Festival de Cannes : d’où vient le cinéma algérien et où va-t-il ?
Une contribution d’Ali Akika – Cet article est un regard sur le cinéma algérien d’hier et d’aujourd’hui. Ce sont des articles que j’ai écrits en mai 1976 dans la prestigieuse revue Les Cahiers du Cinéma. En ce temps-là, un film algérien, Chroniques des années de braise, de Lakhdar Hamina, eut la Palme d’or au Festival de Cannes en 1975. L’Algérie avait mis les moyens en confiant le scénario à un grand écrivain algérien, Rachid Boudjedra, et Tewfik Farès, cinéaste. L’équipe technique de haut vol était conduite par un chef opérateur italien. Le pays a pris les précautions de se donner des garanties exigées par cet art, le cinéma est un art et par ailleurs une industrie», formule que l’on doit à André Malraux. Se donner les moyens techniques et financiers ne suffit cependant pas pour concourir au Festival de Cannes et encore moins recevoir la Palme d’or car dans tous les concours de tous les arts, il y a le facteur politique ou idéologique, au sens large terme, qui a son mot à dire.
Chroniques des années de braise a échappé aux lobbies multiples mais La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo n’a pas eu cette «chance» dix ans auparavant. Chroniques des années de braise eut son ticket d’entrée au temple du cinéma après la première visite en Algérie d’un président français en avril 1975, en l’occurrence Giscard d’Estaing. En revanche, en 1966 La Bataille d’Alger n’eut pas cette chance. Les partisans nostalgiques de la perle des colonies françaises avaient construit une muraille politique autour de ce film jusqu’à poser des bombes dans des cinémas et l’interdire carrément dans certaines villes. Mystère et bizarrerie ? Pas le moins du monde, plutôt une lâcheté coupable d’une certaine France qui n’aime pas se regarder dans le miroir Algérie.
Notre cinéma est un enfant de la Guerre de libération, et il faut rendre hommage à ces étrangers, français et yougoslaves, qui ont participé à sa naissance et à son éclosion. Né avec et au milieu du feu et de la poudre, il laissa un bel héritage à ce cinéma qui foula le sol national à l’indépendance. Les films traitaient alors de la Guerre de libération, de ses conséquences et ses traumatismes, de l’émancipation de la femme, de la paysannerie, de la réforme agraire, de la jeunesse. La Cinémathèque d’Alger était un lieu vivant de rencontres qui a accueilli de grands réalisateurs étrangers venus présenter leurs films et discuter avec un public passionné et pas encore démobilisé ou happé par l’avalanche des DVD et la télé. Voilà donc l’époque d’où vient le cinéma algérien mais, peu à peu, on se demanda où il va quand les structures de l’ONCIC (office national du cinéma) furent victimes de la même frénésie du démembrement des entreprises nationales. Cette casse des entreprises a été joliment baptisée Infitah (ouverture, libéralisme). Les technocrates avaient mal compris la phrase culte de Malraux : «Le cinéma est un art et par ailleurs une industrie.» Nos technocrates mirent la charrette avant les bœufs. Ils me rappellent les financiers qui piratent les actions en Bourse pour affaiblir des entreprises pour les acheter ensuite pour une bouchée de pain.
Cet infitah ouvrit un nouveau cycle pour certains cinéastes obligés d’aller chercher des financements ailleurs. Et cet ailleurs a ses exigences car, en maître des lieux, le marché fait attention au type de la consommation cinématographique, aux «valeurs» de la société et tutti quanti. Voilà qui m’amène à parler des lois sur le cinéma qui viennent d’être votées dernièrement en 2023 par l’Assemblée nationale. J’ai lu des papiers de cinéastes qui exprimaient leurs angoisses quant à l’avenir du cinéma algérien et le leur propre. Ces problèmes ne datent, hélas, pas d’aujourd’hui. Hier, des films ont été produits et réalisés et non diffusés (donc beaucoup d’argent dépensé et beaucoup de frustration qui ont poussé certains cinéastes à aller voir ailleurs). A l’époque, j’écrivais beaucoup sur le cinéma où je tentais d’expliquer que le cinéma est un art, donc par essence complexe et rigoureux, qu’il ne faut pas réduire uniquement à une fonction idéologique. Je critiquais notamment l’utilisation de la langue arabe classique dans les dialogues alors que le peuple et même les dirigeants historiques de la Révolution s’exprimaient dans la langue populaire. «Nos» censeurs confondaient la parole des sujets filmés en fonction de leur rôle et non de leur «moi intérieur» ou leur bon plaisir.
