L’idéologue de la nouvelle Russie Alexandre Douguine : de la réflexion à la géopolitique
Une contribution de Khaled Boualziz – Le conflit en cours en Ukraine, opposant l’Occident et la Russie, s’étend également au domaine des idées et des concepts de la pensée. En ce sens, la réflexion théorique tente de justifier et de conférer une base philosophique à ce conflit. La confiance en l’éthique seule ne suffit plus à établir un monde en déséquilibre flagrant, tant sur le plan cognitif qu’existentialiste. Certains préfèrent désormais la philosophie de la volonté de puissance, qui considère la puissance comme un concept clé pour créer des équilibres régissant le monde.
Après la fin de la guerre froide et la victoire sur le communisme, les Etats-Unis et l’Occident ne peuvent plus tolérer un retour à la bipolarité et à la dispersion du contrôle sur les marchés, les routes maritimes, les bases militaires et d’autres ressources essentielles. Ainsi, les idées nietzschéennes resurgissent maintenant en tant que concepts théoriques, émergeant de l’Occident colonialiste qui se sent contraint de justifier davantage de conflits et de dominations. Il cherche à transformer le néolibéralisme en un système d’appropriation basé sur la puissance, les libertés et les droits, renforçant ainsi le concept de domination unipolaire en le présentant sous la forme d’un néo-impérialisme ou en maintenant son institutionnalisation militaire, comme c’est le cas avec l’expansion de l’OTAN qui vise à annexer des régions entières de l’Europe, y compris des zones géographiquement sensibles, telles que l’Ukraine.
Alexandre Douguine fut le premier parmi l’élite intellectuelle russe à saisir pleinement les nouvelles idées occidentales. Par conséquent, il suscite un intérêt particulier en ce qui concerne la relation entre un philosophe et un homme de pouvoir, ainsi que la capacité à convertir des idées philosophiques en une force motrice pour enrichir le discours politique stratégique. Cela contribue au développement de plans et de programmes visant à améliorer le niveau des nouvelles batailles idéologiques. Ces batailles sont exploitées par le président russe Vladimir Poutine en réponse aux nouvelles orientations occidentales et dans le cadre de son conflit géopolitique avec l’Occident.
Autant que Douguine est décrit comme l’esprit de Poutine, il possède une position nationaliste soutenant le pouvoir de son pays, considérant la guerre en Ukraine et les sanctions américano-européennes contre la Russie comme faisant partie de cette guerre et intervenant dans la mise en scène du conflit national. Cela rend sa radicalité dans la perspective politique équivalente à sa radicalité dans la perspective philosophique, et dans la formulation de cette philosophie pour qu’elle devienne un instrument efficace pour soutenir l’effort logistique russe dans sa guerre ouverte, pour proposer des concepts liés à la bataille géopolitique avec l’Occident, et pour contrôler la géographie en tant qu’équivalent du contrôle politique, économique et culturel.
La thèse de Douguine porte sur la récupération de la Grande Russie, sa puissance et son retour à des valeurs conservatrices. Il préconise la recherche de la puissance et des mécanismes de confrontation, non pas dans une guerre idéologique virtuelle, mais dans une guerre géopolitique réelle. Cette approche s’oppose à la mondialisation occidentale unilatérale et aux politiques d’expansion occidentales-américaines, en cherchant à défendre les intérêts russes face à des plateformes rivales potentielles.
Douguine soutient que la Russie doit contrôler les voies navigables, notamment la mer d’Azov et la mer Noire, ce qui nécessite une action militaire comme l’annexion de la Crimée en 2014 et des opérations spéciales en Ukraine. Il évoque également le déploiement de bases militaires russes dans les océans Pacifique et Atlantique pour renforcer le contrôle des passages maritimes stratégiques.
L’approche philosophique de Douguine remet en question le concept chronologique de l’histoire et souligne que «la vérité est créée par les réseaux de pouvoir et de domination», influençant ainsi les actions de la Russie. Ses thèses, qu’il appelle la «quatrième théorie», abordent la notion de conscience de soi comme moteur de la puissance et de la diversité. Il critique le libéralisme occidental pour sa centralisation du pouvoir et prévoit que les révoltes nationales et le nationalisme populaire ouvriront de nouvelles perspectives pour des économies émergentes plus libres et humaines.
En fin de compte, les idées de Douguine s’inscrivent dans la recherche d’une «nouvelle nation» et d’une philosophie qui accepte d’être un instrument dans les confrontations géopolitiques à venir, tout en mettant l’accent sur la diversité, la conscience de soi et la multipolarité dans un monde en évolution.
Lier la philosophie au pouvoir signifie travailler à formuler des déclarations et des concepts cohérents et nécessaires, et dans la mesure où le travail stratégique de Douguine dépend désormais de la création d’un contexte sustentant le pouvoir en idées et en renforçant sa représentation en tant que puissance de l’opposition, mais surtout en confrontant la tentation d’un certain narcissisme occidental qui croit dur comme le fer, selon Francis Fukuyama, en la fin idéologique de l’histoire et la prééminence de la civilisation judéo-chrétienne.
Cet antagonisme, qui divise les esprits et les pensées entre les belligérants de ce terrible conflit, laisse également derrière lui des âmes meurtries. Il y a de cela un an, Alexandre Douguine a vu sa fille emportée par la violence aveugle d’un attentat. Si ce conflit perdure, il pourrait bien se muer en une guerre totale, peut-être la dernière de notre humanité en perdition.
K. B.
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