Les non-dits de la guerre en Ukraine (III)
Une contribution d’Oleg Nesterenko(*) – Le troisième pilier porteur sous-jacent de la guerre en Ukraine est l’affaiblissement significatif de la position de la Russie dans le cadre du futur conflit face à la Chine, qui sera la quatrième grande guerre du dollar. Objectif : l’affaiblissement de la Russie qui est le partenaire stratégique de la Chine, tant dans le domaine économique, dont les deux pays ont une véritable complémentarité, tant dans le domaine politico-diplomatique et militaro-technologique. Et, malgré le maintien par la Chine du statu quo vis-à-vis de la guerre en Ukraine, à la suite de menaces directes de graves sanctions émanant de l’Occident collectif dirigé par les Etats-Unis, ce dernier fait un constat amer : l’alliance sino-russe n’a nullement été ébranlée.
De même que pour la guerre en Ukraine et les guerres précédemment mentionnées, il est important de faire le constat des faits qui indiquent que, d’une part, la guerre des Etats-Unis face à la Chine est inévitable et que, d’autre part, les véritables raisons de la future guerre sont, une fois de plus, et en grande partie, dans la volonté de la RPC à se soustraire du système des pétrodollars, ce qui est un véritable casus belli «classique» du point de vue du pouvoir américain.
Plusieurs faits majeurs mettent les Américains dans la nécessité d’agir d’une manière ferme, dont je peux en citer les principaux :
En 2012, la Chine commence à acheter le pétrole brut à l’Iran, en payant en yuan. A l’Iran qui, déjà, depuis 2016, fait libeller ses contrats pétroliers en euro, en rejetant le dollar américain.
En 2015, la Chine lance les futurs contrats à terme sur le pétrole auprès de Shanghai Futures Exchange, qui ont pour objectif principal la réalisation des transactions via des swaps en yuan entre la Russie et la Chine et entre l’Iran et la Chine, ce qui est un nouvel élément stratégique de la géopolitique chinoise.
En 2017, la Chine, avec ses importations de 8,4 millions de barils du pétrole brut par jour, devient le premier importateur mondial de pétrole brut et, parallèlement, signe un accord avec la Banque centrale de Russie, visant à acheter le pétrole russe avec la monnaie chinoise.
En 2022, comme on l’a vu précédemment, la RPC entre en accord avec l’Arabie Saoudite pour les achats du pétrole en yuan.
Et ces processus, rappelons-nous, se déroulent parallèlement à la séparation lente, mais progressive des bons du Trésor américain, dont la masse détenue par la Chine a été diminuée d’un quart dans les sept dernières années.
L’analyse des initiatives entreprises par l’Empire du Milieu dans leur politique économique étrangère de la dernière décennie démontre nettement le danger en croissance exponentielle vis-à-vis de la viabilité du modèle contemporain de l’économie américaine. Seules les mesures radicales à entreprendre par le pouvoir outre-Atlantique face à l’adversaire chinois peuvent enrayer ou, au moins, essayer d’enrayer, le processus de la fragilisation des fondations de l’économie mondiale construites par l’Amérique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Dans cette logique, l’attaque de Taïwan par la Chine est une nécessité absolue pour les Etats-Unis d’Amérique. Tout sera donc fait pour que cela arrive.
Néanmoins, restons réalistes : l’Etat américain est conscient qu’à court terme, dans les années à venir, la Chine ne représentera pas de grand danger pour leur économie car, d’une part, l’internationalisation de la monnaie chinoise est très lente : son poids dans les paiements mondiaux est inférieur à 4%, ce qui est négligeable, en vue du poids du PIB chinois. De même, pour la part du yuan dans les réserves officielles mondiales qui reste très faible, inférieure à 3%, avec une progression non significative. D’autre part, vu les quantités gigantesques des bons de Trésor américain accumulées par la Banque centrale de Chine, il lui faudra un temps considérable pour s’en débarrasser.
