L’Etat doit tirer les leçons de vingt ans de prédation sous Bouteflika
Une contribution de Nouredine Bouderba – Le prix des hydrocarbures venant à peine d’augmenter, que le patronat revendique l’essentiel du surplus pétrolier au lieu que ce dernier soit consacré au développement économique et social du pays. Doit-on comprendre que le patronat algérien n’a pas changé et, surtout, qu’il est désormais plus puissant qu’au temps d’Ali Haddad ?
Il y a lieu, d’abord, de noter que dans son «compte rendu» adressé à la présidence de la République, la patronne de la CGEA ne contestait nullement le bien-fondé des amendes mais revendiquait, au vu de l’importance de leur montant et l’impossibilité pour les patrons de s’en acquitter, que les pénalités exigées soient «reconverties en obligation de lancement de projets d’investissements productifs dans leurs (ceux des patrons) domaines d’activité respectifs». Autrement dit, elle revendique ni plus ni moins que l’effacement de ces amendes au mépris du principe constitutionnel d’égalité devant la loi.
Tout le monde sait que l’une des caractéristiques fondamentales du patronat algérien est qu’il ne réinvestit pas ses profits, qui vont enrichir les patrimoines personnels des patrons et ceux de leurs familles, qui préfèrent les investir à l’étranger. Et c’est sur ce point que réside la deuxième revendication de la patronne de la CGEA, puisque, dans sa lettre au Président, elle n’hésite pas à affirmer : «Nous devons prendre en compte les particularités du pays, y compris le problème de la non-convertibilité du dinar et le problème du square. Tout homme d’affaires qui a fait des profits aspire à posséder des biens en Algérie et à l’étranger, comme c’est le cas pour tous les hommes d’affaires du monde entier, mais la loi algérienne ne permet pas ceci. Alors, comment traiter rationnellement cette question ? Est-ce en mettant en faillite les opérateurs concernés, en vendant ou en fermant leurs usines et en mettant des milliers de travailleurs au chômage?» On ne peut comprendre cela que comme une demande de légalisation de l’évasion financière.
Et la patronne de la CGEA de poursuivre : «J’ai adressé à votre haute autorité un recueil comportant des propositions pour répondre à la problématique des opérateurs qui ont investi à l’étranger ou qui ont des biens à l’étranger, qui ont exprimé leur volonté de régulariser leur situation, selon des mesures raisonnables bénéfiques pour toutes les parties.» Autrement dit, elle propose l’amnistie financière au lieu du rapatriement de l’argent objet d’évasion.
Il faut noter, ici, qu’avant ces nouvelles amendes exigées par le comité interministériel qui vient d’être gelé, le patronat en Algérie, malgré les nombreux cadeaux fiscaux et parafiscaux, ne respectait pas, dans sa majorité, la législation fiscale. Il n’y a qu’à lire le dernier rapport (2021) de la Cour des comptes sur la loi portant règlement budgétaire de l’exercice 2019, pour découvrir que le montant des impôts constatés, facturés et non recouvrés, s’élèvent à 5 000 milliards de dinars, soit l’équivalent de 50 milliards de dollars, auxquels il faut ajouter 8 000 milliards de dinars d’amendes non payées. A ces impôts non recouvrés s’ajoutent «les dépenses fiscales», c’est-à-dire, les «avantages fiscaux accordés par l’Etat » qui s’élèvent en 2019 à 693 milliards de dinars.
Et encore, cela ne représente qu’une partie du manque à gagner pour l’Etat, puisque la Cour des comptes, dans son rapport suscité, affirme : «En termes d’exhaustivité, l’administration fiscale ne détient pas une situation précise de l’ensemble des dépenses fiscales accordées en matière d’encouragements fiscaux. Elle se contente de recenser ces exonérations sans déterminer les dépenses fiscales associées aux régimes dérogatoires, et ce, en raison des retards qu’elle accuse dans la mise en œuvre d’un système d’information complet et intégré comportant les différents avantages octroyés.»
La patronne de la CGEA conclut sa lette par : «Je tiens à souligner que le secteur privé est le plus grand employeur de main-d’œuvre du pays et c’est la base de tout développement économique.» Rien de plus faux, comme je vais le démontrer.
1. Dans leur quasi-totalité, les entrepreneurs, en Algérie, ne respectent pas la législation sociale. Moins de 5% d’entre eux reconnaissent le droit syndical qu’ils réduisent à sa plus simple expression, alors que le droit à la participation (délégation du personnel et comité de participation) n’est quasiment pas reconnu, sans parler du détournement de l’argent des œuvres sociales dues aux travailleurs.
2. Le nombre de travailleurs salariés du secteur privé déclarés à la CNAS (2019) s’élève à 1 870 000. Cela représente à peine 33% du total des salariés, tous secteurs confondus (public et privé) déclarés à la CNAS, contre 3 765 000 pour le secteur public – soit 67% du total des travailleurs salariés déclarés par la fonction publique et le secteur économique public. On est très loin du secteur privé «employant 60%» des salariés.
