Algérie, Israël, Syrie, Libye : le pronostic fondé d’Yves Bonnet il y a douze ans
En novembre 2011, en pleins soulèvements dans des pays du Maghreb et du Moyen-Orient, dont l’Algérie, provoqués par des mains occultes et qui ont conduit à des guerres civiles et à une instabilité qui perdure à ce jour dans toute la région, l’ancien patron de l’ex-Direction de la sécurité du territoire (DST) française, accordait une interview au journaliste Mehenna Hamadouche dans laquelle il en prévoyait l’aboutissement. Douze ans plus tard, les conjectures d’Yves Bonnet s’avèrent fondées. Nous republions l’entretien intégral pour nos lecteurs.
Mehenna Hamadouche : La France a montré un zèle ardent dans le traitement de la question libyenne. Hormis le pétrole, qu’est-ce qui a poussé Sarkozy à s’engager avec autant de hargne dans l’entreprise de liquidation physique de Kadhafi, son «ami» d’hier ?
Yves Bonnet : L’engagement de la France dans le dossier libyen est bien davantage celui d’un homme que la traduction d’une politique à long terme, suivie et cohérente. M. Sarkozy, dont il faut rappeler qu’il s’est posé en initiateur d’une politique méditerranéenne ambitieuse visant à harmoniser les politiques des pays riverains, poursuivre des objectifs communs et, in fine, réintroduire Israël au sein de cet ensemble, a brusquement tourné le dos à ces ambitions, reniant ainsi les gestes faits en direction, en particulier, de la Libye de Kadhafi et de la Syrie d’Assad contre sa propre opinion publique, et oubliant les amitiés soigneusement cultivées de la Tunisie et de l’Egypte. Il semble avoir omis de consulter ses propres services et son ministre des Affaires étrangères, ce qui ramène ce revirement diplomatique à un coup électoral susceptible de lui faire regagner le terrain perdu depuis près de quatre ans.
Les considérations pétrolières se sont, à mon avis, surajoutées à ce désir de paraître en chef de guerre, et les faits démontrent que les retombées économiques sont incertaines en raison de la toute-puissance des compagnies majors qui ont leur propre vision des affaires du monde. Les démocraties occidentales, elles-mêmes secouées par un vent de contestation sans précédent et en proie à une crise financière menaçant l’équilibre mondial, semblent miser sur la mouvance islamiste qu’elles adoubent dans la perspective de lui «confier» les rênes du monde arabe.
Cette stratégie s’inscrit-elle dans une nouvelle approche géostratégique de l’Occident ou est-ce la suite logique d’une politique suivie de longue date, sachant que ce même Occident s’accommode depuis longtemps des monarchies totalitaires du Golfe ?
Les démocraties occidentales semblent avoir pris le pari à haut risque de suivre sinon d’accompagner les ambitions des pétromonarchies dans une stratégie de renversement des gouvernements des pays dits laïcs, autoritaires ou démocratiques comme l’est l’Algérie ou comme l’a été la Tunisie. Alors que la convergence des politiques et des conceptions sociétales devrait logiquement conduire à des concertations fortes et permanentes entre nos deux pays, par exemple, nous courtisons des régimes irrespectueux des droits de l’Homme qui, en l’espèce, jettent de l’huile sur le feu et font la part belle au fondamentalisme religieux. L’Arabie Saoudite n’a jamais fait mystère de ses visées prosélytes, sinon expansionnistes, et elle s’inscrit depuis longtemps dans la ligne de l’impérialisme américain qui a parié sur la force de l’islamisme. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est, depuis 1995, le suivisme français vis-à-vis de Washington, à la notable exception de l’épisode irakien. Tout se passe comme si les velléités d’indépendance des «moyennes» démocraties à l’égard de l’Amérique s’étaient totalement dispersées. Au rythme où vont les choses – la grave crise de la zone euro aidant –, l’élection présidentielle française de 2012 risque de donner lieu à des surprises. Marine Le Pen fait une avancée remarquée dans les sondages, alors que Nicolas Sarkozy et la droite battent de l’aile.
Pensez-vous que d’autres actions «spectaculaires» similaires à l’opération «Protecteur unifié» sont à prévoir dans une ultime tentative de redresser la barre avant l’échéance électorale ?
On remarque le même acharnement français vis-à-vis de la crise syrienne et du dossier nucléaire iranien, par exemple. La compétition présidentielle française s’annonce acharnée tant le Président en exercice se refuse à l’échec et fait de sa réélection une affaire personnelle. Son challenge devient plus difficile à mesure que la crise qui frappe des pays qui ont oublié les leçons de bonne gestion qu’ils administraient à d’autres, moins puissants, naguère, fait ressentir ses effets. Dans ces conditions, rien ne peut être exclu, et la politique étrangère joue de nouveau le rôle de dérivatif qui a toujours été le sien. La démagogie sera au rendez-vous, d’autant que certains chassent sur les mêmes terres, tels le Front national et, en dépit de ses dénégations, la frange droitière de l’UMP. La gauche n’est pas à l’abri de ces dérives. Je préfère, quant à moi, le geste digne et si peu électoraliste de François Hollande qui, le 17 octobre, est allé rendre hommage aux victimes algériennes d’une «ratonnade» déshonorante. Les multiples tentatives d’exporter le «Printemps arabe» vers l’Algérie n’ont pas abouti, du moins jusque-là.
Selon vous, les architectes de la nouvelle configuration du monde arabe ont-ils tout simplement échoué dans leur entreprise ou prévoient-ils un autre scénario pour l’Algérie, selon un agenda qui serait déjà prêt à être mis à exécution ?