Sans parler qu’à court et moyen terme les marchés ne présentent aucun produit de substitution crédible aux bons du Trésor américain quant à la liquidité.
Un danger existentiel
Ceci étant, les Américains sont parfaitement conscients qu’à long terme les processus en marche représentent bien un danger existentiel et, vu l’expérience des dernières décennies, il est inconcevable que les Etats-Unis n’entreprennent pas une frappe ou des frappes préventives stratégiques contre les auteurs de la nouvelle menace.
Le travail de longue haleine réalisé par les Américains en Ukraine, afin d’y instaurer le régime politique ultra-nationaliste russophobe et d’y développer l’intégralité des éléments nécessaires à la mise de la Russie en situation de l’impossibilité de ne pas entrer en guerre, est le même travail de provocation que les Etats-Unis sont en train de réaliser en Asie du Sud-Est vis-à-vis de Taïwan, en sabotant les espoirs d’une réunification pacifique dans le cadre de la politique de Pékin d’une seule Chine afin que les Chinois l’attaquent militairement, ce qui sera en soi la réalisation d’une frappe stratégique américaine. Le scénario est globalement similaire à celui du sabotage des Accords de Minsk-II, ce qui a été l’élément clé du déclenchement de l’«agression» russe.
Avec Taïwan comme outil, la provocation d’une «agression injustifiée» des Chinois aurait pour objectif primaire le déclenchement des sanctions massives de l’Occident collectif qui devront faire écrouler l’économie du principal concurrent américain. Ceci est de même avec l’Ukraine comme outil qui a déjà fait ébranler l’économie de son second grand concurrent – l’Union européenne – par la privation de son industrie de l’alimentation en énergie russe.
L’un des éléments clés des sanctions prévues ne sera, certainement pas, une «contre-attaque» synchronisée de la coalition transatlantique, vu une réticence croissante de la vieille Europe, trop éprouvée par le conflit ukrainien et trop dépendante des échanges économiques sino-européens mais, fort probablement, le blocus énergétique de la Chine mené directement par les Américains en bloquant le détroit de Malacca, dont la Chine dépend à deux-tiers au niveau de ses importations de pétrole et de GNL.
Avec la guerre en Ukraine, les sanctions collectives occidentales contre la Russie ont dû jouer un rôle clé pour faire s’effondrer l’économie russe afin qu’au moment du conflit futur face à la Chine elle ne pourra pas se permettre le soutien significatif de son partenaire stratégique chinois : fournir à la Chine l’énergie par voie terrestre sous la menace de nouvelles sanctions que le pays, dont l’économie est censée être mise à genoux, ne serait pas en mesure de supporter davantage.
Le plan primaire qui a dû fonctionner contre la Russie en quelques mois a totalement échoué à cause des éléments que les premiers mois de la guerre en Ukraine ont démontrés. L’action américaine a été donc fondamentalement revue, et se base, dorénavant, sur la stratégie de l’usure à long terme.
La guerre des Etats-Unis contre la Chine est-elle pour demain ?
Ayant aujourd’hui la guerre contre la «base arrière» énergétique, militaire et alimentaire de la Chine qui est la Russie, les importantes hostilités contre la Chine devraient être déclenchées à court ou moyen terme, avant que les Russes ne soient rétablis de l’affaiblissement prévu causé par le conflit ukrainien.
Mais, sans même la prise en compte de l’élément imprévu de la persistance de la résistance de l’économie russe au choc des sanctions, malgré la rhétorique belliqueuse de Washington sur la concentration des efforts pour mener les hostilités contre la Russie et la Chine simultanément, l’analyse de la planification de la défense américaine démontre qu’elle ne le permet, tout simplement pas, pour des raisons structurelles.
En 2015, la Pentagone a revu sa doctrine sur la capacité à mener deux grandes guerres simultanément, qui a dominé durant la Guerre froide et jusqu’à l’année en question, au bénéfice de la concentration des moyens afin d’assurer sa victoire dans un seul conflit majeur.
