Les journalistes «spécialistes» en France comprennent-ils vraiment l’Algérie ?
Une contribution de Yazid Ben Hounet(*) – «Algérie : le président Tebboune est-il francophobe ?» peut-on lire comme titre de la chronique de Sara Daniel (L’Obs du 22 juin 2023). On connaît le procédé. La question, fort peu anodine, participe de la flétrissure. Abordant le sujet de l’hymne national algérien, ce texte constitue en réalité l’énième papier (et non le dernier) de ce que le quotidien Le Soir d’Algérie (édition du 22 juin 2023) qualifie de violente campagne portée par des médias et des officiels français à l’encontre de l’Algérie. Depuis le début du mois de juin, en effet, se succèdent en France des éditos, chroniques et autres analyses très orientés et acerbes. Le premier os sur lequel s’est jetée la meute médiatique concerne l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968 (1) ; le sujet – ou plutôt la dénonciation de ces accords – avait été portée par l’ex-ambassadeur Xavier Driencourt, auteur, quatre mois plus tôt, d’un texte ahurissant et halluciné sur l’Algérie (Figaro, 8 janvier 2023) (2) , et par Edouard Philippe, l’ex-Premier ministre d’Emmanuel Macron ; l’autre os, sur lequel se sont acharnées initialement la droite et l’extrême-droite française, porte sur le décret présidentiel du 21 mai 2023, déterminant les circonstances et les conditions d’interprétation de l’hymne national algérien (3) ; enfin, la dernière polémique en date est relative à la visite d’Etat en Russie du président algérien, Abdelmadjid Tebboune.
Je mets ici de côté la polémique médiatique, très politicienne au demeurant, concernant l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968. En vue du débat parlementaire sur l’immigration, la dénonciation de ces accords internationaux constitue, in fine, une maladroite tentative de séduire une extrême-droite qui s’est initialement et fondamentalement constituée sur la haine de l’Algérie indépendante, une extrême-droite «blanchie» par une certaine classe politico-médiatique, mais qui n’en demeure pas moins l’héritière de l’OAS et du groupe Charles Martel.
J’aborderai plus en détail le sujet de l’hymne national algérien et celui de la visite de Tebboune en Russie, avec encore les mêmes interrogations. Les journalistes en France, que l’on nous présente comme spécialistes (entre autres choses) du pays, comprennent-ils l’Algérie ? Et plus triste encore : lisent-ils les communiqués officiels et les journaux algériens qui, pour une bonne partie, sont en français ?
L’importance même accordée, en France, dans des grands médias à des personnages comme Mohamed Sifaoui et Kader Abderrahim, présentés comme des «spécialistes» de l’Algérie (et d’autres choses), témoigne de l’inanité de l’analyse médiatique à propos de l’ancienne colonie française. Aucun des deux, en effet, n’a publié d’articles ou d’ouvrages scientifiques (évalués par les pairs) sur l’Algérie. Mais ils offrent des gages intéressants du point de vue de l’ex-puissance coloniale.
Le premier, Mohamed Sifaoui, impliqué dans le scandale des fonds Marianne, considère, par exemple, que l’Algérie est le pays le plus raciste au monde (4), rien de moins. Quant à Kader Abderrahim, on le retrouve avec son patron, Emmanuel Dupuy (je laisse le lecteur faire une recherche sur le personnage), à Dakhla, en territoire illégalement occupé, en 2017 (5), puis seul en en 2022 (6) mais, cette fois-ci, engageant le nom de l’Algérie dans un forum international, ayant lieu sous le haut patronage du roi du Maroc et visant à normaliser le fait colonial au Sahara Occidental. Une plainte a été déposée à son encontre en Algérie (7).
Revenons donc aux récentes polémiques médiatiques. Commençons par le décret présidentiel du 21 mai 2023, portant sur l’hymne national algérien.
«Ô France ! Le temps des palabres est révolu. Nous l’avons clos comme on ferme un livre. Ô France ! Voici venu le jour où il te faut rendre des comptes. Prépare-toi ! Voici notre réponse. Le verdict, notre Révolution le rendra. Car nous avons décidé que l’Algérie vivra. Soyez-en témoin ! Soyez-en témoin ! Soyez-en témoin !» Voici donc la traduction du passage de Qassaman, qui fait tant gloser nos «spécialistes» français. Il s’agit du troisième couplet de l’hymne national algérien (qui en comprend cinq), hymne écrit par le poète algérien Moufdi Zakaria, en avril 1955, dans les geôles coloniales françaises (prison de Serkadji). Le décret présidentiel précise que l’hymne sera joué en intégralité lors des commémorations officielles en présence du président de la République (il était alors joué dans son intégralité à de plus rares occasions). Décision souveraine donc s’agissant d’un chant datant de 1955 et officiellement adopté comme hymne national de l’Algérie en 1963.
