Israël-Palestine : l’Occident vit dans une bulle
Une contribution de René Naba – L’accumulation d’une barbarie à visage humain, suicidaire pour Israël, fera un jour sauter le manteau de plomb qui veut étouffer la Palestine. Tant qu’existeront des Palestiniens, leurs droits ne se perdront pas. Les Palestiniens n’ont pas vocation à être les Indiens d’Amérique du XXIe siècle. L’Occident vit dans une bulle, coupé des réalités, malgré les nombreuses bases militaires qui enserrent le monde arabe, en dépit des non moins nombreux instituts de recherches, de centres d’analyse et de prévisions qui l’auscultent et les innombrables ONG qui le sillonnent.
La dernière flambée de violence entre Israël et les Palestiniens, initiée par le Hamas le 7 octobre 2023, signe de manière patente l’échec de la diplomatie occidentale au Moyen Orient et de ses manigances en vue de marginaliser la question palestinienne, pour la réduire à une variable d’ajustement structurel.
Ironie du sort d’une rare cruauté : l’infiltration massive des combattants du Hamas – première incursion d’une telle ampleur sur le territoire israélien depuis la création de l’Etat hébreu en 1948 – s’est produite dans un pays qui se targue d’avoir mis au point un logiciel d’espionnage ultra perfectionné – le système Pegasus – qui a mis sur écoutes bon nombre de décideurs à travers le monde. Espionner la planète tout entière et «dans le même temps» être sourd et aveugle sur ses voisins fait désordre.
Retour sur cette séquence calamiteuse
Oslo, en 1993, devait ouvrir la voie à la création d’un Etat palestinien en l’espace de cinq ans (soit en 1998), en contrepartie de la renonciation par l’OLP, Organisation de libération de la Palestine, à la guérilla anti-israélienne. Cette concession majeure, sans pareille dans les annales des luttes des mouvements de libération nationale, s’est révélée contreproductive et Oslo, un grand marché de dupes.
Deux des Premiers ministres israéliens, l’ultra faucon Ariel Sharon et son successeur Benyamin Netanyahou, se sont appliqués méthodiquement à vider cet accord de sa substance.
Dov Weisglass, ancien chef de cabinet du Premier ministre israélien Ariel Sharon, confirmera ainsi, dans une interview au quotidien Haaretz, que l’évacuation des implantations de Gaza et du nord de la Cisjordanie avait pour but d’empêcher indéfiniment la création d’un Etat palestinien et cela avec l’accord de Washington.
Préparé en détail par le général de réserve Meir Dagan, à l’époque, son conseiller pour les affaires de sécurité, le plan Sharon mis en œuvre dès son élection à la présidence du Conseil en février 2001 prévoyait, dans le détail, la neutralisation d’Arafat, «un assassin avec qui on ne négocie pas», et la destruction de l’accord d’Oslo, «le plus grand malheur qui se soit abattu sur Israël». Une opération d’intensité croissante visait à isoler progressivement le président palestinien tant sur le plan intérieur que diplomatique.
Pour sa part, Benyamin Netanyahou, dans une interview en 2021, ne sachant pas que les caméras tournaient, s’est vanté d’avoir fait échouer les accords d’Oslo au moyen de fausses déclarations et d’ambiguïtés. Il a déclaré : «J’interpréterai les accords de telle manière qu’il sera possible de mettre fin à cet emballement pour les lignes d’armistice de 1967. Comment nous l’avons fait ? Personne n’avait défini précisément ce qu’étaient les zones militaires. Les zones militaires, j’ai dit, sont des zones de sécurité ; ainsi, pour ma part, la vallée du Jourdain est une zone militaire.»
Glenn Kessler, «Netanyahu: ‘America is a thing you can move very easily’»,The Washington Post, 16 juillet 2010.Vidéo Netanyahu se vantant d’avoir fait échouer les accords d’Oslo de paix
https://www.madaniya.info/2023/09/04/oslo-30-ans-apres-1-4/
Résultat de ce micmac israélien opéré avec la complicité agissante des Etats-Unis, le chef de file du «monde libre» : Yasser Arafat, signataire des arrangements d’Oslo et à ce titre prix Nobel de la paix – avec ses cosignataires israéliens Yitzhak Rabin et Shimon Pérès –, a été confiné dans sa résidence de Ramallah avant de mourir par empoisonnement, selon les révélations du journaliste israélien Amnon Kapeliouk.
Son successeur, Mahmoud Abbas, discrédité par la lourde tutelle de la puissante occupante sur l’Autorité palestinienne, est maintenu sur la ligne de flottaison par les Etats-Unis en vue de servir de garde-chiourme des Israéliens dans sa répression des manifestations palestiniennes contre l’occupant. Au mépris des règles élémentaires de la démocratie, l’octogénaire bureaucrate est maintenu au pouvoir en dehors de toute investiture populaire.
En parallèle, la Cisjordanie a été transformée en un vaste camp de prisonniers à ciel ouvert, quadrillé par plus de 700 barrages militaires, et Gaza, un îlot de misère, soumis au double blocus d’Israël et de l’Egypte, où croupissent près de deux millions de Palestiniens, faisant de l’enclave un dépotoir humain explosif.