Ainsi, quand le président Boumediene batailla à l’ONU avec une langue arabe châtiée comme le fit Yasser Arafat dans un discours écrit de la main du plus grand poète palestinien, Mahmoud Darwich, ces chefs d’Etat représentaient leurs peuples et ne jouaient pas un rôle personnel. Ainsi, ces «décideurs» dans leurs bureaux doivent comprendre qu’une langue engendre un langage pimenté d’accent propre à la ville ou la campagne, à son statut social et même à l’âge. Ils oublient que la langue concourt à la dimension artistique d’une œuvre. C’est du reste une exigence des festivals de cinéma qui ne projettent les films qu’en version originale. Si on fait parler Marlon Brando dans une langue autre que l’américain, la beauté de ses films, dans Sur les quais ou dans Un tramway nommé désir, c’est la moitié du plaisir que l’on dérobe au spectateur. Ou bien, c’est comme faire parler L’Inspecteur Tahar avec l’accent de la jeunesse dorée, la tchitchi des quartiers chics d’Alger. Il en est de même en littérature où les plus grands écrivains emploient l’argot ou les expressions populaires pour faire sentir la poésie d’une époque ensevelie sous la civilisation du béton et des tours.
Revenons au cinéma algérien. Les lois et l’organisation de ce corps de métier doivent tenir compte du monde réel avec ses possibilités techniques qu’il offre, sa puissance et son poids dans la diffusion de la culture qui impose le respect aux mentalités rétrogrades. On le voit aujourd’hui où les russophobes tentent, en vain, d’interdire les chefs-d’œuvre de l’art russe. Ces petits soldats se sont ridiculisés parce qu’ils ne pesaient pas lourd, wallou, rien, nada, nothing devant les Dostoïevski, Pouchkine, Tolstoï, Gogol, les cinéastes et autres grands musiciens, sans compter les savants russes qui ont envoyé le premier homme dans l’espace. Citons aussi le cas des Etats-Unis dont le cinéma a conquis le monde en séduisant les jeunes par le mode de vie américain. Ceci pour dire, outre les problèmes financiers et politico-idéologiques contre lesquels bute le cinéma algérien, il est aussi le problème de comédiens et notamment comédiennes. Pour un comédien, être au chômage, c’est frustrant et ne pas pouvoir faire vivre ses enfants, la décision est vite prise, faire un autre métier. (1)
Quant aux comédiennes, c’est un parcours de combattante qui les attend. Outre de vivre de son métier, il faut vaincre les résistances de la famille qui a peur des on dit. Ensuite, il y a cette partie de la société qui, hélas, considère que la place de la femme est fixée du fait de son statut «naturel» qui ne se discute pas. Les choses ont quelque peu changé mais les problèmes sociaux demeurent. Le film de Slim Riyad Le Vent du Sud (1975) aborde courageusement l’atmosphère malsaine dans la société qui engendre des rapports faussés, alimentant violence et mépris à l’encontre des femmes. Ceci pour dire, que dans le cinéma comme tout autre secteur de la société, la permanence des archaïsmes générés par des liens sociaux féodaux ou tribaux bloque tout simplement la société. Passons aux articles écrits dans Les Cahiers du Cinéma en 1976 où deux films, Chroniques des années de braise et Le Vent du Sud ont abordé le rapport à l’histoire et à la société.