Comment comprendre alors cette velléité de préciser, le 21 mai 2023, les conditions d’interprétation de l’hymne national algérien. Soudaine montée irrationnelle de francophobie de la part des dirigeants algériens ? Ou est-il possible de penser la rationalité de l’Etat algérien et de ses gouvernants ? Si on opte pour la deuxième option, et que l’on souhaite un peu comprendre le positionnement des autorités algériennes, il suffit juste de lire la presse algérienne. Dans les jours qui précèdent, le 11 mai 2023, Algérie presse service (APS), l’agence officielle de presse algérienne publie en effet une intéressante réponse (8) à la résolution du Parlement européen «sur la liberté des médias et la liberté d’expression en Algérie, le cas du journaliste Ihsane El-Kadi» (9).
Dans le texte publié par l’APS, on peut, entres autres choses, lire ceci : «Cette résolution qui émane apparemment des parlementaires du parti du président français Emmanuel Macron pose encore plus de questions sur cette démarche et sur les relations que souhaite construire cette tendance politique avec l’Algérie. En apparence, ce parti veut renforcer ses relations avec Alger mais, d’un autre côté, il multiplie les coups bas à la construction d’une relation basée sur la confiance. On ne construit pas une relation avec un double langage.» Entre le 11 et le 21 mai, on a pu lire en Algérie, en arabe, en français, en anglais et en tamazigh, de nombreux textes accusatoires à l’égard du Parlement européen, et en particulier des élus du parti d’Emmanuel Macron. La résolution étant présentée comme orientée, comme une volonté de nuire à l’image de l’Algérie, et comme une tentative d’ingérence dans les affaires internes algériennes, qui plus est de la part d’un Parlement largement discrédité et considéré comme corrompu (suite au scandale du Qatargate et du Marocgate).
En somme, et d’une certaine manière, la phrase «On ne construit pas une relation avec un double langage» synthétise assez bien l’esprit du troisième couplet de l’hymne algérien. Que les autorités algériennes aient décidé de le jouer davantage encore dans son intégralité a ici un double sens : elles réaffirment, d’une part, la pleine souveraineté de l’Algérie et son refus viscéral de toute tentative d’ingérence étrangère ; elles rappellent, d’autre part, le double langage, l’hypocrisie, d’une certaine France officielle. Après l’affaire de l’exfiltration de l’opposante Amira Bouraoui par la France et bien d’autres gestes considérés comme peu amicaux, il semblerait donc tout simplement que les autorités algériennes aient décidé de se remémorer un peu plus souvent le «double langage» de la France officielle.
On comprendra également les raisons du report sine die de la visite d’Etat de Tebboune en France, laquelle devait intervenir normalement avant celle effectuée en Russie (d’autres ont déjà eu lieu en Italie et au Portugal).
De la visite du président Tebboune en Russie (14 au 16 juin 2023), les médias français n’ont retenu, pour la plupart, qu’un passage galvaudé, dénaturé – «Poutine est un ami de l’humanité» – sorti de son contexte d’énonciation. Perche médiatique tronquée, mais reprise aussitôt par le «philosophe» à la pensée binaire, BLASTophobe notoire (10) – Bernard Henri-Lévy (BHL) – auteur d’un tweet tout en nuance : «Ainsi donc l’Algérie a choisi son camp : celui du terroriste Poutine, du mafieux Prizojin, des crimes contre l’humanité sans nombre, de la guerre contre les démocraties et, tôt ou tard, de la défaite. Au moins les choses sont claires» (18 juin 2023). Trois jours après, sa collègue Martine Gozlan, contributrice à La règle du jeu (revue fondée par BHL), journaliste reconnue elle aussi pour sa probité et sa subtilité (11), publiait un portrait-charge, également tout en nuance, dans le magazine Marianne.
Forts de leur arrogance et de leur mépris, ces deux compères ont toutefois oublié de mentionner et le contexte et la phrase dans son intégralité. Triste pratique pour des «journalistes». D’autant plus qu’il n’y avait là rien de mystérieux puisque tout cela était expliqué dans… la presse algérienne et en français (notamment). A l’occasion donc du Forum économique international de Saint-Pétersbourg (SPIEF), dont il était l’invité d’honneur, Tebboune a tenu plus précisément ces propos, en présence de Poutine : «Il n’existe point de gagnant dans une guerre : toutes les guerres sont perdues.» Et d’ajouter un peu après : «Je souhaite prospérité et bien-être à l’humanité, notamment aux peuples pauvres (…). Je crois que le président russe, Vladimir Poutine, tient un discours modéré. Je peux déduire, à travers ses propos aujourd’hui, qu’il est un ami du monde, tout comme l’Algérie, hormis envers ceux qui nous sont hostiles.» (12). Langage diplomatique donc invitant Poutine, dans le cadre d’un forum économique international, à la paix et à aider les peuples les plus pauvres.
