Interview – L’opposant turc Kimyongür : «Erdogan fait régner la terreur !»
Recep Tayyip Erdogan devance son rival laïc, mais ne parvient pas à remporter une victoire au premier tour. Que pensez-vous de ce revers ?
La Turquie démocratique et pluraliste n’a pas dit son dernier mot. Malgré la violence verbale et policière du régime Erdogan envers l’opposition, près de 25 millions d’électrices et d’électeurs sur 64 millions ont exprimé leur refus clair de courber l’échine. L’opposition a beaucoup de mérite. Elle est continuellement traînée dans la boue, accusée de terrorisme, de trahison, de mécréance et d’intelligence avec les puissances étrangères.
En fait, la Turquie d’Erdogan est à la fois une arène de combat politique où la société civile joue un rôle fondamental et une prison à ciel ouvert. On peut vous désigner à la vindicte populaire, vous arrêter et vous emprisonner à tout moment pour un tweet trop critique envers le reis. Malgré cette terreur permanente, l’opposition reste mobilisée, soudée et combative.
Le report du scrutin sous forme de deuxième tour peut effectivement être interprété comme un revers pour Erdogan, lui qui contrôle toutes les institutions de l’Etat, les mosquées, la police, les services diplomatiques, la plupart des médias et de redoutables gangs paramilitaires souvent issus du mouvement fasciste MHP, son indéfectible allié. Ce 14 mai, l’AKP a tout de même perdu 14% de ses électeurs, ce qui n’est pas suffisant pour l’opposition, mais pas négligeable pour autant.
On dit que ce sont les élections les plus importantes de la Turquie et de son ère post-ottomane. Vous êtes d’accord avec cela ?
Oui, ces élections sont capitales. Elles détermineront la survie ou non de la République. Cette année, la Turquie célèbre son centième anniversaire. La victoire d’Erdogan dans un moment aussi crucial sonnerait le glas de la nation bâtie par Mustafa Kemal Atatürk.
Pour vaincre l’opposition, Erdogan a tissé une alliance tellement réactionnaire et pro-charia avec les confréries religieuses comme Menzil, avec le Nouveau Parti Refah du fils d’Erbakan et le parti Hüda-Par issu du groupe djihadiste kurde Hezbollah et tellement militariste avec les partis d’extrême droite comme le MHP et le BBP que sa victoire, le 28 mai, pourrait altérer de manière irréversible l’identité laïque et républicaine de la nation turque.
Les derniers droits des femmes et des enfants acquis grâce aux réformes républicaines, les dernières libertés civiles, artistiques et académiques pourraient définitivement disparaître. Le fondateur de la Turquie rêvait d’ancrer son pays dans le futur. Erdogan le ramène au Moyen-Age. Le candidat Kiliçdaroglu voulait arracher son pays au «marécage moyen-oriental». Erdogan le plonge et le noie dans les eaux ténébreuses de l’islam radical. L’opposition espérait atteindre les standards démocratiques scandinaves. Les loyalistes sont décidés à faire de la Turquie un nouveau Pakistan.
Erdogan a affirmé que son parti islamique au pouvoir et ses alliés ultranationalistes avaient obtenu une nette majorité au Parlement. Les chiffres de l’agence de presse d’Etat Anadolu ont montré qu’Erdogan avait obtenu 49,3% des voix…
La coalition pro-Erdogan remporte en effet 321 sièges sur 600 à l’Assemblée nationale et les résultats sont définitifs puisque les législatives se déroulent en un tour. En l’état, le Parlement turc n’est qu’une vitrine depuis qu’Erdogan a changé la Constitution de façon à contrôler le pouvoir depuis son Palais. En revanche, pour l’opposition, la défaite aux législatives est cuisante. Même si elle parvenait à remporter les élections présidentielles le 28 mai prochain, elle ne peut même pas espérer inverser la tendance et redonner au Parlement son pouvoir d’antan. La victoire d’Erdogan aux législatives lui offre assurément un avantage psychologique considérable sur son adversaire.
Le camp de Kilicdaroglu avait initialement contesté le décompte des voix et affirmé être en tête…
Kilicdaroglu avait raison de contester le décompte car les réseaux pro-Erdogan appliquent toujours la même stratégie du choc pour démoraliser l’opposition et démobiliser les scrutateurs électoraux qui veillent au grain. En fait, ils commencent par citer les résultats de certaines circonscriptions traditionnellement acquises à Erdogan et tardent à encoder celles où Kiliçdaroglu sort vainqueur, ce qui donne l’illusion d’un écart insurmontable. D’autant plus que les pro-Erdogan ont systématiquement contesté les résultats lorsque ceux-ci leur étaient défavorables. Par exemple, dans le cas de la circonscription stratégique de Cankaya à Ankara, les pro-Erdogan ont fait recompter les bulletins de vote à onze reprises ! Le candidat d’opposition a brièvement été en tête du scrutin général, mais le vote loyaliste était relativement trop important pour pouvoir maintenir une avance.
Il y a eu de nombreuses tentatives de fraude (vote double, vote multiple par fausse procuration, propagande erdoganiste dans les bureaux de vote, détournement des votes d’électrices et d’électeurs absents, non-voyants, âgés ou malades, agressions de scrutateurs de l’opposition…), mais dans l’ensemble, la popularité d’Erdogan a été peu affaiblie dans les zones conservatrices du pays notamment sur les rives de la mer Noire dont il est originaire et en Anatolie centrale. Même dans les provinces ravagées par le séisme du 6 février dernier, la plupart des électeurs attachés à leurs valeurs religieuses n’ont pas voulu punir Erdogan malgré son incapacité manifeste à gérer la catastrophe.
Que peut encore réaliser Kemal Kiliçdaroglu pour renverser la vapeur ?
La marge de manœuvre de l’opposition est extrêmement réduite car le nombre de votants a atteint un niveau record avec un taux de participation de 88,92% dans le pays et de 52,69% à l’étranger. Kiliçdaroglu pourrait être tenté de droitiser son discours pour absorber une partie de la base électorale du candidat xénophobe Sinan Ogan qui a obtenu 2,8 millions des voix, soit 5,17%. Il lui faut à peu près 2,5 millions de voix pour battre Erdogan. Sur l’échelle du pays et de la diaspora, c’est encore jouable. Si l’opposition reste mobilisée et si elle parvient à capter des voix parmi les plus d’un million de bulletins invalidés ou parmi les électeurs hésitants de l’AKP, la Turquie pourrait bien connaître son printemps tant espéré.
Le problème, c’est que le paysage politique turc est, depuis les années 1980, l’un des plus à droite au monde. Pour renverser la vapeur, l’opposition doit par conséquent tisser des alliances les plus larges et contre nature possibles et en même temps veiller à ne pas y perdre son âme. N’oublions pas que lors des dernières élections municipales, le Parti républicain du peuple de Kiliçdaroglu est parvenu à reprendre à Erdogan les plus grandes villes du pays. L’opposition pourrait une fois encore créer la surprise le 28 mai prochain.
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