Voici donc l’article paru dans Les Cahiers du cinéma :
Pour l’Algérie indépendante, forger son être social, c’est aller visiter et rechercher dans son histoire la manière d’une expression nouvelle pour que le devenir prenne en charge, à partir du passé, les éléments de la transformation du présent qui ne freine pas à son tour le futur du pays. Cette problématique était-elle inscrite dans le cinéma algérien naissant ? Voyons deux films produits de cette époque ? Chronique des années de braise et Le Vent du Sud… Hier embrasé par la guerre, aujourd’hui prise dans le tourbillon du vent du Sud, le peuple durant ces années de braise effaça les pistes du désert et avait moult raisons de le faire. Les combattants ont pris ce risque de brouiller les pistes qui les conduisent habituellement au campement autour de leur oasis. Eh bien oui ! La guerre est risquée et l’ennemi est puissant. Ils la font quand même cette Guerre de libération. Sont-ils devenus fous ? Pas le moins du monde, ils ne veulent plus de ces mirages en plein désert. Ils veulent être eux-mêmes l’oasis, source de richesse et de lumière. Tel fut l’enjeu à la veille du 1er novembre 54. Chronique des années de braise décrit ainsi le processus de l’oppression, de la révolte, puis de la révolution du peuple algérien.
Le réalisateur de Chroniques des années de braise, Lakhdar Hamina, affirme que chaque cinéaste filme «a sa façon» de filmer. Lui, dit-il, il l’a fait avec les yeux de l’enfant, donc avec «honnêteté» et «dignité». Mais est-ce si simple ? Quand on réalise un film avec le désir camouflé ou non d’écrire ou témoigner sur l’Histoire d’un peuple et de surcroît avec les moyens matériels de ce peuple, l’exigence minimum invite à se placer sur les positions de ce peuple. Cette tâche n’est pas facile car, chanter la bravoure, émouvoir et se lamenter sur la misère et l’oppression ne suffisent pas. La question est oui ou non le peuple algérien a-t-il été l’acteur, le moteur principal de sa propre libération et de son histoire ? Ou bien, comme nous essaierons de le montrer plus loin, a-t-il été sorti de sa «torpeur» par un quelconque sauveur, fût-il armé de la sainteté d’un texte religieux ou d’un programme politique ?
La dichotomie entre le peuple et son sauveur, son avant-garde, est une façon de voir les choses. Lakhdar Hamina revendique ce droit d’écrire, de sentir à sa façon les choses. Nous espérons qu’il nous «reconnaîtra» le droit de lire autrement son «écriture». Il est, en effet, nécessaire de connaître, de lire sa propre histoire pour affronter le présent. Il faut cependant se demander si on peut saisir l’essence de l’Histoire à travers de petites histoires. Voilà pourquoi ce film m’a intéressé car il met sur le tapis la question de l’appropriation de l’Histoire par telle ou telle classe sociale. Allons-nous nous extasier sur la «bouté» (beauté esthétique) d’un film qui allie le western américain et le lyrisme du cinéma soviétique et évacuer la question clé que l’appropriation de l’histoire ?
Pour ma part, j’ai trouvé ce mariage contre «nature» car il a pris trop de liberté avec les exigences de la mise en scène de l’histoire qui se passe aussi dans les montagnes que dans l’immense désert algérien et non dans l’immensité des plaines du Far-West. Comment, moi spectateur, faire corps avec mon histoire à travers un tel film ? Ce n’est pas, en tout cas, gagné avec un texte musical «arabe occidentalisé» ou «occidental- arabisé» qui tente de rythmer une société avec le lyrisme des films western. Et encore moins avec la platitude des images de lutte contre la nature ingrate, non maîtrisée à cause de l’oppression coloniale. Quant à l’écriture du fait colonial, deux remarques s’imposent. Les Français apparaissent comme des éléments annexes dans le décor alors que l’Algérie, colonie de peuplement, comprenait un cinquième de population française. Le colonisateur ne dirige pas en coulisses le pays, il dirige la machine de guerre, difficile de ne pas voir les exécutants.
Lakhdar Hamina ne veut pas être «manichéen et caricatural» et donc efface la machine coloniale. A force de s’en défendre, il néglige de dénoncer le luxe tapageur et arrogant des colons et de lier cette arrogance seulement à la misère du peuple. Gommer l’univers colonial entraîne une surestimation du rôle des fantoches et autres caïds algériens. Il est vrai que ces derniers ont été les courroies de transmission du colonialisme. Mais les morts, les milliers, les millions d’Algériens, sont tombés au cours de l’Histoire sous les balles des enfants «légitimes» du colonialisme. Enfin, où a-t-on vu des fantoches avec une telle base sociale lors des élections truquées ? S’il s’agissait de s’attaquer à un système (le colonialisme) et non à des hommes (les colons), encore fallait-il mettre à leur place les éléments actifs de ce système. Ce n’est pas dit dans le film, d’où un dédouanement inconscient de la conscience occidentale. Ce peuple bâillonné mais courageux recèle en lui des potentialités de lutte et de révolte (allusion dans le film à l’attaque du réservoir d’eau). Mais il lui manque la conscience, la théorie, l’organisation.