Par ailleurs, depuis le début de la guerre en Ukraine, les Etats-Unis ont déjà investi plus de 20 milliards de dollars pour la faire perdurer et ont envoyé vers l’Europe un supplément de 20 000 soldats, en plus du contingent déjà présent sur le Vieux Continent.
De l’autre côté, en ce qui concerne le soutien de Taiwan face à la Chine, les sénateurs américains sont seulement en train de discuter les aides à hauteur de 10 milliards de dollars pour les cinq années à venir. C’est-à-dire des aides deux fois inférieures à celles que l’Ukraine a perçu en huit mois de guerre.
Il est donc très hautement improbable que le déclenchement du conflit armé en Asie du Pacifique, du côté américain, ait lieu avant la cessation complète de la guerre en Ukraine. Sauf si c’est la Chine qui prend des initiatives, étant consciente de l’affaiblissement militaire ponctuel de son rival.
En attendant, vu la synergie sino-russe qui se reflète dans la formule chinoise «le partenariat avec la Russie n’a aucune limite», la grande volonté de «neutraliser» la Russie avant la guerre de Chine fait partie intégrante de la nouvelle doctrine qui domine les forces armées américaines depuis sept ans.
Seule la politique étrangère américaine très agressive appuyée par la domination militaire et monétaire mondiale permet aux Etats-Unis d’Amérique d’occuper aujourd’hui les positions qui sont les siennes.
Tout autre Etat ayant perpétré, ne serait-ce qu’une partie infime, des exactions énumérées, non exhaustive, sur ces pages serait classé par la «communauté internationale» réunie autour des Etats-Unis en tant qu’Etat criminel, un paria, et serait soumis à des embargos «légitimes» bien plus graves que ceux de la Corée du Nord, de l’Iran et de Cuba réunis.
L’Ukraine en tant qu’outil périssable
Pourquoi le cours des événements n’a pas été orienté au déclenchement des hostilités russo-ukrainiennes des années auparavant, encore sous la présidence de Barak Obama, dans la période de 2014-2017 ? Une des raisons principales réside dans la ligne conductrice de la Maison-Blanche de cette époque qui était basée sur le postulat : la domination de l’Ukraine face à la Russie n’est pas un élément existentiel pour les Etats-Unis.
Depuis Obama, la politique américaine a connu des mutations mais, malgré les diverses déclarations, sa ligne conductrice vis-à-vis de l’Ukraine n’a nullement changé.
L’Ukraine n’est utilisée qu’en tant qu’outil périssable de l’affaiblissement de la puissance russe, comme un pays mercenaire de l’OTAN, au moins pour la période de la confrontation future avec la Chine et, parallèlement, de la réduction au minimum des relations économiques entre la Russie et l’Europe.
Au moment venu, quand le pouvoir américain considérera que le «retour sur investissement» dans la guerre en Ukraine est suffisant ou bien quand il fera le constat que la probabilité à attendre le seuil de satisfaction est trop faible, le régime de Kiev sera abandonné par les Américains. Abandonné de la même manière qu’est le régime afghan de Ghani a été abandonné et les Kurdes en Irak et en Syrie ont été abandonnés après avoir accompli, partiellement, les missions qui leur ont été attribuées par l’Amérique contre la promesse de la création d’un Etat kurde. La promesse qui n’engageait que ceux qui l’écoutaient.
De ce fait, et vu que malgré la pression des sanctions occidentales sans précédent, la Russie dispose toujours de finances publiques saines, dette négligeable, balance commerciale excédentaire et aucun déficit budgétaire, le conflit en Ukraine ne peut ne pas être importé par les Russes, dans une forme ou une autre.
De plus, élément fondamental : pour la Fédération de Russie, ceci est un élément existentiel ; pour les Etats-Unis d’Amérique, comme déjà mentionné, il ne l’est pas.
