kherson. Elle était tenue à distance par l’artillerie et l’aviation russes dans une plaine où le moindre lapin peut être repéré. L’armée ukrainienne avança prudemment sur un terrain potentiellement dangereux. Le vendredi 11 novembre, pas d’entrée triomphale à Kherson avec chars et trempette, et la presse n’a rien eu de spectaculaire à se mettre sous la dent. Quelques militaires au milieu de quelque centaines d’habitants n’impriment pas dans la tête ce qu’on appelle une victoire. Qu’à cela ne tienne ! Les envoyés spéciaux de la presse se contentèrent d’entrer en contact grâce à la magie d’Internet avec des habitants. Des informations bien maigres sur des images fournies par les services de l’armée ukrainienne. Il ne restait aux rédactions de la presse dans différentes capitales qu’à torcher des commentaires ronflant de superlatifs pour donner des couleurs à ces maigres images. (2)
Ainsi, le triomphe d’une armée foulant les pieds sur une ville sans combattre n’a pas eu lieu. Et les cent à deux cents manifestants sur la place centrale de la ville ne formaient pas une manifestation grandiose que les livres d’histoire relateront. Je relate, pour ma part, ces petits faits pour rappeler que la machine de la propagande a construit avec peu de choses un événement qui ne risque pas d’être confirmé par l’histoire dans une ville comme Kherson, qui n’a pas présenté les rues jonchées de cadavres de soldats, ni de colonnes de prisonniers qui rappelleraient les soldats allemands à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Non, l’armée russe n’a pas connu le crépuscule qui s’abattit sur la grande armée allemande. Non, Kherson ne sera pas une Stalingrad du XXIe siècle. (3)
C’est frustrant et tant pis pour les «experts» imbibés de la russophobie ambiante. Avec Kherson, une petite séquence s’achève qui n’est point le départ d’un basculement de la guerre qui signerait la victoire de l’Ukraine. Ce genre de pronostic, laissons-le aux «experts» qui s’abreuvent aux fantasmes pour échapper à l’ennui. Regardons poliment vers un Sullivan, conseiller au Conseil de la sécurité nationale américain, mais aussi vers le président Macron qui ont salué sobrement la «victoire» ukrainienne. Et tenons compte plutôt des déclarations de Mark Milley, chef d’état-major des armées américaines. Il prévoit un déplacement des troupes des deux armées ennemies vers d’autres champs de bataille, dans le nord et le nord-est. C’est exactement que ce qu’a déclaré le général Sorovikine à la télévision à son ministre de la Défense. Il nomma même la ville, Bakhmout, sur le point d’être prise à l’armée ukrainienne qui la défend farouchement. Et pour cause, cette ville constitue le chemin direct et libre vers le quartier général de l’armée ukrainienne dans le Donbass de Donetsk.
Pour conclure, les développements de la guerre en Ukraine n’obéiront pas aux règles engendrées par des délires de ceux qui réduisent la guerre à une simple construction avec des mots et en s’appuyant sur l’arrogance de la puissance. Rappelons à ces aventuriers, qui veulent plagier Lucky Luc, que la guerre est une entreprise de forces matérielles qui exigent d’être guidées par ceux qui ont la maîtrise de l’intelligence de l’histoire. Et l’histoire repose sur le temps, ce temps qui manque tant à cette «modernité» qui veut tout et tout de suite sans payer la note.
A. A.
1- Fait rare en Russie comme ailleurs, un chef d’état-major ne vient pas dévoiler ses analyses et ses décisions sur ses plans de guerre à la télé. Il l’a fait sans doute pour prendre à témoin l’opinion russe et neutraliser des oppositions qui critiquent l’armée.
2- C’est devenu une habitude dans le monde d’internet de rêver en comptant sur les mots pour combler la pauvreté des images doublée de l’ignorance des rapporteurs d’images qui, souvent, ignorent tout de l’histoire et de la culture du pays en question.
3- La presse a pris la fâcheuse habitude d’imposer en inventant un agenda à la Russie. Elle a programmé une déclaration sensationnelle du président Poutine pour le 9 mai 45, victoire soviétique sur l’Allemagne. Le président russe se contenta de faire un bref discours honorant les combattants et se rendit à pied pour déposer des fleurs au Monument aux mort. Sur Kherson, elle prévoyait un Stalingrad bis avec des batailles acharnées au milieu des ruines.
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