En superposition
De l’aveu même du journaliste israélien Ronen Bergman, auteur de l’ouvrage Rise and Kill First: The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations, 2 700 assassinats ciblés ont été orchestrés par Israël depuis l’an 2000, soit en moyenne 40 opérations par an. Les Israéliens n’auront fait que reprendre les méthodes en vigueur en Palestine par les Britanniques, notamment le général Orde Wingate, qui avait créé, dans la décennie 1930 les Special Night Squads (escadrons nocturnes spéciaux) composés de combattants juifs chargés des raids contre les villages arabes en procédant à l’élimination des meneurs.
A ce bilan morbide s’ajoutent cinquante-cinq journalistes palestiniens, dont la correspondante d’Al-Jazeera, Shireen Abou Akleh, de nationalité palestino-américaine, tués par les forces d’occupation israéliennes depuis l’an 2000, date du début de la seconde intifada.
Conséquence de ses dérives, l’armée israélienne s’est dégradée dans une large mesure, «passant d’une armée opérationnelle capable de mener des opérations de combat intensives à une force d’occupation», selon le constat d’Andreas Krieg, du King’s College de Londres.
Pis, même l’ONU est gangrenée par la censure israélienne au point que l’ESCWA a censuré un rapport qu’elle a commanditée elle-même.
En toute impunité, jouissant d’une immunité absolue du fait du veto américain, Israël a ainsi poursuivi son annexion rampante du territoire palestinien, le réduisant à un Etat croupion. Avec la complicité des Etats-Unis et des pays européens, la droitisation extrême de la société israélienne a propulsé, en 2022, au terme de quatre consultations électorales, une coalition xénophobe suprémaciste, pervertissant durablement un pays que ses nombreux sympathisants occidentaux qualifient d’«unique démocratie du Moyen-Orient», stigmatisé pourtant par l’ONG américaine comme pratiquant un régime d’apartheid.
Sauf à considérer l’intégrisme juif plus soluble dans la démocratie que l’intégrisme musulman, comment expliquer, sinon, cette dualité de comportement à l’égard des principaux protagonistes du conflit israélo-arabe ?
Se féliciter de la propulsion au pouvoir de la frange la plus radicale de l’extrême-droite israélienne et ostraciser les formations paramilitaires arabes ou islamistes, alors que tant le Likoud que le Hamas ne prévoient pas dans leur charte, le premier, la reconnaissance de la Palestine, et le second, Israël, et que les «Fous de Yahvé» auront épinglé sur leur tableau de chasse l’ancien Premier ministre, Itzhak Rabin, le négociateur des accords israélo-palestiniens d’Oslo, signe patent d’une volonté de paix, une cible qu’aucun intégriste palestinien, arabe ou musulman, n’aurait jamais rêvé d’atteindre, relève d’un contresens juridique doublé d’une distorsion morale.
Les combattants du Hamas des «animaux» ?
Qu’un dirigeant israélien qualifie les combattants du Hamas d’«animaux» relève de la rhétorique habituelle des dirigeants israéliens
Le bestiaire israélien est, en effet, riche pour désigner les Arabes comme des «animaux à quatre pattes», des «cafards», sans que cette débauche de xénophobie ne suscite la moindre protestation dans les chancelleries occidentales. Sans que les Palestiniens ne soient identifiés pour eux-mêmes, pour ce qu’ils sont, des Palestiniens, les habitants originels de la Palestine. Quand ils ne sont pas qualifiés de «terroristes», ils sont, tour à tour, arabes israéliens ou habitants des territoires (lesquels ?), ou alors, selon leur appartenance communautaire ou ethnique (druzes, bédouins) jamais arabes palestiniens ou, tout simplement, palestiniens.
Dans la mémoire collective palestinienne, le terrorisme pratiqué par le Hamas retentit comme une réplique lointaine du terrorisme pratiqué par les colons juifs contre les villageois de Deir Yassine (1948), de Qibya (1953) voire même contre les camps palestiniens de Sabra et Chatila, en 1982, par l’instrumentalisation de la milice fasciste chrétienne libanaise.
Ilan Pappé et le nettoyage ethnique de la Palestine
Un auteur, Ilan Pappé, nullement suspecté d’antisémitisme, démontera le mécanisme mis en route par les Israéliens pour procéder à un «nettoyage ethnique de la Palestine» (Fayard).
«A la fin de 1947, la Palestine compte près de 2 millions d’habitants : un tiers de juifs, deux tiers d’Arabes. La résolution 181 des Nations unies décide sa partition en deux Etats : l’un doit être presque exclusivement peuplé d’Arabes ; dans l’autre, les juifs seraient légèrement majoritaires. Un an plus tard, c’est un Etat à très forte majorité juive, Israël, qui occupe 78% de la Palestine. Plus de 500 villages ont été rasés, de nombreuses villes ont presque entièrement perdu leur population arabe. Et 800 000 Arabes palestiniens originaires des territoires qui font désormais partie d’Israël peuplent des camps de réfugiés hors de ses frontières», écrit-il.
