D’où vient le cinéma algérien et où va-t-il ? (II)
Une contribution d’Ali Akika – Dans le précédent article sur le cinéma algérien, j’ai abordé à travers le film Chroniques des années de braise le rapport à l’histoire du cinéaste Lakhdar Hamina. Dans le présent article, j’aborderai avec Le Vent du Sud de Slim Riyad le rapport à la société algérienne qui venait de sortir d’une Guerre de libération avec l’héritage douloureux de la colonisation «cohabitant» avec la culture archaïque, vestiges du féodalisme et du tribalisme. Avec son premier film La Voie et ensuite avec Le Vent du Sud Slim, Riyad m’a paru être à la hauteur de son ambition, lui l’homme modeste ayant milité dans la Fédération FLN en France (la 7e Wilaya), voulait être le cinéaste du peuple, comme on disait jadis. J’avais assisté au tournage du Vent du Sud, invité par son chef opérateur, Daho Boukerche. Le professionnalisme de Slim et Daho se voyait sur le terrain. Point d’excitations, patience et sérieux cadraient bien dans la poésie et le calme du désert.
Avant de parler du film, un mot sur Slim Riyad et sa connaissance du réel qu’il a su transposer dans ses films. La Voie, un film de fiction travaillé et filmé à la manière d’un documentaire et qui plus est, en noir et blanc, la petite touche de ces deux couleurs du cinéma à sa naissance. Ça donne un côté histoire et réalisme propre au cinéma vérité, adjectif jadis attribué au film documentaire. Quant au Vent du Sud, le scénario est tiré du roman d’Abdelhamid Benhedouga qui semble connaître le monde paysan et celui des citadins. Un mot encore sur l’ambiance de l’époque où fut tourné Le Vent du Sud où Slim devait réaliser son film. Les obstacles des cinémas dominant (Hollywood), les mentalités et les préjugés dans la société algérienne. Que de fois Slim Riyad n’a-t-il entendu : «Vos films sont toujours politiques, on s’ennuie quand on les regarde.» Hier comme aujourd’hui, ce n’est pas le film politique ou l’engagement du cinéaste qui provoque l’ennui chez le spectateur. L’ennui disparaît quand le traitement du film, la qualité du jeu de comédiens et autres ingrédients du cinématographe, formule de Robert Bresson pour différencier cet art de salle de cinéma, de producteur de cinéma, etc.
Il faut dire aussi que le public est pris dans le tourbillon des films hollywoodiens qui font rêver par leur qualité artistique et les moyens techniques mis en œuvre pour happer l’attention du spectateur qui adore s’identifier au «héros positif», une invention du cinéma hollywoodien. Il ne faut donc pas s’étonner que le spectateur trouve des raisons pour se détourner des productions de films qui sortent de la fabrique des téléfilms qui veulent à tout prix concilier une morale de pacotille et répondre aux impératifs du marché ou de la censure. En clair, le spectateur veut faire une rupture entre la routine de son quotidien et les rêves qui peuplent son sommeil. Et dans le noir des salles du cinéma, il se projette dans la vie que lui proposent les merveilles du monde à travers des comédiens beaux et des comédiennes sublimes. Hélas, nous acceptons tous de tomber un moment dans les pièges d’une vie par procuration. Heureusement pour nous, le réel comme la nature reprennent leurs droits.
Revenons à notre cinéma et voyons comment le cinéaste Slim Riyad s’est donné les moyens pour répondre à ces besoins potentiels du public algérien. Il a mis face à face le quotidien d’une jeune femme citadine et étudiante et un jeune homme de la campagne cloué chaque jour au sol, surveillant le bétail des parents de la jeune et belle citadine. Ce tableau du film Le Vent du Sud exprime les différences sociales, la culture ville/campagne et les rêves contrariés des deux jeunes gens sur qui pèsent les interdits sociaux de la société algérienne. En caricaturant un peu, on peut dire, comme La Fontaine, que l’on soit riche ou misérable, le jeune berger et la jeune étudiante de Slim Riyad ploient sous les mêmes pesanteurs sociales. Heureusement, aujourd’hui, les jeunes commencent à se frayer un chemin débarrassé des orties aux bords des routes. L’intérêt du film de Slim est d’attirer le regard sur la fonction de la fiction dans l’art qui navigue au plus près du réel. Le réalisateur montre à la fois les contradictions de la société et leur confrontation qui devrait signer la destruction des archaïsmes et annoncer l’accouchement d’une autre vision du monde. Quarante ans plus tard, chaque Algérien peut répondre à la question posée par le regretté Slim Riyad dont le film a été bien servi par la photo de Daho, tous deux aujourd’hui disparus.