A vrai dire, cette formule et la visite de Tebboune en Russie n’ont rien d’étonnant quand on connaît le non-alignement de l’Algérie. Il s’agit là d’une posture constante de l’Etat algérien, rappelé (un peu trop subtilement peut être ?), il y a à peine quelques mois (fin décembre 2022), au Figaro, à l’occasion d’une interview réalisée à Alger (par Yves Thréard) (13) : «Je n’approuve ni ne condamne l’opération russe en Ukraine. L’Algérie est un pays non aligné, et je tiens au respect de cette philosophie», avait, en effet, expliqué le président Abdelmadjid Tebboune. Et de préciser juste après : «Il serait bon que l’ONU ne condamne pas uniquement les annexions qui ont lieu en Europe. Qu’en est-il de l’annexion du Golan par Israël ou du Sahara Occidental par le Maroc ?» Formule lapidaire dénonçant à la fois le «double langage»/double standard du Conseil de sécurité de l’ONU, et implicitement de la France, ainsi que la «normalisation» entre Israël et le Maroc, qualifiée en Algérie d’«accords entre colons», puisque conclu au détriment des droits légitimes des Palestiniens et des Sahraouis.
Certes, quelques journalistes et médias en France ont mis, et mettront, en avant le fait que la Russie est le premier fournisseur d’armes de l’Algérie et, ceux plus informés, souligneront que l’Algérie souhaite rejoindre l’organisation des BRICS. Mais aucun, à ma connaissance, n’a mentionné les moments importants de la visite de Tebboune en Russie et qui devraient pourtant interpeller plus directement les consciences françaises (et qui contribuent aussi à expliquer le sens de la coopération militaire entre la Russie et l’Algérie, ainsi que la volonté de l’Algérie de rejoindre les BRICS).
On mentionnera, par exemple, et pour commencer, l’inauguration de la place de l’Emir Abdelkader à Moscou en hommage à ce résistant humaniste, qui sauva la vie de milliers de chrétiens à Damas, et que les autorités algériennes reconnaissent comme le père fondateur de l’Etat-nation algérien moderne. A l’initiative du Conseil de Paris, et de Bertrand Delanoë, une petite et discrète place à proximité de la Mosquée de Paris, porte son nom depuis 2006. Mais il ne s’y trouve ni stèle ni statue. Depuis plus d’un siècle, la France officielle semble toujours rechigner à rendre pleinement hommage à l’un des premiers héros de la résistance anticoloniale (14). On évoquera aussi la remise de la médaille de l’Ordre du mérite national algérien (El Achir) au colonel à la retraite Andreï Pavlenko, en reconnaissance de sa contribution à la neutralisation de milliers de mines semées par l’occupant français le long des frontières algériennes durant la Guerre de libération nationale (15). La presse rappelait également le refus du colonisateur, après l’indépendance de l’Algérie, de remettre les plans des mines posées, et ce jusqu’en 1967. On se remémore alors la séquence terrible du documentaire (en français, je précise) de René Vautier (avec ses collègues Nasr-Eddin Guenifi, Ahmed Rachedi) – Algérie, Peuple en Mmarche (1963) : tous ces enfants alités, mutilés, victimes des mines anti personnel posées par la France et portant le sigle de l’OTAN. Sans doute que les journalistes français et le lectorat en France ne connaissent pas ce documentaire, qui, comme pratiquement tous les films de René Vautier, documentariste anticolonialiste majeur, ont été systématiquement censurés en France. Ils ont, par contre, été diffusés à la télévision algérienne. On signalera, enfin, l’accord de coopération avec la Russie visant à décontaminer les sites des essais nucléaires français dans le Sahara algérien (16).
Dès lors que l’on se donne la peine de lire la presse algérienne, qui est disponible également en français, les choses deviennent donc un peu plus claires et rationnelles. Et cela permet d’éviter les fausses questions et les fausses conclusions qui ne mènent nulle part, si ce n’est à jeter l’opprobre.
On remarquera pour finir que la chronique de Sara Daniel s’achève par un plaidoyer en faveur du Maroc, où une certaine élite française a beaucoup d’intérêts, tout en omettant d’évoquer la question majeure du Sahara Occidental (dernière colonie d’Afrique quand même), le scandale Pegasus, le Marocgate, les nombreux journalistes indépendants incarcérés sous des motifs infamants, le cas de Nasser Zefzafi, leader du hirak du Rif (torturé et condamné à 20 ans de prison) et de ses camarades, les cas de Naama Asfari (torturé et condamné à 30 ans de prison) et des autres militants indépendantistes sahraouis, le massacre des migrants aux portes de Melilla (17), etc.