Post scriptum
Les actions des Etats-Unis ces dernières décennies, et celles qui auront, inévitablement, lieu dans les décennies à venir, sont l’expression du capitalisme dans son état pur et donc nécessairement malsain car ayant pour effet la provocation de dangereux mouvements tectoniques, d’un grave dérèglement, voire de la mise en péril de l’économie du marché mondiale qui a pour objectif majeur la recherche de l’équilibre, le capitalisme étant très éloigné des postulats libéraux d’Adam Smith et de ses idées quelque peu naïves sur la régulation du système capitaliste par le marché.
Les gouvernements américains successifs, étant le bras armé de «l’Etat profond», du pouvoir corporatif, donnent non seulement raison à Karl Marx, l’ennemi tant détesté par ces derniers, mais également et entièrement à Fernand Braudel pour qui le capitalisme est la recherche de l’affranchissement des contraintes de la concurrence, la limitation de la transparence et l’établissement des monopoles qui ne peuvent être atteints qu’avec la complicité directe de l’Etat.
N’étant pas un partisan des théories socialistes, encore moins communistes, en constatant le modèle économique américain d’aujourd’hui, il m’est difficile, néanmoins, de ne pas leur accorder le bien-fondé de leur approche du capitalisme.
La guerre en Ukraine n’est que la démonstration d’une étape intermédiaire de la lutte des Etats-Unis d’Amérique pour leur survie dans leur état actuel qui est inconcevable sans la sauvegarde et l’élargissement des monopoles, de la domination unipolaire à l’échelle mondiale.
A ce stade de la confrontation, on peut faire plusieurs constats majeurs.
La détérioration maximale des relations entre la Russie et l’Union européenne et, de ce fait, l’affaiblissement économique significatif de son concurrent direct qui est cette dernière, sont une grande réussite des Etats-Unis.
Pourtant, la stratégie américaine a été totalement ébranlée par deux imprévus fondamentaux interdépendants qui sont en train de changer la face du monde d’une manière irréversible :
Premièrement, la Fédération de Russie s’est montrée, d’une manière inattendue, incomparablement plus résistante qu’il était prévu à la pression économique de l’Occident collectif et n’a nullement connu une très grave récession économique planifiée et même hâtivement annoncée par les responsables de cette dernière.
De ce fait, la Russie n’a pas été neutralisée dans le cadre du futur conflit des Etats-Unis face à la Chine, ce qui est une défaite majeure qui a mené vers le deuxième imprévu cardinal : les Etats-Unis d’Amérique se sont retrouvés dans l’incapacité de fédérer autour d’eux le monde non occidental dans leur projet anti-russe et ce malgré la réalisation de pression sans précédent.
Les événements depuis le 24 février 2022 ont produit un effet opposé : l’accélération de la décomposition du modèle du monde unipolaire de l’histoire contemporaine par la réussite de la Russie à faire face à l’Occident collectif, ainsi que la génération des grandes différenciations et prises de positions, ouvertes ou dissimulées, des acteurs majeurs non occidentaux de l’économie mondiale, hormis le Japon et la Corée du Sud qui sont les satellites traditionnels de la politique américaine. Les différenciations et les positions qui sont la consolidation des fondations d’un nouveau monde multipolaire.
Ceci est la seconde défaite majeure qui, en ce qui les concerne, est une menace existentielle pour les Etats-Unis car, à long terme, elle met en danger imminent le maintien de la domination mondiale du système monétaire américain.
L’irréversibilité du processus rend inutile une éventuelle remise à jour de la stratégie américaine vis-à-vis de l’Ukraine qui pourrait se traduire par un renforcement très significatif de l’aide militaire ; de plus, une telle action augmentera proportionnellement les risques de frappes nucléaires sur le sol américain.
Le futur proche nous montrera quelle sera la riposte de Washington.
O. N.
(Suite et fin)
(*) Président du Centre de commerce et d’industrie européen
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