A l’aide de documents d’archives, de journaux personnels, de témoignages directs, il reconstitue en détail ce qui s’est vraiment passé à la fin de 1947 et en 1948, ville par ville, village par village. Apparaît alors une entreprise délibérée, systématique, d’expulsion et de destruction : un «nettoyage ethnique» de la Palestine. En quelques mois, forts de leur supériorité militaire, de leur accord secret avec le roi de Jordanie, de la passivité complice des soldats britanniques et de l’impéritie de l’ONU, les dirigeants du mouvement sioniste ont organisé le «transfert», par la violence et l’intimidation, d’une population arabe plutôt pacifique, sans défense, abandonnée de tous.
Que les Occidentaux ne s’offusquent donc pas du «terrorisme» pratiqué par le Hamas. Eux qui ont parrainé le terrorisme islamique en Afghanistan contre l’Union soviétique (1979-1989), puis contre la Libye et la Syrie, les alliés arabes de la Russie dans la séquence du «printemps arabe (2011-2021). Eux qui ont conféré le label «Vetted Syrian Opposition» à Jabhat Al-Nosra, la franchise syrienne d’Al-Qaïda, qui fait «du bon travail en Syrie», selon l’expression de Laurent Fabius, ancien ministre français des Affaires étrangères et actuel président du Conseil Constitutionnel.
L’inhumanité génère l’animalité et la férocité la bestialité
Gaza est la portion du globe la plus surveillée de la planète, tant par la surveillance aérienne que par l’espionnage électronique des transmissions de sa population. L’enclave est assiégée depuis près de quinze ans, tant par les Israéliens que par les Egyptiens.
«Déluge d’Al-Aqsa» a réhabilité aux yeux de la grande majorité de la population arabe, le Hamas après sa dérive anti-syrienne au début de la séquence dite du «printemps arabe» (2011). Elle a, en outre, fait voler en éclats les mythes sur lesquels prospérait Israël, à savoir l’un des services de renseignements le plus performants du monde, l’une des armées les plus performantes du monde. Et les représailles massives des Israéliens opérés sans discernement avec usage du phosphore blanc, prohibé internationalement, le mythe de la «pureté des armes» d’une armée «morale».
La guerre d’Ukraine a constitué la première distanciation du «sud global» vis-à-vis de l’Occident. «Déluge d’Al-Aqsa» pourrait avoir pour seconde conséquence de mettre à mal la politique de saucissonnage de la question palestinienne, matérialisée par les accords d’Abraham, l’officialisation des relations entre l’Etat hébreu et les pays arabes périphériques, les pétromonarchies (Bahreïn, Emirats arabes unis), de même que le Maroc et le Soudan.
La duplicité du Premier ministre Benyamin Netanyahou de rechercher la normalisation à marche forcée avec l’Arabie Saoudite, tout en grignotant progressivement le périmètre sacré de l’esplanade de la mosquée Al-Aqsa, a placé en porte à faux la monarchie saoudienne en ce que la gardienne des Lieux saints de l’islam, fondement de sa légitimité, ne saurait cautionner la perte du troisième sanctuaire de l’islam. Une perfidie à tous égards contreproductive.
Toute la question est de savoir si «Déluge d’Al-Aqsa» sera comparable par ses effets à long terme à l’offensive du Têt (1968) de la guerre du Vietnam, qui a marqué un tournant dans la guerre des communistes vietnamiens contre leurs adversaires de Saigon soutenus par les Américains. L’histoire seule le dira.
Au-delà de l’emballement pro-israélien des Occidentaux, il est des vérités qu’il importe de dire.
Primo : en cautionnant inconditionnellement Israël, les Occidentaux sont pleinement responsables de l’échec des accords d’Oslo et de l’anéantissement du projet de création d’un Etat palestinien, générateur de violences cycliques.
Deuxio : le droit à l’existence d’Israël ne doit pas se traduire par le droit à l’annihilation des Palestiniens.
Tertio : le droit à la sécurité d’Israël ne doit pas signifier le droit à l’insécurité des Palestiniens et des autres Etats arabes.
Quatro : le génocide hitlérien ne saurait en aucun cas excuser le sociocide palestinien de la part des descendants des rescapés du génocide juif en Europe occidentale.
Enfin, tant qu’existe un revendicateur, un droit ne se perd pas et tant que des Palestiniens existeront, leurs droits ne se perdront pas. Les Palestiniens n’ont pas vocation à être les Indiens d’Amérique du XXIe siècle.
Le mot de la fin revient à Dominique de Villepin, ancien Premier ministre français, sur France Inter, jeudi 12 octobre 2023 : «La légitime défense n’est pas un droit à une vengeance indiscriminée» […]. «La solution à deux Etats est la meilleure garantie de sécurité que pourrait avoir Israël : avoir un Etat constitué à côté de soi, ça vaut mieux qu’un pullulement d’organisations terroristes, un chaudron mortifère».
R. N.
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