Contribution de Kaddour Naïmi – Pour un 1er Novembre linguistique en Algérie
Une contribution de Kaddour Naïmi – L’article de Khider Mesloub (1) permet une réflexion sur la solution possible au problème linguistique en Algérie. Après une longue réflexion, une récolte d’informations et des séjours prolongés à l’étranger, j’ai examiné les principales réalisations en matière linguistique dans le monde ; le résultat est un essai avec des propositions pour l’Algérie (2). En voici un bref compte-rendu.
Les nations, soumises à une domination linguistique étrangère se sont libérées de diverses manières.
1) Les intellectuels les plus importants d’un pays renoncèrent à la langue dominatrice et transformèrent leur dialecte populaire en langue à part entière sur tous les plans : littéraire, artistique, philosophique et scientifique. L’abandon du latin, langue dominante, a permis l’émergence de toutes les langues européennes sans exception, notamment français et anglais qui concernent l’Algérie.
C’est par la constitution des langues vernaculaires en langues à part entière que les Européens ont réalisé leurs diverses Renaissances dans tous les domaines sociaux. Ce qui manquait dans leurs langues vernaculaires fut pris du grec, du latin et même de l’arabe qui était, à l’époque, une langue scientifique et philosophique, outre que littéraire.
2- En Ouzbékistan, la langue dominante persane fut remplacée par la langue ouzbèke par Alisher Navoiy, connu également sous le nom de Nizâm-al-DDîn ‘Ali-Shîr. Il fut le créateur de la littérature ouzbèke. Dans ce cas, dans la même personne s’incarnèrent l’écrivain et le politicien.
3- En d’autres nations, les intellectuels, cette fois-ci avec les dirigeants politiques du pays, ont abandonné la langue de l’ex-dominateur de leur nation et transformé leur dialecte national en langue à part entière. C’est le cas, en particulier, du Vietnam. A la libération du pays du colonialisme français, le chinois fut abandonné comme langue dominante au bénéfice de la langue nationale, et, davantage encore, sa transcription en caractères latins, pour en faciliter l’usage.
Déjà, en 1971, je signalais dans La Fourmi et l’Eléphant, pièce théâtrale écrite de manière collective sous ma direction :
«Combattant vietminh 2 (sortant un journal et y lisant)
«Le président du gouvernement provisoire (…) sur proposition du ministre de l’Education nationale, décrète :
a- En attendant que soit créé un enseignement primaire obligatoire, l’enseignement de (la langue) quoc-ngu dorénavant sera obligatoire et gratuit pour tout le monde.
b- Dans un an, tous les Vietnamiens au-dessus de huit ans doivent savoir lire et écrire le quoc-ngu (…)
Militant :
Ainsi la langue nationale va progresser !»
4- Les intellectuels les plus importants et leurs dirigeants politiques ont amélioré leur langue plurimillénaire, et l’ont rendue plus accessible à leur peuple. Le chinois traditionnel (繁體, fántǐ) est devenu un chinois simplifié (简体, Jiǎntǐ). En outre, l’apprentissage de ce dernier idiome fut encore plus simplifié par la transcription des mots chinois en caractères latins en inventant le système pinyin. Ajoutons ce génie de la langue chinoise et sa supériorité sur toutes les autres langues (3) : au lieu de s’inspirer d’idiomes comme le grec et le latin dans la formation des langues nationales européennes, la langue chinoise s’est constituée en inventant ses propres termes, y compris techniques. Exemples : train se dit 火车 (huǒchē, feu chariot, équivalent à chariot de feu), téléphone 电话 (diànhuà, électricité voix, équivalent à voix électrique), 电视 (diànshì, électricité vision, équivalent à vision électrique), internet 网络 (Wǎngluò, filet autour), etc.
Dans tous les cas mentionnés soit un groupe d’intellectuels éminents, soit ces derniers en accord avec les dirigeants politiques de la nation, soit un lettré en même temps politicien se sont libérés d’une langue dominante pour transformer le dialecte de leur pays en langue à part entière, avec tout le succès désiré. Afin d’y réussir, il a fallu déposséder les castes élitistes de leurs privilèges, car c’est, avant tout, pour les maintenir que ces castes défendaient les langues dominantes : latin en Europe, persan en Ouzbékistan, chinois au Vietnam, chinois traditionnel en Chine. L’instrument linguistique est d’abord un problème de privilèges de caste : pour maintenir sa position dominatrice-exploiteuse, elle interdit l’instruction du peuple dans sa propre langue, plus aisée pour acquérir les connaissances favorables à l’émancipation sociale.