Je ne pense pas que l’Algérie soit à la veille d’un retour de la violence généralisée. La maturité de sa population, la responsabilité de sa classe politique et, avant tout, le souvenir des années quatre-vingt-dix épargneront à un pays qui a su se doter d’une démocratie vivante le retour de la violence. Pour autant, les «architectes de la nouvelle configuration du monde arabe», pour reprendre votre belle expression, n’ont pas renoncé à sa déstabilisation. Il n’est que de se souvenir des appuis dont les GIA ou le GSPC ont bénéficié pour mesurer que le jeu n’est pas si simple.
En fait, ce qu’il faut improprement appeler le «monde arabo-musulman» fait l’objet de plusieurs sortes de déstabilisation : l’une, violente, initiée dans les années quatre-vingt par la CIA et qui a pris la dénomination et l’apparence d’Al-Qaïda, multinationale du crime à connotation religieuse comparable aux mouvances anarcho-terroristes à connotation irrédentiste des années soixante-dix ; une autre, plus insidieuse, qui se situe dans la mouvance des Frères musulmans ; une troisième, enfin, inavouable, celle que projette dans la Méditerranée et en Europe le wahhabisme intolérant, ou le salafisme si l’on préfère, qui fait cause commune avec l’expansionnisme américain pour assurer sa domination sur l’ensemble du Proche et du Moyen-Orient.
Sur un plan intérieur, l’Algérie, qui a surmonté ses problèmes les plus difficiles, connaîtra encore des moments délicats, sans doute, mais elle saura les surmonter comme le montrent les indiscutables progrès réalisés. Son rapprochement avec la France peut y aider si les deux pays en prennent conscience. Les Etats-Unis, qui perdront leur rang de première puissance mondiale dans quelques années au profit de la Chine, cherchent par tous les moyens à retarder leur déclin, faute de pouvoir l’éviter.
Dans une interview qu’il nous avait accordée en 2001, au lendemain des attentats du 11 septembre, l’ancien président iranien Abolhassan Bani Sadr a mis en avant la propension des Américains à toujours «se fabriquer» des ennemis extérieurs pour justifier leur suprématie sur le monde. Après l’ex-URSS et Al-Qaïda, est-ce autour des «régimes dictatoriaux arabes» de faire les frais de cette approche hégémonique ?
La politique extérieure américaine s’articule autour et en fonction de deux impératifs : en premier lieu, la doctrine du «containment», c’est-à-dire de l’endiguement, qui vise à contenir les supposés expansionnismes étrangers, le russe hier, le chinois aujourd’hui, en s’appuyant sur un maillage d’alliés solides ou réputés tels que la Turquie, l’Arabie Saoudite à laquelle on peut associer les émirats du Golfe, le Pakistan et Israël ; en second lieu, l’«advocacy policy», initiée par Bill Clinton, qui a pour finalité d’étendre l’emprise américaine sur certains pays émergents et un certain nombre de domaines d’activité stratégiques pour conforter la balance du commerce extérieur américain.
Il est certain que l’Algérie ne s’inscrit ni dans l’un ni dans l’autre schéma et que le caractère «socialiste» de son régime ne la rend pas attrayante pour Washington. La réponse à apporter à cette politique «néo-impérialiste» passe par l’organisation régionale du Maghreb, sur le plan économique et stratégique, et même de l’Afrique subsaharienne au sein de laquelle l’Algérie peut, et doit, prendre sa place, elle qui se montre respectueuse de l’indépendance de chaque Etat.
Quels prochains «ennemis» des Etats-Unis sont-ils sur la liste de l’instrument de légitimation qu’est l’ONU et du bras armé qu’est l’OTAN ?
Il est clair que la Syrie est promise à des lendemains qui chantent, placée qu’elle se trouve au milieu d’une bagarre médiatique qui la diabolise sans nuances. Elle peut cependant échapper au sort de la Libye en raison du «réveil» russe et chinois mais le soutien iranien la tire vers le bas. Ceci étant, le tour peut très bien venir des monarchies qui jouent avec le feu en déstabilisant leur environnement, elles dont la légitimité ne repose que sur des jambes de bois.
De même, Israël qui souffle sur les braises peut être victime d’un retour de flamme : déjà sur le moyen terme, sa stabilité est menacée par l’évolution de ses données démographiques. En clair, le véritable et plus prégnant problème est celui du devenir des trois pays de la Méditerranée centrale, la Tunisie, la Libye et l’Egypte dont deux sont limitrophes de l’Algérie : de leur évolution vers davantage de libertés ou vers le retour des valeurs de la Charia dépend la stabilité à long terme de la région.
Ce recours excessif aux armes, appuyé par une propagande belliqueuse, ne menace-t-il pas d’un embrasement généralisé dans le monde ? Autrement dit, s’achemine-t-on vers une Troisième Guerre mondiale ?
La Troisième Guerre mondiale se déroule sous nos yeux incrédules. Economique, médiatique, parfois, mais assez rarement militaire ; elle oppose des conceptions discordantes de la marche de l’Humanité vers davantage de justice et une meilleure répartition des richesses. La réponse à ce conflit se trouve sans doute en Afrique, celle du Nord, celle des tropiques et de l’équateur, toutes deux à portée de canon de l’Europe. Le seul signe encourageant à attendre est celui de l’organisation de la Méditerranée occidentale, celle d’un islam et d’un christianisme également tolérants et réciproquement respectueux. A cet objectif difficile mais réaliste, l’Algérie et la France sont les mieux placées pour participer. Sauront-elles saisir leur chance ?
Interview réalisée par M. H.
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