Du pain et des roses ou ce qui est à faire
Une contribution de Kaddour Naïmi – La lecture d’une stimulante contribution (1) se conclut ainsi : «Face à cette situation mondiale et interne, que proposent les partis algériens, loin de la propagande populiste, souvent déconnectés de la société ?» Cette question soulève une autre : quelle conception ces partis politiques algériens ont-ils de la culture ? En effet, l’observation socio-historique de toute nation, quelle que soit l’époque, montre que le politique et le culturel agissent de manière dialectiquement complémentaire, et que, généralement, c’est le culturel qui détermine le politique, autrement dit c’est l’activité culturelle qui produit l’activité politique. Pour se limiter à quelques exemples significatifs, ce sont les activités culturelles qui ont permis les révolutions anglaise (1642), française (1789), chinoise (1911) et russe (1917), ou, encore, le réveil politique du monde arabe («Nahda» au début des années 1800) ; en Algérie, le mouvement politique de libération nationale fut stimulé par l’apport culturel, aussi bien national qu’en provenance de l’Europe, principalement la Révolution française de 1789 (2).
Mais, qu’est-ce que la culture ? Simple définition essentielle : tout ce que l’esprit produit dans les domaines où il s’exerce : science, technique, littérature, spiritualité, art, éthique, rapports individuels, jusqu’à la manière d’occuper l’espace individuel et collectif, jusqu’aux rites et cérémonies, etc. Le domaine politique est l’un des résultats, parfois le plus spectaculaire, en tout cas le plus indicatif de cette activité culturelle. Celle-ci, en première ou dernière instance, s’active en recourant à plusieurs instruments : 1- la raison, autant que possible objective, concrète, libre de toute ingérence idéologique (non conforme à la réalité) ; 2- l’ouverture à toute les cultures du monde comme source d’inspiration et de stimulation afin d’irriguer la culture nationale, car c’est par la confrontation objective que naît le progrès ; 3- la participation des citoyens à la gestion du pouvoir social, notamment politique.
On comprend, alors, que, pour toute institution de nature oligarchique (c’est-à-dire élitaire, donc antipopulaire) – et les partis politiques sont l’une des institutions qui tendent à l’élitisme –, cette culture authentique est combattue par tous les moyens. Parce qu’elle stimule la connaissance, donc l’intelligence, donc la capacité critique, donc le désir de participer à la gestion de la collectivité en faveur de l’utile, du bien et du beau pour l’ensemble de la collectivité.
Dès lors, pour connaître la valeur d’une institution (Etat, partis politiques, organisations sociales, revue, journal, etc.), il faut savoir quelle place est accordée au domaine culturel, entendu, ajoutons cette précision, non comme une folklorisation rétrograde et aliénante au service du maintien d’une caste dominante, mais comme instrument d’émancipation collective dans tous les domaines de la vie sociale.
En Algérie, hélas ! Et tant de fois hélas ! Quelques années après l’indépendance nationale, la situation de la culture a régressé d’une manière préoccupante, pour finir par tomber à un niveau de médiocrité, pour ne pas dire d’aliénation, qui ne favorise pas une Algérie qui se voudrait nouvelle. En effet, quelle peut être la nouveauté sinon la culture, telle que définie auparavant, c’est-à-dire, répétons-le, comme la matrice qui stimule toutes les autres activités sociales ? Pour savoir ce qu’il en est en Algérie, examinons-les ces indicateurs : activités des maisons de la culture, production scientifique, spirituelle, littéraire et artistique : le bilan stimule-t-il un développement général, notamment économique, scientifique, culturel ? Concernant les carences, qu’on ne se limite pas à en accuser l’Etat, le «pouvoir», les partis politiques, les «bureaucrates» et autres institutions sociales – qui ont, certes, leur part de responsabilité –, mais considérons également, et d’abord, les membres de ce qui s’appelle l’«élite» intellectuelle, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Car il ne s’agit pas d’attendre des institutions, mais, plutôt, d’agir comme citoyens pour les stimuler, tout en sachant comment affronter les obstacles, résistances et difficultés externes, mais également et d’abord celles internes : surévaluation de soi, fierté mal placée de la grenouille qui se prend pour un bœuf dans l’ardu effort de connaissance, super ego au détriment des autres ego, individualisme ignorant la solidarité dans le respect des opinions, et autres défauts. Cette action émancipatrice n’a jamais été facile, dans aucune nation, en aucune époque.
En Algérie, à propos de culture, il faut prêter une attention particulière à l’instrument linguistique. Il est le reflet direct et significatif de la situation culturelle, il en manifeste l’état confus, incertain, contradictoire, problématique, pas favorable à la stimulation d’une culture émancipatrice (3). Il y a tellement à faire dans le domaine culturel. Tout dépend de la volonté des citoyennes et citoyens, d’une part, et, d’autre part, de celle des gestionnaires étatiques, ces deux catégories d’agents sociaux étant les déterminants du genre de partis politiques qui existent. Aussi, parler de ces derniers nécessite l’évocation de l’activité culturelle. Les deux éléments sont liés comme l’œuf (ou, si l’on veut, le poussin) et la poule. Souvenons-nous toujours de la fameuse réplique d’un oligarque nazi, reflet de toute dictature : «Quand j’entends parler de culture, je tire mon revolver !» C’est la reconnaissance, à son insu, de la vertu par le vice. La réplique qui s’impose ne doit-elle pas être : «Quand tu tires ton revolver, j’utilise la culture ?» Avant tout, qu’est-ce qui distingue la civilisation de la barbarie, sinon la qualité de la culture ? Et quelle est cette qualité sinon l’émancipation de l’esprit humain vers plus d’équité, autrement dit de liberté, d’égalité et de solidarité ? Comment concrétiser ces principes sinon par la connaissance, dans tous les domaines de la vie sociale, notamment la culture ?
Reste une précision comme conclusion ouverte. La situation de la culture dans le monde entier a également régressé de manière très préoccupante : la crise du fameux virus, la guerre en Ukraine, la situation moins dominante du dollar, la menace de robotisation de l’humain (sous prétexte de «quatrième révolution industrielle») ainsi que la littérature et l’art dominants en sont les indicateurs les plus manifestes. Ils montrent avec une glaçante lumière que l’humanité est en proie à l’affrontement historique le plus décisif entre la barbarie (domination de l’humain sur l’humain) et la civilisation (coopération solidaire de l’humain avec l’humain), et ce sont les barbares qui se proclament les civilisés, tout en menaçant de recourir encore au crime contre l’humanité, commis doublement à Hiroshima et Nagasaki. Ce qui montre à quel point le conflit et l’enjeu sont vitaux pour l’existence de l’espèce humaine en tant que telle. Elle est à la croisée des chemins : son anéantissement ou sa renaissance. Et, répétons-le ad nauseam : tout dépend du rôle de la culture mondiale, fruit des cultures nationales.
K. N.
1- Abderrahmane Mebtoul, «Ce qui nous attend», https://www.algeriepatriotique.com/2023/02/14/ce-qui-nous-attend/
2- On raconte que le frère du regretté Larbi Ben M’hidi, quand, prisonnier, on évoqua sa mort, répondit avec assurance par ces mots d’une chanson de partisans français : «Ami, si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place.»
3- Kaddour Naïmi, «Défense des langues populaires : le cas algérien», https://www.kadour-naimi.com/f_sociologie_ecrits_langues_populaires.html
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