Avant de laisser la place à mon article sur Le Vent du Sud écrit dans Les Cahiers du cinéma, en 1976, un mot sur les films qui ont «forcé» les obstacles du marché en France…
Il y a dans ma tête un rond-point de Hassen Ferhani, Papicha de Mounia Meddour, Roma wala n’touma de Tariq Teguia, En attendant les hirondelles de Karim Moussaoui, La Dernière Reine d’Alger d’Adila Bendimerad et Damien Ounouri. Je signale aussi un court-métrage que je n’ai pas encore vu, sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs qui ouvre en principe, peut-être, les marches de la Grande Salle où les films concourent à la palme d’or. Tous ces films cités et d’autres ont eu des succès dans des festivals et dans les salles à leur sortie en France. Ceci dit, il reste beaucoup à faire pour «banaliser», normaliser les sorties des films provenant d’Afrique et autres pays du monde arabe. Je me souviens de la sortie du film L’Olivier, une coréalisation du Groupe Vincennes où je répondais à la question sur les difficultés de sortie d’une catégorie de films. Ma réponse fut nette et précise : «Pourquoi toutes ces résistances à écouter et à entendre notre voix ? A croire en notre sincérité, en nos possibilités ? Nous le savons un petit peu… Cela a pour nom : Poitiers, la prise de Constantinople… Bref, l’arrêt de la barbarie devant la civilisation… Alors, il faut informer patiemment, s’allier avec le temps, historique pour reconquérir un espace qu’ils occupent ici et là, hier au Vietnam, aujourd’hui en Palestine.» (Cahiers du cinéma et Le Monde de février 1976).
Le deuxième film. Le Vent du sud, est un beau poème, touchant, émouvant même par moments. Décrire (scène du cimetière, fabrication de la galette, cheminées fumantes), s’appesantir sur ce monde (la paysannerie) longtemps évacué par les négations historiques (féodale et impérialiste), ce n’est que justice. Ce monde, après tout, c’est le nôtre, c’est l’Algérie (80% de la population sont paysans ou semi-urbanisés). «Du passé faisons table rase» mais, attention, la table ici ne contient pas les restes du couscous du vendredi, mais un peuple dont un pied est enchaîné par les démons du vieux monde et dont le reste du corps est en effervescence pour donner un rythme à cette vie d’aujourd’hui, monotone, tranquille, difficile, admirablement rendue par une image intimiste (opérateur : Daho Boukerche). Devons-nous rester sur ces impressions ? Non, car le film appelle d’autres questions, puisqu’il interpelle une Algérie encore mutilée par la gangrène du passé (oppression de la femme) et un peuple engagé dans une R. A. (Révolution agraire) qui conditionne son avenir immédiat (les difficultés sur l’approvisionnement des marchés en légumes et fruits s’étalent chaque jour dans la presse algérienne).
Et quelles sont les réponses à ces questions du film ? Les réponses du film sont justes et simples (il faut libérer les femmes, et la Révolution agraire est un bienfait pour le pays). Mais il y a un hic ! Une réponse est juste quand elle évite le simplisme car celui-ci mène à une voie de garage (impasse). Résumons sans trahir le fil conducteur du film ; le discours filmique : l’action se passe dans un village du Sud algérien, si proche de Dieu et si loin des hommes ! Une jeune fille, lycéenne à Alger, y revient en vacances pour s’entendre dire qu’elle ne reverra plus les «lumières de la ville», puisqu’elle va, elle doit épouser un riche notable, un caïd du coin. Révolte légitime de la jeune fille qui osera (les femmes osent aujourd’hui en Algérie) faire une fugue vers Alger, avec la complicité intéressée ou naïve d’un berger (nous verrons plus loin pourquoi il est intéressé et/ou naïf).