Qu’à cela ne tienne ! Voici débarquant le sauveur ! Il vient de la ville, il en porte tous les signes. Il va prêcher la bonne parole subversive qui va sortir les gens de leur léthargie. Lui, c’est la tête «pensante» ; le politique, qui, dans les réunions publiques, dissèque la charogne colonialiste. C’est l’avant-garde, dira-t-on, ça existe dans l’Histoire ! Oui, certes, mais cela devient douteux, quand partout et tout le temps, c’est toujours le sauveur qui parle, toujours lui qui a le dernier mot juste, même dans les réunions clandestines de militants. Ça suffit, la plaisanterie a assez duré. D’abord, les militants d’avant-garde n’étaient pas de ces intellectuels aux lunettes cerclées qui ressemblent étrangement à ces révolutionnaires anarchistes russes d’avant la révolution d’Octobre 1917. Non, aucun peuple n’a de sauveur, l’histoire n’a jamais confié son sort à des individus, fussent-ils des «génies». Et le peuple algérien encore moins, comme l’attestent certains travaux qui commencent à faire la lumière sur ces militants d’origine paysanne ou semi-urbanisée, qui sillonnaient le pays pour préparer et organiser le peuple à l’affrontement armé.
Non, l’histoire de notre peuple ne sera pas appropriée par ces gens entrés par la petite porte dans le combat. La mémoire du peuple est assumée par un fou dans Chroniques des années de braise. Pourquoi pas ? Le délire «lucide» du fou redonne aux mots leurs sens, leur confère un statut subversif. L’inflation verbale du fou (personnage algérien de l’univers colonial) fait émerger la parole enfouie du peuple opprimé. Il est devenu fou car il refusait la «normalité» stupide de l’envahisseur, il est devenu fou, car l’arrogance bête et lâche du colon lui était insupportable. Il fallait donc s’habiller autrement, parler autrement, errer pour ne pas rencontrer l’Autre et rendre des comptes à ce monde colonial et imbécile. Il fallait se dédoubler pour pouvoir balbutier des mots, émettre un souffle parmi son peuple. Cela est d’autant plus facile que l’envahisseur ignore doublement la langue de l’ARABE et du FOU. Il faut cependant regretter l’allure biblique de «notre» fou (encore le sauveur, encore les stéréotypes d’un «certain» cinéma).
A noter également l’espace envahi du fou à la fin du film, alors que la révolte gronde. Pourquoi ce délire, cette fois-ci un vrai délire, verbal qui ne peut s’expliquer que par le désir égotiste pour satisfaire un narcissisme exacerbé du réalisateur ? Que dire d’un film qui a provoqué en Algérie des avis contradictoires et qui a été sereinement reçu en France ? Je dis sereinement, car le langage entendu, les images vues ne dérangent pas, ne remuent pas trop le Français, l’Européen. Ces images construites permettent d’enfouir une question que l’on ne veut pas aborder réellement de ce côté-ci de la Méditerranée. Ne pas faire l’unanimité dans le pays (ici en Algérie) n’est pas une lacune (bien au contraire, lutte des classes oblige !), mais faire l’unanimité chez les anciens colonisateurs devient louche. Cela signifie que l’on s’est trompé de destinataire. Et se tromper ou faire semblant de se tromper est une erreur grossière, quand bien même le film ne serait pas réactionnaire.
A. A.
(Cinéaste)
N.-B. : La seconde partie de l’article, le regard des Algériens à travers le beau film du regretté Slim Riyad Le Vent du Sud tiré du roman d’Abdelhamid Benhedouga.
1- Le métier de comédien est précaire partout dans le monde car, avant d’être connus, les comédiens font des petits boulots en attendant que leur talent soit remarqué au théâtre ou au cinéma dans de petits rôles où explose leur talent.
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