Les syndicats luttent toujours pour organiser la défaite
Une contribution de Khider Mesloub – Aussitôt la décision du Conseil constitutionnel français connue, la syndicratie, qui rime avec oligarchie et hypocrisie, a, certes, manifesté son indignation. Mais pour aussitôt adopter une attitude empreinte de résignation.
La syndicratie prend acte de la décision de validation rendue par le Conseil constitutionnel. Elle ne compte pas se mutiner contre cet «arrêt démocratique», selon les principaux oligarques syndicaux, rétribués par l’Etat. Car, selon les caciques syndicalistes, «la loi fait force de loi». Quoique cette loi soit passée en force. Par leur attitude pusillanime et collaborationniste, les syndicats confirment leur rôle de saboteurs des luttes et de défenseurs de la démocratie bourgeoise. Y compris quand cette démocratie dévoile son vrai visage hideux totalitaire, son imposture politique, son inclination répressive.
Soucieuse de la «cohésion sociale», donc de l’ordre capitaliste, la syndicratie prône désormais l’apaisement pour éviter des émeutes susceptibles de faire couler beaucoup de sang, provoqué par les coups de matraque et non par des fusillades. Car les fusillades n’existent plus en France. Du moins jusqu’à présent. La bourgeoisie française pourrait changer son fusil d’épaule. Et se mettre à l’épauler pour faire feu sur les manifestants.
Cela étant, en France, les fusillades étaient fréquentes jusqu’à l’orée du XXe siècle. La fusillade de Fourmies demeure la plus dramatique, après celle de la Commune de Paris. Le 1er mai 1891, à Fourmies, une manifestation en faveur de la journée de 8 heures prend en effet un tour dramatique. Au terme d’un jour de tension entre les manifestants et l’armée, celle-ci fait feu sur la foule. Bilan : 9 morts et 3 blessés. La tragédie a un écho national. Elle illustre surtout que l’Etat bourgeois, dès cette époque, ne tolère pas les manifestations ouvrières. Cela démontre également que les violences policières comme les massacres militaires commis contre les manifestants sont ancrés dans l’usage sécuritaire de l’Etat français, qui n’hésite pas à noyer dans le sang une manifestation, réprimer une révolte par un massacre de masse (les Algériens peuvent témoigner des cruautés subies par la France coloniale durant 132 ans d’occupation tortionnaire et génocidaire). On peut qualifier la France de «Fille aînée» des nations sanguinaires.
Cependant, pour la bourgeoisie française, les fusillades avaient le défaut d’entraîner des révolutions, par suite de la réaction insurrectionnelle des prolétaires enhardis et radicalisés. C’est pour cette raison que les fusils seront remplacés par les matraques dans la répression des manifestants, autrement dit par les CRS. En 1945, le général Charles de Gaulle crée les CRS, brigades anti-émeutes, dorénavant en charge de la répression des manifestations au moyen d’instruments et de techniques de plus en plus sophistiqués. Par expérience, la bourgeoisie française sait que tirer à balles réelles sur des insurgés entraînerait inévitablement le prolétariat à s’armer. Donc plus à même à organiser une révolution victorieuse.
Néanmoins, pour revenir aux temps modernes marqués par le pacifisme des luttes syndicales, pour donner l’illusion de la poursuite de la lutte, l’Intersyndicale compte maintenir un semblant de mobilisation, à la manière du combat sempiternel des Gilets jaunes qui avait duré des mois, avec le risque de provoquer le chaos. L’Intersyndicale compte conserver la stratégie de mobilisation fondée sur le même séquençage de report à quinze jours pour chaque manifestation. On voudrait épuiser les prolétaires, démoraliser les travailleurs, on ne s’y prendrait pas autrement. Avec des manifestations organisées à quinze jours d’intervalle, la colère ouvrière finira inévitablement par s’émousser, s’estomper. En tout cas, l’Intersyndicale ne compte pas dévier d’un iota de sa stratégie de lutte défaitiste.