N’est-ce pas idiot d’interrompre les «chemins de la science» au profit d’un mariage de raison ? Voilà pour les démêlés individuels de la jeune fille. Quant à la vie politique, comme chacun sait, il y a une révolution agraire dans la campagne algérienne. Cela concerne les paysans et doit en principe les enthousiasmer ! Point d’engouement, plutôt une désertion de la terre nourricière. Le geste d’un paysan qui prend une poignée de terre en se lamentant sur son aridité le désigne comme «responsable» futur de l’échec de la R.A. Heureusement, la ville, par le biais de son représentant, la science («Quand tout le monde pourra conduire un tracteur et viendra au secours de ces gens qui ne savent pas, ne veulent pas tirer profit de la terre promise». On le sait, de nombreux reportages de la presse nationale le clament : il y a désertion d’une partie de la paysannerie. Filmer et le dire de cette manière, quoi de plus normal, de plus juste ? A ceci près qu’un phénomène social ne peut s’appréhender comme une peinture. Derrière la toile de la peinture, il n’y a rien (tout est dans l’expression matérielle de la forme, dans le visible). Derrière un phénomène social, il y a l’immense grondement des foules criant leurs besoins. Mais alors, pourquoi cette attitude des paysans ? Les raisons sont multiples et complexes. Cela s’appelle, bien sûr, idéologie individualiste, mais aussi isolement (absence d’infrastructures routières, scolaires, sanitaires), salaire, et puis, et puis les mirages de la ville qui entretient beaucoup de parasites grâce précisément au labeur de ces paysans. Tout cela n’est pas formulé par le paysan mais le politique, le cinéaste sait que c’est au parti FLN de l’expliquer et proposer une solution.
Du reste, la création de villages agricoles, l’effort de scolarisation, l’exonération d’impôts pour les paysans sont des pas vers la dynamisation des campagnes. Des pas seulement, car une véritable transformation implique une mobilisation tonique des principaux intéressés. Alors, le scepticisme fera place à la volonté de «déplacer les montagnes». Au fait, dans tout cela (libération de la femme, Révolution agraire), que vient faire la science ? Oh ! bien sûr, l’éducation et la science sont des vecteurs appréciables et il n’est pas question de cracher dessus. Mais les mythes peuvent se transformer en mystification qui déplace les problèmes. De grâce, le «rationalisme» du XVIIIe siècle, «les progrès scientifiques» et tralala du XXe siècle présentent un tableau pas toujours clean dans les pays modernes, pourtant gorgés de richesses.
Rapport science/politique, débat théorique interminable qui s’éclaircit grâce à la mise en pratique de ces concepts quand la politique à la primauté sur les modes. Et pourquoi pas ici chez nous et parmi nous ? Encore un fait à signaler : la présence du «corps nu» (aux yeux du berger) d’une femme algérienne, oui un corps nu d’une femme algérienne dans un film algérien, n’est-ce pas une révolution ? Balivernes ! diront les blasés et autres zazous «libérés». Eh bien ! en Algérie, une femme nue et de surcroît devant un homme (ici, le berger naïf) est l’occasion de mettre les points sur un I majuscule en direction de nos zazous. Une femme en difficulté peut demander un service à un homme ou tout simplement lui adresser la parole dans telles et telles circonstances. La chose est banale ! Pas pour tous car, dans le film, la jeune lycéenne cherche à briser son isolement et à organiser sa fuite. Elle appelle le berger de son père pour lui remettre une lettre pour des amis d’Alger. Elle, une femme, belle, fille du patron daigne s’adresser à moi, dit le berger en son for intérieur. Il y a anguille sous roche, la lettre n’est qu’un prétexte ; voyons, elle cherche autre chose. Et voilà notre berger qui pénètre dans sa chambre dès la nuit tombée.
Oui, elle est là et son corps s’étale devant ses yeux. Les entrailles remuées par un épais refoulement, et par la méconnaissance du corps de la femme, il reste pétrifié, n’osant même pas sauter sur sa proie, jusqu’au moment où la victime se réveille et le met proprement dehors ! Séquence qui cède à la mode de la femme libérée ou bien séquence subversive qui posera enfin le problème de la relation avec le corps, avec l’être-femme ? D’aucuns diront que l’étape première de la libération de la femme est d’abord économique et sociale. Certes, ces problèmes ne sont pas résolus et il faut les résoudre. Mais le rapport entre l’économique et le culturel est dialectique, nous dissent les philosophes. Donner du travail aux gens et les séparer par un voile hypocrite, c’est offrir le spectacle de ces rues, de ces cafés de chez nous envahis par la seule multitude masculine et qui donne le vertige du manque et de la solitude. Et comment ne pas penser ou deviner les femmes dans leurs foyers rêvant de sortir de leur enfermement ? Que d’énergie gaspillée, que d’agressivité exprimée, stock de déperdition qui éloigne de l’horizon, l’étoile de cette Nedjma (belle et admirable de Kateb Yacine) qui a illuminé notre chemin le 1er Novembre 1954.
A. A.
P.-S. : Moyen métrage : La maison brûle, autant se réchauffer de Mouloud Aït Liotna. Des tensions et une longue et pénible journée «adoucissent» le film par la beauté du paysage dans un village près de Tizi Ouzou.
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