Quelle protection pour l’Algérie pour assurer sa sécurité et sa paix sociale ?
Une contribution du Dr Abderrahmane Mebtoul – Du fait qu’il existe un lien dialectique entre sécurité et développement, l’objectif de tout gouvernement est de concilier, exercice difficile, l’efficacité économique et la nécessaire cohésion sociale. Dans ce cadre, la loi de finances 2022 a alloué une enveloppe de plus de 1.941 milliards de dinars, soit près de 17 milliards de dollars américains pour la subvention sociale au profit de toutes les franges de la société algérienne, sans exclusive, et le projet de loi de finances 2023 prévoit 5 000 milliards de dinars pour la totalité des transferts sociaux. Cette présente analyse tient compte des importants travaux de Denis Kessler sur l’avenir de la protection sociale. Les expériences historiques, tenant compte des spécificités sociales, peuvent être un enseignement pour l’Algérie dont le fondement est une économie reposant essentiellement sur la rente des hydrocarbures, et ce afin d‘éviter les dérives, une nation ne pouvant distribuer plus que ce qu’elle ne produit.
Nous avons plusieurs risques sociaux : traditionnels, accidents du travail, maladie, retraite ; il y a les risques sociaux nouveaux : chômage, exclusion qui donnent naissance à une nouvelle génération de droits sociaux. Il y a aussi les risques naturels, climatiques et environnementaux qui prennent une importance toujours plus considérable. Sans parler des risques liés à une société technique avancée : accidents de la vie, accidents de voiture, catastrophes techniques, alimentaires ou sanitaires. Tous ces événements se mesurent en dommages corporels et susceptibles d’avoir une conséquence patrimoniale.
D’une manière générale, l’ensemble des risques qui menacent le citoyen des sociétés contemporaines se diversifient, s’accentuent, se multiplient, se déplacent, se transforment. Ils font naître de nouveaux besoins de protection qui remettent en question les formes héritées de leur couverture et obligent à repenser les institutions et les techniques qu’elles mettent en œuvre. Cela pose d’ailleurs la problématique de la crise de l’Etat providence dans la plupart des pays et des objectifs poursuivis, justice dans les redistributions opérées entre les individus, entre les générations. Denis Kessler distingue quatre formes de protection sociale d’une manière à la fois concurrente, complémentaire et solidaire : la famille, l’entreprise, les marchés et l’Etat.
La famille peut être considérée, d’un point de vue économique, comme une «petite société d’assurance», où l’on mutualise les risques. Beaucoup plus de risques qu’on ne le pense généralement peuvent être mutualisés au sein d’une famille élargie. Mais la contraction de la famille élargie, le développement de l’instabilité familiale ont en quelque sorte appelé de nouvelles formes d’interventions de l’Etat. Lorsque le risque de devenir malade, invalide, ou celui de perdre son emploi ne sont plus mutualisés au sein de la famille, ils sont, pour ainsi dire, externalisés vers l’entreprise, vers l’Etat ou vers les marchés. Inversement, les évolutions de la famille ont généré des risques nouveaux. L’instabilité familiale est à l’origine de risques qui sont pris en charge ensuite par l’Etat, comme en témoignent les allocations destinées aux familles monoparentales. Bref, il y a une relation entre la famille et l’Etat-providence à tel point que certains prétendent qu’il y aurait «substituabilité» entre solidarité familiale et solidarité nationale. L’essor de la seconde aurait en partie contribué à affaiblir la première.
L’entreprise est appelée à l’avenir à jouer comme facteur de gestion des risques de l’existence. Encore que la stratégie future des entreprises contrairement au XXe siècle, où la ré-internalisation était prépondérante, s’orientent vers l’externalité avec la création de fonds de pension et des assurances maladie gérés dans un univers plus concurrentiel, comme une entreprise. Troisièmement, les marchés : le grand historien de l’économie Fernand Braudel, dans sa description du capitalisme par exemple, a bien montré le rôle décisif des marchés dans la couverture des risques. Quatrièmement, nous avons l’Etat : c’est entre ces trois ensembles d’institutions, famille, entreprise, marchés que s’est distribué son rôle en plusieurs étapes.
L’Etat est d’abord intervenu en matière de protection sociale comme employeur pour aménager le statut des fonctionnaires: la retraite, par exemple, fait, depuis fort longtemps, partie intégrante du statut du fonctionnaire. L’Etat a ensuite encouragé les formes de protection sociale mises en œuvre dans le cadre de la famille, de l’entreprise ou des marchés par toute une série de mesures d’incitation ou de soutien. Cependant, dans la pratique, concernant les quatre différentes institutions qui concourent à la protection sociale, il y a complémentarité dans la couverture des risques.