Elle aurait pu éventuellement, en sus, mentionner le palais de BHL à Marrakech et l’existence de l’agence Bernard Communication Guetta, située dans la ville d’enfance (Casablanca) et portant le nom de cet influent journaliste, devenu député européen macroniste, et qui, pour l’anecdote, a orchestré les auditions qui ont abouti à la résolution du Parlement européen à l’encontre de l’Algérie (11 mai 2023).
Triste propagande, donc, à l’égard de cet «Eden néocolonial» qui n’est pas sans rappeler celle du temps de l’Algérie coloniale (18). Faut-il encore préciser que ce documentaire est en français ?
Y. B.-H.
(*) Anthropologue CNRS, laboratoire d’anthropologie sociale, Paris
1- https://www.gisti.org/IMG/pdf/accord_franco-algerien.pdf
2- https://www.lesoirdalgerie.com/contribution/le-texte-de-xavier-driencourt-un-pur-condense-du-complexe-ducolonisateur-et-de-panique-reactionnaire-93758
3- Cf. p. 6 : https://www.joradp.dz/FTP/JO-FRANCAIS/2023/F2023036.pdf
4- https://www.liberation.fr/checknews/lalgerie-est-elle-le-pays-le-plus-raciste-au-monde-selon-une-etude-comme-laaffirme-mohamed-sifaoui 20210608_6T44BYUPS5E5DF2FRDDESOLM6E/; également mon texte publié dans AOC (22 mars 2019) : https://aoc.media/opinion/2019/03/22/systeme-caste-clan-ruses-algerie-mediocrites-aporiesde-lanalyse-mediatique/
5- https://veille.ma/IMG/pdf/programme-de-la-5-rencontre-internationale-de-dakhla.pdf
6- https://www.veille.ma/+Troisieme-Rencontre-du-Forum-des-Associations-Africaines-d-IntelligenceEconomique+.html
7- http://lecourrier-dalgerie.com/pour-escroquerie-diplomatique-a-dakhla-occupee-le-cnasps-porte-plainte-a-algercontre-kader-abderrahim/
8- https://www.aps.dz/monde/155594-le-parlement-europeen-ajoute-une-couche-sombre-a-sa-credibilite
9- Textes adoptés – Liberté des médias et liberté d’expression en Algérie, le cas du journaliste Ihsane El Kadi – Jeudi 11 mai 2023 (europa.eu)
10- https://www.blast-info.fr/articles/2022/blast-2-bhl-0-iBhmoxZXQZ2eHhSuPhDdKA ; https://www.blastinfo.fr/dossiers/qatar-connection-lenquete-4EOty1cHQsOWTgLNbfgDkg ; https://www.blastinfo.fr/articles/2021/qatar-connection-bhl-au-centre-du-jeu-qatari-HczpSk-KTimxJvsntMfgnw
11- https://www.bdsfrance.org/martine-gozlan-confond-son-journal-avec-un-organe-de-propagande/ ; https://lundi.am/Qui-protege-Martine-Gozlan ;
12- https://elwatan-dz.com/mediation-dans-le-conflit-russo-ukrainien-la-diplomatie-algerienne-a-loeuvre ; https://al24news.com/fr/le-president-algerien-exprime-depuis-saint-petersbourg-son-espoir-de-voir-la-paix-regnerdans-le-monde/
13- https://www.lefigaro.fr/international/abdelmadjid-tebboune-il-est-urgent-d-ouvrir-une-nouvelle-ere-des-relationsfranco-algeriennes-20221229
14- https://orientxxi.info/magazine/pour-une-statue-a-la-gloire-de-l-emir-abd-el-kader-a-paris,1985
15- https://www.aps.dz/algerie/157001-le-president-de-la-republique-decerne-la-medaille-el-achir-de-l-ordre-dumerite-national-a-andrei-pavlenko
16- https://lapatrienews.dz/decontamination-des-sites-des-essais-nucleaires-francais-lalgerie-sollicite-lexpertiserusse/ ; https://lalgerieaujourdhui.dz/algerie-russie-vers-un-accord-de-decontamination-des-sites-des-essaisnucleaires/
17- Cf. https://lundi.am/On-a-dit-que-c-etait-une-bataille-mais-c-etait-un-massacre-contre-l-humanite – ainsi que lereportage de la BBC : https://www.youtube.com/watch?v=MJoL7E4uvuU&t=632s
18- Là encore, je renvoie à René Vautier et en particulier à son documentaire Déjà le sang de mai ensemençait novembre (1984).
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