Quand «démocratiser» signifie «endiguer»
Une contribution de Lama El-Horr(*) – Il n’aura échappé à personne que depuis le déclenchement du conflit en Ukraine, une rhétorique homogène et binaire inonde l’ensemble des médias mainstream. De CNN à BBC, en passant par France 24 et leurs nombreux relais en Europe et dans le monde, nous vivrions depuis le 24 février 2022 dans un monde dichotomique, voire antinomique, où deux conceptions de l’Etat s’affrontent à l’échelle mondiale : l’une, démocratique, représentée par les Etats-Unis et leurs alliés ; l’autre, autoritaire, voire totalitaire, qui caractériserait la Chine, la Russie et leurs partenaires.
C’est dans un tel contexte qu’a ressurgi le déjà-vu : un récit stipulant que, depuis son adhésion à l’OMC il y a vingt ans, la Chine se serait vu offrir par le bloc occidental toutes les occasions possibles pour lui permettre de se «démocratiser». En vain. D’après les dirigeants occidentaux et leurs porte-voix, malgré cet altruisme occidental envers le géant asiatique, ce dernier se serait obstiné dans son penchant pour l’autoritarisme et la dictature. L’ancien ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine vient de le réaffirmer lors d’un entretien télévisé sur la chaîne française LCI : en faisant accéder la Chine à l’OMC, les Etats-Unis avaient une arrière-pensée, celle de voir Pékin se «démocratiser», c’est-à-dire adopter un système politique occidental – projet qui, rappelle-t-il, a échoué. En d’autres termes, malgré le bon vouloir des Occidentaux, la Chine se serait entêtée dans son obscurantisme.
«Démocratiser» un Etat souverain est antidémocratique
Il s’avère pourtant que, dans un monde tel que consigné dans la Charte des Nations unies de 1945, tout Etat doit pouvoir choisir librement et sans interférences extérieures sa propre voie d’indépendance et de développement. L’ingérence d’Etats tiers dans les affaires intérieures d’un Etat souverain – à commencer par le choix de ses dirigeants et de son système de gouvernance – est, en effet, une violation du droit international [ch. I, art. 1, 2]. L’ambition de «démocratiser» un Etat souverain est donc, en soi, une démarche à la fois antidémocratique, puisqu’elle fait fi de la volonté des peuples, et est contraire au droit international, puisqu’elle fait fi du principe de souveraineté des Etats.
En outre, en référence à la voie d’une «économie socialiste de marché aux caractéristiques chinoises» qu’elle s’est choisie, la Chine n’a cessé de rappeler, par la voix de ses représentants, qu’aucune nation ne saurait calquer son modèle de gouvernance sur celui d’autres nations. Un modèle de développement doit naître, non pas de l’extérieur, mais de l’expérience intime d’une nation, conforme à ses propres réalités nationales, tout en s’inspirant des expériences d’autres pays. Dans ces conditions, le modèle de développement choisi par les Occidentaux ne saurait apporter les réponses appropriées aux besoins de la société chinoise. Le président Xi Jinping a exprimé sa vision de façon limpide : «modernisation» ne saurait être synonyme d’«occidentalisation». La voie de développement choisie par les dirigeants du Parti communiste chinois ne consiste donc pas à viser une libéralisation économique à outrance, mais une «société de moyenne aisance». Et, comme vient de le rappeler Qin Gang, l’actuel ministre chinois des Affaires étrangères, «toute approche consistant à se rogner le pied pour l’adapter à la chaussure ou à copier mécaniquement le modèle des autres pays, sera contreproductive et pourrait même aboutir à des conséquences désastreuses».
Chine et démocratie dans l’arène internationale
A observer, d’autre part, l’évolution des dernières années, la Chine semble avoir œuvré en faveur de la démocratisation du monde bien davantage que ses homologues occidentaux – et sans quitter le cadre du droit international. La meilleure manifestation de cette réalité apparaît à la tribune de l’ONU : depuis une vingtaine d’années, Pékin réclame sans relâche une meilleure représentativité des pays en développement dans les institutions internationales – au contraire du bloc occidental, dirigé par Washington, qui s’accommode, lui, d’un déséquilibre de la représentativité, puisque ce déséquilibre a servi jusqu’ici ses intérêts hégémoniques. A la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies, Wang Yi, ancien ministre chinois des Affaires étrangères, déclarait en septembre 2022 : «Les règles du jeu doivent être écrites par tous les pays.»