En Algérie, l’indépendance politique a vu tant les intellectuels que les dirigeants politiques opter pour deux choix opposés. Avant de les citer, écartons deux possibles malentendus. A- L’auteur de ce texte a une double formation linguistique de base : arabe classique et française (y compris latine), acquise avant et juste après l’indépendance algérienne. B- Toutes les langues et dialectes humains sont respectables, s’ils servent leur peuple et constituent un instrument de communication solidaire entre les divers peuples, et non une arme impérialiste ou néocoloniale pour asservir culturellement des nations.
Venons aux choix opposés en Algérie.
1- Les partisans du «trésor de guerre», autrement dit le maintien du français comme langue dominante de communication. Au vu des réussites des pays mentionnés plus haut, cette option algérienne, qu’est-elle, derrière un langage «révolutionnaire» et «patriotique», sinon une fanfaronnade d’impuissant intellectuel en ce qui concerne la langue maternelle, et une aliénation néo-colonisée révélant un mépris pour cette même langue maternelle ? Pourtant, le français s’affaiblit, dominé par la langue anglaise : le langage parlé devient un charabia où pullulent de plus en plus de termes anglais, et les revues scientifiques sont publiées de plus en plus en anglais.
2- Les partisans du «retour aux sources», autrement dit l’adoption de l’arabe classique, en présentant deux arguments : il est la langue des ancêtres arabes et du Livre sacré coranique.
Or, beaucoup de nations musulmanes manifestent une excellente foi islamique en conservant leur langue nationale. Le plus grand de ces pays est l’Indonésie. Donc, la justification religieuse pour l’adoption de l’arabe classique en Algérie n’est pas pertinente. Quant à déclarer l’arabe classique comme langue des «ancêtres» ou des «sources», en Algérie la composante amazighe du peuple se reconnaît en ancêtres et en sources qui précèdent l’arrivée des Arabes. Il faut donc trouver la solution pour l’indispensable unité consensuelle du peuple algérien, d’autant plus que cette unité est de plus en plus menacée par divers agents locaux en relation étroite avec des agences impérialistes ou néocoloniales.
Comme pour le français, la langue arabe classique est de plus en plus envahie par des termes anglo-saxons. Plus grave que le cas du français, l’arabe classique a régressé par rapport à l’époque où il constituait une langue de référence, régression telle que l’arabe classique est aujourd’hui momifié en formules conventionnelles et truffé de termes anglo-saxons jusqu’au ridicule du ridicule, par exemple, «professour» alors qu’existe أستاذ (oustâd), «tilifoune» alors qu’existe هاتف (hatif), «doctour» alors qu’existe طبيب (tabîb), etc.
3- Les thuriféraires de l’anglais. Avec eux, l’Algérie tombe de la poêle néocoloniale française dans la marmite impérialiste états-unienne.
Dans ces trois cas, langue française, arabe classique et anglaise, les intellectuels et les dirigeants politiques algériens, bien que patriotes authentiques, le sont-ils dans le domaine linguistique, avec la définition nationale «démocratique et populaire» ?
En effet, quelles sont les langues du peuple algérien ?
1- L’arabe algérien. Le nommer «darija» serait avaliser son usage péjoratif, voulu par les élitistes de la langue arabe classique. J’ai proposé «djazayria arabiya» (algérienne arabe) et «djazayria amazighia» (algérienne tamazight). On peut gloser sur ces termes ; l’important est d’en débattre sereinement pour trouver les définitions adéquates et consensuelles.
2- Tamazight, langue de la composante amazighe du peuple algérien. Ne le pratiquant pas cet idiome, je l’examine ici uniquement dans la problématique linguistique générale.
Quelle solution en Algérie ? N’est-elle pas celle pratiquée par les intellectuels ou/et les politiciens des nations européennes, ouzbèke, vietnamienne et chinoise ? Autrement dit, se débarrasser de la fainéantise ou incapacité intellectuelle et de la mentalité néocoloniale et, pour y réussir, reprendre l’esprit indépendantiste du 1er Novembre 1954 en l’appliquant dans le domaine linguistique. Rappelons la déclaration du frère Larbi Ben M’hidi : «La Révolution pour la libération nationale est difficile, mais ce qui restera à faire après est bien plus difficile (4).»
Dès lors, pour que les intellectuels et dirigeants politiques algériens d’après l’indépendance nationale soient à la hauteur des prédécesseurs, ne faut-il pas que les premiers œuvrent pour obtenir l’indépendance également linguistique ? Cette exigence implique d’accorder la priorité aux deux langues du pays, la «djazayria arabya» et la «djazayria tamazight», et non pas recourir aux rapiéçages faciles mais destructeurs de la personnalité algérienne.