Encore une fois, ce long mouvement de contestation contre la réforme des retraites vient confirmer, si besoin est, la fonction bourgeoise, et des syndicats et des institutions «républicaines», en l’espèce l’Assemblée nationale, le Sénat et le Conseil constitutionnel, tous acquis à la cause du patronat, à la défense des intérêts de la bourgeoisie. Ces institutions œuvrent au service du capital.
Les syndicats organisent systématiquement l’échec des luttes des travailleurs. Le défaitisme est leur marque de fabrique. La fabrication des défaites est l’activité professionnelle des syndicats. Dans ce secteur du défaitisme, ils excellent par leur technicité capitularde.
Tout syndicat, appareil d’Etat d’encadrement et de contrôle des travailleurs, pour qui le sabotage de la lutte des ouvriers et le sabordage de l’émergence révolutionnaire constituent ses activités essentielles, ne peut, par définition, remporter quelque victoire, comme toute l’histoire du syndicalisme du XXe siècle nous l’enseigne.
Plus de trois mois de mobilisations cornaquées par l’Intersyndicale, dans tout le pays, caractérisées par l’absence totale de toute contestation des orientations programmatiques et méthodes d’organisation syndicale auront accouché d’un 49.3, puis d’une doléance de médiation, enfin d’une validation de la réforme par le Conseil constitutionnel.
Hormis les sempiternelles processions liturgiques et carnavalesques, les multiples pétitions, la parlementarisation de l’action ouvrière objectivée par les supplications obséquieuses adressées aux députés pour voter contre la réforme ou pour la mention de censure, ou les objurgations révérencieuses formulées à Macron pour le supplier de renoncer à sa réforme, aucune autre alternative de lutte n’a été suggérée, ni imposée par les militants et protestataires : pas d’assemblées générales souveraines et décisionnelles, pas de coordinations, pas d’extension de la lutte à l’ensemble des secteurs industriels, administratifs et tertiaires.
Assurément, les caciques des syndicats d’Etat ont su intelligemment contrôler le mouvement de contestation, le manœuvrer, avec la contribution et la complicité des partis gauchistes, notamment la NUPES.
Au reste, si les syndicats moribonds sont, ces derniers mois, revitalisés, c’est pour neutraliser le mouvement de révolte insurrectionnel naissant, annihiler toute perspective révolutionnaire. Et ils ont bien réussi à manœuvrer et à contrôler le mouvement de contestation contre la réforme des retraites. Pour preuve, toute la classe politique française, y compris le gouvernement, qualifie d’exemplaire l’attitude respectable des syndicats. Le plus ancien député de l’Assemblée nationale, Charles de Courson, s’est même fendu d’un communiqué rendant hommage aux syndicats pour être parvenus à «tenir le mouvement». C’est-à-dire à le museler. En effet, ces pompiers syndicalistes sont parvenus à circonscrire le feu de la révolte ouvrière, à réduire en cendres l’incendie subversive prolétarien.
Sans nul doute, les syndicats sont les meilleurs alliés du capital. Ce sont toujours les syndicats qui organisent la diversion pour amener la colère ouvrière et le mécontentement social sur un terrain de distraction ludique et de destruction hystérique. Destruction commise par ces autres alliés du capital, les black-blocs, ces agents du pouvoir, spécialistes du dévoiement des luttes, dont le programme politique se cantonne à brûler des poubelles et des scooters au lieu de brûler le salariat et le monde de l’argent : le capitalisme.
Fondamentalement, l’échec total de la stratégie de l’Intersyndicale n’est plus à démontrer. Hormis les journées d’inaction stériles et inutiles organisées depuis trois mois, programmées machiavéliquement jusqu’à épuisement des participants et, surtout, écœurement des indigestes manifestations, aucune autre méthode de lutte offensive et combative n’a été mise en œuvre. Il ne pouvait pas en aller autrement avec les syndicats d’Etat.
