Interview – Jacob Cohen : «La présence d’Israël au Maroc risque de déraper»
Jacob Cohen estime que «la tension entre l’Algérie et le Maroc est quasi-insoluble». Pour l’écrivain antisioniste, «la libération de l’emprise américano-sioniste amènera [le] monde arabe, longtemps abusé et traumatisé, vers plus de solidarité et d’indépendance». Interview.
Le 15 mai 2023, on commémore le 75e anniversaire de la Nakba, dont les conséquences sont le grand déni du droit de l’histoire de l’humanité. Quelle lecture faites-vous de cette maudite date pour le Peuple palestinien ?
Je résumerai ici mon sentiment que j’ai développé hier dans une vidéo sur la situation à Gaza. Les données du problème on les connaît. Le régime sioniste occupe, colonise, emprisonne, tue. Et la communauté internationale ne fait rien et ne fera rien. Parce qu’Israël est une puissance nucléaire qui sert l’Occident et que les autres puissances ménagent pour toutes sortes de raisons. Il serait temps que les Arabes en général et les Palestiniens en particulier, enfin ceux qui ont de l’imagination et de l’audace, s’attaquent à la nature du sionisme et à ses failles. Je m’étais interrogé hier pourquoi ce monde arabe est incapable de faire du 15 mai un «devoir de mémoire», très à la mode en Occident, pour la Palestine et le nettoyage ethnique de 1948, et mettre le paquet, des millions et des millions de dollars qu’il possède en quantité. Et j’ai cité d’autres possibilités auxquelles le monde arabe, enfin celui qui résiste, peut recourir pour saper la légitimité sioniste. Je suis un peu désabusé de revenir sur considérations cent fois répétées et qui restent sans effet.
On assiste aujourd’hui à une nouvelle escalade en Palestine occupée, avec le risque d’un embrasement général. Qu’en pensez-vous ?
Il n’y aura pas d’embrasement général. On a déjà joué cette pièce au moins une dizaine de fois. Pour des raisons de politique intérieure ou pour montrer aux résistants palestiniens qui est le vrai maître, le régime sioniste déclenche une opération meurtrière à laquelle répondent des roquettes pathétiquement dérisoires. La communauté internationale s’affole, demande l’arrêt des hostilités sans désigner l’agresseur, vous n’y pensez pas, et lorsque celui-ci le décide, on arrête, jusqu’au prochain délire sioniste. Il ne faut pas oublier que l’Etat profond sioniste a intérêt à maintenir sa propre population dans un état de peur et de tension et avec le désir d’en découdre contre ces «Arabes qui décidément ne comprennent que le langage de la force».
Après douze ans de rupture, la Syrie est de retour sur la scène arabe dans la foulée du rapprochement irano-saoudien. Quelles conséquences sur le processus de normalisation mené par l’Etat hébreu avec certains Etats arabes ?
Ces bouleversements diplomatiques sont un coup très rude pour Israël et sa diplomatie dans le Golfe Persique. Le régime sioniste avait, en effet, avec le soutien américain, voulu édifier un front des monarchies arabes contre un soi-disant impérialisme iranien. Toute la propagande de l’axe américano-sioniste s’appuyait sur la «protection» offerte par la puissance israélienne pour garantir leur sécurité et leur intégrité territoriale. L’apogée aurait été atteint avec l’intégration de l’Arabie Saoudite dans cet édifice «otanesque». Et puis patatras, l’Iran ne représente plus une menace existentielle et la raison profonde des normalisations tombait à l’eau. D’ailleurs, les Emirats arabes unis avaient immédiatement annoncé la réduction des accords sécuritaires. Je ne crois pas néanmoins que ces normalisations seront dénoncées, mais elles vont certainement perdre de leur importance. Et le régime sioniste peut dire adieu à une normalisation avec l’Arabie Saoudite.
L’Arabie Saoudite abrite dans quelques jours le Sommet arabe, marqué par l’invitation adressée au président syrien Bachar Al-Assad. Quel impact constitue le retour de la Syrie sur la scène arabe ?
C’est un sujet de division et de confrontation en moins, et qui colmate les brèches de manipulations étrangères. Pour la Syrie, c’est une avancée très importante tant sur le plan de sa restauration économique que sur celui de sa stabilité et de son intégrité. Il en découle également qu’un conflit comme celui du Yémen n’a plus de raison d’être. La libération de l’emprise américano-sioniste amènera ce monde arabe, longtemps abusé et traumatisé, vers plus de solidarité et d’indépendance. Restera quand même un point de tension interarabe quasi insoluble, celui qui oppose le Maroc et l’Algérie et que la présence massive sioniste du côté marocain risque de déraper au bénéfice de qui vous savez.
La normalisation des relations entre Téhéran et Ryad portait la confirmation du retour de la diplomatie chinoise. Que pensez-vous du travail qu’effectue cette dernière ?
On assiste effectivement à un déploiement de la diplomatie chinoise dans un domaine où on ne l’attendait pas. Il est vrai que les circonstances lui ont permis cette percée. La guerre en Ukraine a redistribué les cartes. L’Arabie Saoudite tente, avec un certain succès jusqu’à présent – il faut se méfier des réactions désespérées d’un Empire en voie d’affaiblissement – de se libérer de la tutelle américaine. Abandonner le dollar dans les transactions pétrolières a coûté la vie à plus d’un dirigeant. De plus, l’Iran et l’Arabie Saoudite étant candidats pour intégrer les BRICS se retrouvent plus ou moins dans le même camp. Un autre point positif à mettre au crédit de la Chine : sa diplomatie vise à la réconciliation et la coopération, alors que la diplomatie yankee repose beaucoup plus sur les bombardements, les destructions, les éliminations de dirigeants, les trahisons, les chantages, les confiscations. Les Etats pourront désormais faire la différence et, surtout, avoir les moyens de leur choix.
Quelles sont, selon vous, les chances des BRICS de mettre fin à l’hégémonie occidentale ?
Ces chances sont de plus en plus grandes, à mesure que l’OTAN montre son incapacité à contenir la Russie et le recours à des procédures à la limite du grotesque, comme la volonté de faire juger Poutine par la CPI pour «crimes de guerre». Voilà encore un instrument juridique qui va tomber en désuétude. Les confiscations des réserves russes et les sanctions illégales montrent au reste du monde qu’il est temps de s’émanciper. D’où le nombre impressionnant d’une vingtaine de pays qui frappent à la porte des BRICS. Et le remplacement du dollar dans les transactions internationales croît de manière exponentielle, ce qui signera à terme la fin de l’hégémonie occidentale.
Entretien réalisé par M. Mehdi
Retrouvez cet entretien dans Algerie54
Comment (12)