On connaît l’objection : les dialectes algériens ne sont là que charabia et insuffisance qui rendent ces dialectes incapables de transformation en langues à part entière. Eh bien, c’est exactement ce qu’affirmaient les «élites» partisanes du latin en Europe, pour condamner leurs langues vernaculaires. On constate les mêmes «arguments» : le latin est une langue à part entière et celle des textes sacrés évangéliques, tandis que les langues vernaculaires n’ont pas et ne peuvent pas disposer des termes adéquats pour constituer des langues à part entière. C’est ce «ne peuvent pas» qui est contestable : les réussites examinées plus haut le prouvent. La réaction des intellectuels et politiciens patriotes européens, ouzbèke et vietnamiens fut simple, claire et résolue : se mettre au travail pour améliorer leurs langues vernaculaires en langues à part entière. Ainsi, sont nées, comme déjà mentionné, les langues nationales de ces pays ; et les Chinois ont inventé in extenso les termes nouveaux nécessaires.
En passant, une observation. L’auteur de ces lignes a séjourné pendant une cinquantaine d’années dans d’autres pays que celui où il vit le jour, l’Algérie. Les autres nations connues sont très différentes : France, Belgique (langues francophone et néerlandophone), Italie (langue majoritaire et langues minoritaires) et Chine (langue majoritaire et langues minoritaires). En retournant en Algérie, j’ai ressenti avec un émouvant plaisir des enfants parler entre eux : leur arabe dialectal est pur, très agréable à entendre, sans quasi aucun terme étranger. Il en est de même de l’arabe dialectal constaté parmi les travailleurs manuels. Enfants et travailleurs manuels sont mes professeurs dans l’écriture de dialogues de théâtre ou de film. Ce n’est donc pas un hasard si le poète français Ronsard conseillait, pour transformer le patois en langue, de recueillir toutes les expressions techniques de travailleurs comme les forgerons, artisans, tisserands, ainsi que de vendeurs au marché de fruits, légumes et viandes.
Faut-il – c’est mon cas – avoir vécu très longtemps au sein d’autres peuples, qui ont réussi à transformer leur langue vernaculaire en langue à part entière, faut-il cette condition pour apprécier l’idiome vernaculaire de mon pays natif à sa juste valeur, au point de considérer vital, libérateur et possible sa promotion en langue à part entière ? Quel bonheur de voir des Chinois parler le chinois, des Vietnamiens le vietnamien, des Italiens l’italien, des Belges francophones leur français et des Belges néerlandophones leur flamand, etc. N’est-il pas douloureux, de retour au pays, entendre les adultes de la partie arabophone employer un langage schizophrénique, mélange indigeste entre arabe, français, espagnol, anglais, jusqu’à l’expression «One, two, three, viva l’Algérie !» Dans ces mots, où est la langue algérienne ? Existe-t-il un autre pays au monde où les citoyens profèrent ce genre de galimatias néo-colonisé en guise de proclamation de fierté patriotique ?
Dans l’Algérie d’aujourd’hui, est-il logique de déclarer une légitime fierté patriotique dans le domaine politique, mais, en linguistique, ne pas œuvrer pour transformer les langues vernaculaires en langues à part entière ? Il suffit d’imiter les réussites historiques auparavant signalées. Elles prouvent avec éclat la solution. Elle se réalisa presqu’en une seule génération.
C’est par la transformation de leur langue vernaculaire en langue à part entière que les nations ont construit leur développement dans tous les autres domaines. En Algérie, n’est-il pas temps, soixante années après l’indépendance, d’ouvrir finalement un débat serein, objectif et constructif entre intellectuels et dirigeants politiques pour donner sa pleine signification au projet d’Algérie nouvelle ? Ceux qui objecteraient que le moment n’est pas opportun, à cause de problèmes plus urgents, demandons : alors, pourquoi proposer l’introduction de l’anglais dans l’enseignement ? Les résultats négatifs des tentatives linguistiques précédentes ne suffisent-elles pas à ne pas persister dans l’erreur ? Quel débat scientifique parmi les experts linguistiques algériens a fourni les arguments convenables à l’introduction de l’anglais ? Est-on certain de ne pas être dans le cas «ka’war wa’tî e’laâouar» : roule (sous-entendu la semoule) et donne au borgne ?
K. N.
1- https://www.algeriepatriotique.com/2023/07/11/troquer-le-butin-de-guerre-colonial-contre-le-bulletin-dadhesion-au-colonialisme-linguistique-americain/
2- Librement disponible ici: https://www.kadour-naimi.com/f_sociologie_ecrits_langues_populaires.html
3- Je ne me prononce pas sur le sanskrit que j’ignore.
4- Citation de mémoire.
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