A l’avenir, il devrait y avoir une évolution fonction à la fois des rapports sociaux internes et de l’évolution des nouvelles mutations mondiales de chacune de ces institutions, ou d’autres à naître qui relèveraient du droit privé (comme les fonds de pension, ou les réseaux de soins). Or, cela dépend des évolutions qui marquent l’univers des risques à couvrir. Les tendances qui se dessinent permettent d’entrevoir plusieurs scénarios.
Premièrement, avec les nouvelles mutations marquées par la transition numérique et énergétique, la compétitivité sera au cœur de ce système. Deuxièmement, le principe de responsabilité : en raison même de la dissociation progressive de la protection sociale et du travail, de la fiscalisation progressive, de l’oubli de l’opposition fondatrice entre valide et invalide, nous sommes arrivés à une situation dans laquelle on distribue des droits sans devoirs en contrepartie. A l’origine de l’Etat providence, en face des droits, il y avait le devoir de cotisation et ce devoir de cotisation maintenait l’équilibre entre ceux qui financent et ceux qui perçoivent, entre les cotisants et les prestataires.
Nous sommes entrés dans une ère complexe, en partie d’assistanat, parce qu’il y a dissociation entre les cotisations et les prestations. Troisièmement, le principe de justice : l’analyse des redistributions est rendue particulièrement ardue en raison également de la grande variété des transferts sociaux qu’un ménage peut recevoir, certains en nature d’autres en espèces, sans que l’on puisse comprendre les effets de la combinaison de toutes ces allocations multiples perçues au titre du chômage, du nombre d’enfants, du logement, etc. Quatrièmement, l’efficacité : l’analyse du système social algérien est coûteux et ses performances réelles mitigées.
Le principe d’efficacité, à l’instar du principe de compétitivité, exprime le choix, en matière de protection sociale, de solutions plus pragmatiques qu’idéologiques, le choix de se doter des instruments les plus adéquats aux fins poursuivis même s’ils doivent remettre en cause la pérennité des solutions héritées du passé. Pour restaurer l’efficacité du système, il faudra sans aucun doute redéfinir les frontières entre ce qui relève de la responsabilité des individus et des familles, de l’entreprise, des partenaires. Pour une solution durable de la protection sociale, il faut prendre en compte le taux de croissance économique, la maîtrise du cadre macroéconomique, l’inflation et la pression démographique. Pour l’Algérie, la loi de finances prévisionnelle 2023 prévoit des recettes prévisionnelles pour 2013 de 7 901,9 milliards de dinars (+4), des dépenses de 13 786,8 milliards de dinars, dont 9 767 milliards de dinars de dépenses de fonctionnement, soit un déficit budgétaire important, source d’inflation, de 4 092,3 milliards de dinars (-15,9% du PIB).
La nécessaire cohésion sociale suppose la maîtrise du processus inflationniste, un taux d’inflation rarement égalé entre 50 et 100% en 2022 pour les produits non subventionnés, remettant en cause la fiabilité de l’indice officiel de l’ONS qui n’a pas été réactualisé depuis de longues années alors que le besoin est historiquement daté, accélérant la détérioration du pouvoir d’achat. L’inflation réalise une épargne forcée au détriment des revenus fixes où la politique de nivellement par le bas, pour assurer une paix sociale éphémère, a pour effet qu’une grande fraction des couches moyennes, pivot de tout processus de développement, rejoint les couches pauvres, accentuant d’ailleurs l’exode des cerveaux.
Pourtant, l’Algérie, du fait du cours élevé des hydrocarbures en 2022, ne devant pas vivre sur l’illusion suicidaire de la rente éternelle, possède des marges de manœuvre à court terme ayant un endettement extérieur relativement faible qui a été, selon le FMI, de 2.4% en 2020, de 6.5% en 2021 et une projection de 7.7% en 2022, mais avec un accroissement de la dette publique ayant représenté 50.7% du PIB en 2020, 59.2% en 2021 et une projection de 65.4% en 2022.
Les réserves internationales devraient se situer, selon le ministre des Finances, à 54,6 milliards de dollars fin 2022 contre 46,7 milliards de dollars fin 2021, avec une croissance du PIB projetée par le FMI, dans son rapport du 21 novembre 2022, à 2,9% en 2023. Pour une trajectoire durable conciliant l’efficacité économique et la justice sociale à laquelle je suis profondément attaché, n’étant pas antinomique avec l’efficacité permettant la cohésion sociale, doit entamer en urgence les véritables réformes afin d’accroître son PIB (estimé 180 milliards de dollars en 2022, avec 98% des recettes en devises provenant des hydrocarbures inclus les dérivés comptabilisés dans la rubrique hors hydrocarbures pour plus de 60%) et rejoindre les BRICS qui est un objectif stratégique pour le pays.
A. M.
Professeur des universités, expert international
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