En dehors même de ces considérations, il est de notoriété publique que les Etats-Unis ont entretenu des liens étroits, allant jusqu’à la formation d’alliances stratégiques, avec des Etats régis par des systèmes non démocratiques, que ce soit au Moyen-Orient, en Asie ou en Afrique – les exemples sont nombreux –, sans mentionner les cas où Washington a œuvré au renversement de gouvernements démocratiquement élus pour leur substituer des régimes vassaux. De l’Iran au Venezuela, en passant par l’Ukraine, les exemples se comptent par dizaines. Ce qui veut dire que, dans l’acception américaine, la notion de «démocratisation» n’est qu’une formule-prétexte, une ruse, qui vise uniquement une certaine catégorie d’Etats, au premier rang desquels la Chine. Pourquoi ?
Un article du journal français Les Echos, datant de 2018, apporte une réponse sans équivoque : «L’erreur est d’avoir pu penser qu’en Chine le capitalisme d’Etat pourrait céder le pas au capitalisme de marché. Que le pays aurait pu adopter les valeurs occidentales de démocratie.» En d’autres termes, l’objectif était de forcer l’alignement de Pékin sur le libéralisme économique de Washington. En effet, les Etats-Unis se moquent de savoir quel type de régime chapeaute le géant asiatique, pourvu que ce régime consente à ouvrir son marché aux entreprises occidentales, en particulier américaines, en faisant tomber toutes les barrières servant de garde-fous à l’économie chinoise émergente. De fait, la préoccupation de Washington depuis l’accession de la Chine à l’OMC était, non pas la «démocratisation» de Pékin, mais la conversion du modèle économique chinois en un modèle économique favorable aux intérêts des Etats-Unis afin de consolider l’hégémonie économique, commerciale et financière de Washington.
Une «démocratie prescriptive» pour endiguer Pékin ?
Il était donc attendu de la Chine qu’elle privatisât son économie sur le modèle des économies développées – ou des économies en développement inféodées, de gré ou de force, au système libéral américain. En d’autres termes, pour satisfaire aux desiderata de Washington, la Chine aurait dû procéder à la privatisation de ses entreprises, en particulier ses entreprises d’Etat, qui représentent les principales parts de marché dans les industries stratégiques.
La rhétorique euro-atlantiste consistant à opposer «démocratie» et «autoritarisme» révèle ainsi que, lorsqu’il s’agit de Pékin, les notions de démocratie et d’économie de marché se doivent d’être synonymes. Enjoindre à la Chine de se démocratiser revient donc à lui enjoindre d’adopter des règles commerciales conformes aux intérêts du bloc occidental dominé par Washington. Dans ces conditions, comment ne pas percevoir, derrière les intentions des Etats-Unis et de leurs alliés, la volonté de travestir le concept de démocratie dans le seul but d’endiguer la Chine ? L’appel au respect d’un «ordre international fondé sur des règles», maintes fois réitéré par le président Biden à l’adresse de la Chine et de la Russie, s’inscrit pleinement dans cette préoccupation américaine de demeurer le principal acteur mondial en mesure d’édicter le droit international – privant ce dernier, de fait, de toute substance.
Cette inclusion de la Chine «autoritaire» dans une structure telle que l’OMC pour la «démocratiser», Alexander Soljenitsyne, qui a jadis fustigé le concept d’«humanisme prescriptif», n’aurait pas manqué de la qualifier de «démocratie prescriptive» : c’est-à-dire opportuniste et mensongère. A plus forte raison lorsque cette prétendue générosité occidentale contredit les termes de la Charte des Nations unies dont l’ensemble des protagonistes sont signataires.
Derrière ces accusations de refus de se «démocratiser» portées contre la Chine par le bloc occidental transparaissent ainsi deux visions du monde, fondamentalement divergentes, qui s’affrontent sous nos yeux : d’une part, la démocratie libérale comme écran de fumée pour masquer une intention de libéralisation des marchés extérieurs en vue de les dominer, portée par les Occidentaux et, d’autre part, le maintien de l’Etat comme garant et guide des intérêts économiques d’une nation, portée par la Chine. Cette bataille, il ne faut pas l’oublier, se passe à l’heure même où nombre de pays en développement cherchent – et peinent – à recouvrer leur souveraineté sur leurs ressources naturelles et sur leurs entreprises nationales stratégiques. Cette bataille se passe aussi à un moment où, conscients de leur échec à vassaliser l’économie chinoise, les Etats-Unis tentent désormais de nuire à Beijing au moyen, non plus de la «démocratisation», mais de la «démondialisation».
L. E.-H.
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(*) Franco-Libanaise, consultante et analyste politique, spécialiste des questions internationales, docteur de l’Université Paris-Sorbonne et diplômée de la London School of Economics, fondatrice du site China Beyond The Wall, consacré à la politique étrangère de la Chine.
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