3. A cela s’ajoutent les bas salaires appliqués dans le secteur privé et aussi les sous-déclarations des salaires. Ainsi, selon les budgets des caisses de sécurité sociales de 2019, le montant des cotisations de sécurité sociale versé par les entreprises privées au titre des 1,8 million de salariés déclarés, se s’est élevé à 244 milliards de dinars, contre 809 milliards de dinars versés par le secteur public au titre de ses 3,764 millions salariés déclarés. Ainsi, le secteur privé déclare 1,87 million représentant 33% des travailleurs déclarés à la sécurité sociale au titre desquels il ne verse que 23% des cotisations sociales totales collectées par la CNAS, contre 77% des recettes de cotisation versées par le secteur public au titre de 67% des salariés déclarés. Autrement dit, le secteur public déclare à la sécurité sociale deux fois plus de travailleurs et verse trois fois plus de cotisations sociales que le secteur privé.
4. Dans sa lettre, la patronne de la CGEA affirme : «La même inquiétude est observée chez les opérateurs du secteur de l’industrie pharmaceutique, eux qui se sont mobilisés durant la période du Covid-19 et qui se retrouvent, à présent, en proie à la bureaucratie et aux différentes inspections, à la limite du harcèlement.» La vérité est que, durant la pandémie, on n’a vu que les travailleurs et le personnel du corps médical du public, des hôpitaux surtout, qui se sont mobilisés au prix de leur santé et, parfois, de leur vie, au moment où les prix des consultations, des actes d’exploration et d’analyses et des vaccins dans le privé étaient inabordables pour le commun des Algériens.
Soyons clairs : sur le plan du principe, il ne peut y avoir de développement économique sans l’apport du secteur privé. Mais un secteur privé représenté par des entrepreneurs qui apportent une valeur ajoutée réelle au pays, qui respecte la législation fiscale et sociale et qui oriente l’essentiel de ses profits vers l’investissement au lieu de l’enrichissement des patrimoines familiaux.
Force est de reconnaître que ce sont là des qualités qui font défaut chez la majorité de nos patrons. Pourtant, durant les années 1980 et 1990, les patrons avaient un autre comportement que celui d’aujourd’hui. Le patronat en voie de formation ne constituait pas encore un lobby politique organisé et puissant pour prétendre imposer sa politique à la société. Les pressions néolibérales venaient de l’extérieur, plus particulièrement de la Banque mondiale et du FMI qui, profitant de la fragilité d’une Algérie endettée et de l’affaiblissement des forces patriotiques par le terrorisme islamiste, ont imposé le plan d’ajustement structurel aux terribles conséquences socio-économiques que l’on connaît.
La mutation du patronat algérien vers la prédation a eu lieu avec la venue de Bouteflika. Une prédation qui a fini par faire sortir tout le peuple dans la rue pour dire à la hâchia (clientèle) politique de Bouteflika et aux «capitaines d’industrie» sans industrie : «Klitou lebled ya serakîn» (vous avez pillé le pays, bande de voleurs).
Durant les années 2000, le FCE, l’instrument des patrons, a fini par dicter sa volonté aux PDG des entreprises publiques, aux ambassadeurs, aux ministres et même au gouvernement par le biais de la tripartite. Foncier et privatisation totale du secteur public et des services publics seront au programme du patronat. Même l’enseignement et la santé publique ne devaient pas y échapper.
Les subventions et les transferts sociaux qui constituaient aux yeux du patronat, jusque-là, une nécessité sur le plan social et un avantage comparatif sur le plan économique, étaient devenus nuisibles et il fallait les supprimer. Les patrons commencent, dès 2004, à revendiquer plus de précarité de l’emploi, un retour aux 48 heures de travail (en 2014) et l’augmentation de l’âge de la retraite à 65 ans (en 2016).
En conclusion, je suis un partisan convaincu du libre exercice du droit syndical et du droit d’organisation pour les patrons. Je suis aussi pour la transparence et le droit de défense et de recours pour tous en matière de politique fiscale, comme je suis pour la transparence dans l’octroi des licences d’importation revendiquée par une partie des patrons. Mais je suis aussi et avant tout pour l’égalité des citoyens devant la loi et devant l’impôt. Pour le respect par tous, des législations fiscales, du travail et de la sécurité sociale.
Par ailleurs, et c’est là que réside tout l’enjeu, le surplus financier du pays, généré par l’augmentation des prix du pétrole à partir de 2022, doit servir, en priorité, la relance et le développement économique et social du pays et non une catégorie de privilégiés. L’Etat doit tirer les leçons, toutes les leçons de vingt ans de prédation sous le règne de Bouteflika.
N. B.
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