Algérie : les langues, l’idéologie et la géopolitique
Une contribution d’Ali Akika – Avant d’aborder le sujet des langues du pays malmenées par certains idéologues ou soumises à la géopolitique que certains pays utilisent pour amener leurs victimes dans leur giron, voici l’extrait d’un texte que j’ai écrit pour prendre la défense les langues populaires.
Le mot hasard, d’origine arabe, signifie chance (au jeu). Mais ce mot, en échouant sur les rives de la langue française, a été emporté par les tourbillons de la langue de Molière. Il a été habillé d’un autre sens en devenant hasard, synonyme d’inattendu, de surprise, comme si la langue qui l’adoptait avait trouvé un mot pour combler une lacune ou bien pour ne pas tomber dans le ridicule, en assimilant le sens originel de chance en arabe à une sorte de main invisible d’une divinité ; en un mot, un mystère inaccessible à la raison. Les mots sont de précieux auxiliaires qui proposent leur aide pour se confronter à l’énigme de l’étrangeté de lieux de nulle part. Les mots n’abandonnent pas ceux qui les respectent. Ils révèlent en revanche le manque de goût des goujats qui infligent au style et à la grammaire leur paresse ou leur inculture. D’où la nécessité d’identifier des idées ou des certitudes qui s’évaporent aussi vite que des volutes de fumée. Il est préférable, alors, de dénicher les mots qui zigzaguent au milieu des récifs pour se rapprocher des rivages propices à la fertilité et à la densité de nouvelles ivresses.
C’est au théâtre, cet art propice à la tragédie, né nullement par hasard dans la Grèce antique, pépinière des philosophes, que les mots sont bien traités. Et ce n’est pas par hasard, une fois de plus, que le théâtre a survécu aux tumultes de l’histoire par la grâce du sens original du mot chance qui signifie dans la langue mère un concours de facteurs travaillés par l’homme pour résoudre les mystères rencontrés sur son chemin. Que de chance d’avoir doté les hommes d’un si précieux trésor !
Il ne faut pas être nécessairement historien des langues pour savoir que celles-ci, hélas, peuvent se perdre et mourir. Mais par bonheur, il leur arrive d’échapper à ce funeste destin dans des sociétés qui subissent les malédictions de l’histoire. Car une langue, les langues sont des fruits de l’histoire et celle-ci n’y peut rien si ses utilisateurs ne les protègent pas ou ne les irriguent point de sang nouveau. La langue est devenue un trésor au même titre que l’eau et l’air. Oui un trésor car elle n’est pas simplement un outil de communication mais une immense grange qui abrite tant d’autres choses qui ont permis à l’homme de sortir de sa jungle pour comprendre, cultiver, transformer le vaste monde. Transformer, c’est le verbe utilisé par le savant chimiste Lavoisier qui nous apprend que tout se transforme dans notre monde. Et les langues qui ont échappé à la calamiteuse fatalité du destin citée précédemment ont dû leur sauvetage à son utilisation quotidienne et ce, dans tous les domaines de la vie. Et cette pratique a permis de faire des sauts qualitatifs en passant de la parole à l’écrit. Une dernière chose à dire sur la langue, celle-ci n’est pas constituée de matière comme celle sur laquelle a travaillé le chimiste Lavoisier. Elle est une abstraction comme les mots qui la nourrissent et la font fonctionner. Les mathématiques sont aussi des abstractions qui, à l’aide de lettres et de chiffres, aident les autres sciences à percer tant de mystères. Cette petite introduction, parsemée de notions, résume grosso modo les secrets de l’histoire et les qualités des langues.
Ainsi, l’ignorance de l’histoire ou la mauvaise compréhension des notions autour des langues a débouché, hélas, sur des préjugés qui ravalent certaines langues au statut de simples dialectes ou patois. Ces mauvais ou malsains esprits oublient tout bonnement que les langues qu’ils méprisent ont acquis leur titre de noblesse dans les sociétés qui ont jeté dans les caniveaux les préjugés en question. Comment ? En s’ouvrant à leur environnement et en adoptant, quand c’est nécessaire, les mots, les langages, les expressions du voisinage. En empruntant des chemins tortueux, l’homme a fini par se poser des questions, autres que les besoins élémentaires de sa survie, se nourrir et se défendre contre l’hostilité de la nature. La sortie du processus de cette lointaine préhistoire a engendré chez l’homme, grâce à la langue, d’autres préoccupations, notamment les angoisses de la vie et les plaisirs de l’esprit. Et les œuvres de l’esprit qui nous sont parvenues depuis l’aube de l’Humanité sont matérialisées par le dessin, la peinture et l’écriture, et la science a fait le reste en enrichissant les moyens des représentations artistiques.