Une chose est sûre, cet échec n’est pas imputable aux millions de travailleurs massivement mobilisés et courageusement déterminés à lutter. Il est imputable à l’orientation imprimée au mouvement par l’Intersyndicale. Par crainte d’une «explosion sociale», comme ne cessent de le répéter, à l’intention du gouvernement, les pompiers dirigeants syndicaux viscéralement attachés à la défense de l’ordre bourgeois, l’Intersyndicale a repris les vieilles méthodes de mobilisation en pointillés, incarnées par les fameuses journées d’action réitérées à intervalles éloignés, et par les fumeuses «grevettes» (portions de grèves) renouvelables dans quelques secteurs isolés.
Autrement dit, la même tactique épuisante et démoralisante, employée depuis des années lors des précédentes luttes, à l’origine des cuisantes défaites. Cette tactique de l’Intersyndicale permet, d’une part, d’éviter les «débordements» de la lutte ouvrière, c’est-à-dire de neutraliser tout surgissement d’une authentique lutte de classes entraînant l’ensemble du prolétariat contre les capitalistes et leur Etat, d’autre part d’atténuer considérablement les dommages causés à l’économie bourgeoise. En trois mois de mobilisation, jamais l’économie n’a été réellement bloquée par des grèves ou occupations d’usine. En revanche, avec la complicité de la police, les syndicats ont délibérément orchestré les «débordements» de violences pour discréditer la lutte ouvrière (associée à la violence), dissuader les manifestants, notamment des familles, à se joindre au mouvement de révolte (par crainte de la violence). Ainsi, les syndicats d’Etat organisent non seulement les défaites, mais orchestrent également les violences, commises par leurs compagnons de cortège, les black-blocs, ces spécialistes de la dégradation des biens comme les syndicalistes sont spécialistes dans la désagrégation des luttes ouvrières. Les premiers flambent les poubelles, les seconds jettent à la poubelle la lutte authentique prolétarienne.
Cela étant, l’orientation pusillanime de l’Intersyndicale est inhérente à la caractéristique sociale bourgeoise des centrales syndicales elles-mêmes. Fondées sur la collaboration de classes, ces organisations syndicales, légalistes et pacifistes, s’attachent systématiquement à démontrer leur respectabilité et loyauté capitalistiques par leur opposition à toute lutte qui ne s’intègre pas dans les principes du «dialogue social», qui ne respecte la «paix sociale», c’est-à-dire l’ordre établi bourgeois.
C’est la raison pour laquelle ces appareils d’encadrement des salariés sont vraiment des organisations bourgeoises machiavéliques et scélérates. Non seulement ils organisent systématiquement les échecs par leurs méthodes de lutte défaitistes mais, en agents policiers de l’Etat, avec leur logique sécuritaire, au nom du pacifisme et de la défense de l’ordre établi, ils fustigent et condamnent les travailleurs désireux d’adopter des actions de lutte radicales. C’est-à-dire révolutionnaires.
En tout cas, l’échec programmé de ces mobilisations syndicales vient, à point nommé, rappeler au prolétariat que, pour mener une lutte de classe victorieuse contre les classes dirigeantes, les travailleurs ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Pour triompher, ils doivent se battre en dehors des instances bourgeoises parlementaires et syndicales qui viennent de prouver leur inanité, leur soumission au capital.
Au vrai, cette défaite annoncée, orchestrée de bout en bout par les caciques des syndicats d’Etat, signe la fin des centrales syndicales qui sortent totalement décrédibilisées, puisqu’elles ont été incapables de faire reculer et plier le gouvernement. Désormais, les travailleurs savent qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes, sur leur force, sur leur auto-organisation au sein d’assemblées générales libres et des comités de grève.
Comme le mouvement ouvrier le proclamait longtemps en guise de profession de foi : l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes (et non des syndicats, qui ne représentent pas la classe ouvrière mais les capitalistes, l’Etat).
K. M.
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