Comment l’Algérie, une fois redevenue souveraine après la brutale et noire séquence coloniale, comment a-t-elle fait face aux langues qui sont un des éléments constitutifs de la personnalité de la société algérienne ? On se souvient de l’introduction de la langue arabe dans l’enseignement puis l’arabisation de l’administration. La langue amazighe, quelque cinquante après l’indépendance, fut aussi introduite dans les régions amazighes. Quoi de plus normal qu’un pays se réapproprie sa ou ses langues ? Le hic, c’est que l’idéologie mal définie et mal digérée est démunie face à pareille aventure où les moyens humains, technico-pédagogiques, sans oublier l’invisible et grand acteur appelé Temps. (Spinoza parle de l’impuissance de l’homme devant l’écoulement du temps.) Ainsi, au lieu de penser l’architecture de la langue dans sa relation avec le temps, comme la planification des ressources et des objectifs en économie, mais aussi le rôle du facteur temps dans la guerre (on voit les déboires de certains en ce moment en Ukraine), nos idéologues à nous ont fait perdre un temps précieux en opposant langue «savante» et langues populaires. Une opposition imbécile et néfaste (1).
Ainsi, l’idéologie a désigné les langues populaires comme l’arabe algérien et le tamazigh comme des obstacles gênant l’arabe el fousha (arabe classique) comme si celle-ci, belle et riche par son vocabulaire, était menacée. Les hordes et la meute des colonisateurs qui ont déferlé aussi bien au Machreq qu’au Maghreb n’ont pas réussi à égratigner cette langue, adossée à la poésie d’abord et ensuite à la religion, a été une langue des sciences, et a fait découvrir aux ancêtres des futurs colonisateurs les lumières des philosophes de la Grèce antique (2). La thérapie de la surdose idéologique appliquée à l’arabisation a plutôt miné le chemin de l’architecture de l’arabisation évoquée plus haut. Elle a même servi à certains pour introduire leur vision du monde faite de charlatanisme, d’intolérance qui ne pouvait que perturber et fragiliser la société et notamment ses jeunes.
Quant à la géopolitique, d’aucuns s’en servent comme argument dans le choix des langues étrangères à enseigner dans nos écoles. La priorité et l’urgence sont de s’occuper des langues nationales pour qu’elles ne perdent pas pied devant d’autres langues dont les grandes puissances s’en servent pour vendre leur camelote/gadgets ou acheter les votes à l’ONU. Introduire l’étude des langues étrangères dans nos écoles, c’est autant de fenêtres sur le monde scientifique et artistique de la planète. Le monde que nous voyons se construire dans la guerre et contre les injustices offre des opportunités pour ne pas tomber sous les fourches caudines de puissances qui imposent leurs diktats. La sphère des sciences et des technologies n’est plus le privilège d’un pays, un continent, une «civilisation». Ainsi, le monde en devenir met sur la table des notions de solidarité jusque-là ignorée par l’arrogance des puissants. Le pays n’a pas à subir les jeux de la géopolitique, comme certains l’ont fait pour des raisons idéologiques. Il me semble évident que le pays ne doit pas ignorer son environnement géographique et culturel. Comme le pays est à la fois africain, arabe et méditerranéen, aujourd’hui comme hier, ces trois pôles géographiques sont présents dans le pays à travers l’histoire et la démographie.
Un mot pour conclure, la langue, les langues, n’oublions pas qu’elles sont un organe vivant. Les chérir et les tenir à distance des idéologues qui confondent le savoir, les connaissances, l’histoire avec le charlatanisme qui n’est que fuites en avant devant la complexité de la réalité.
A. A.
1- La langue arabe du Coran n’est pas que l’on sache en rupture ou en opposition avec la langue existante dans les tribus de l’Arabie de l’époque de l’islam. Cette langue d’une grande qualité a été immortalisée par les Mouâlaquate, les plus beaux poèmes de l’époque avant la naissance de l’islam.
2- On sait que l’Europe a d’abord connu Aristote par la traduction en langue arabe de ce grand philosophe.
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