Liban : préfiguration de l’imminente société mondiale
Une contribution de Khider Mesloub – En politique et géopolitique, il est de coutume d’employer le terme de «libanisation» pour désigner le phénomène des conflits intra-étatiques (séparatisme, recul de l’autorité publique, violences interreligieuses), en référence à la guerre civile entre différentes communautés qui a ébranlé le Liban. Autrement dit, le processus de fragmentation de l’Etat résultant de l’affrontement fratricide entre diverses communautés aux intérêts antagoniques. Par extension, depuis lors, on utilise ce terme pour désigner tout conflit intra-national revêtant des caractéristiques institutionnelles dissolvantes à la libanaise.
Dorénavant, à l’échelle planétaire, en matière de crise économique et sociale entraînant une dégradation dramatique des conditions de vie, une paupérisation absolue de la population, sur fond de dislocation des institutions et de délégitimation des autorités, il serait également plus approprié d’employer le terme de «libanisation» pour décrire ce phénomène d’implosion socioéconomique et institutionnel en voie de généralisation mondiale.
Nul doute, le Liban est la préfiguration du futur immédiat réservé à l’ensemble des pays. Nous entrevoyons à l’échelle internationale les préludes apocalyptiques de l’avenir proche avec l’exemple du Liban, en proie à l’effondrement de son économie et à la déliquescence de ses institutions, sur le fond de durcissement autoritaire.
Lourdement endetté, le Liban a annoncé en mars 2020 le premier défaut de paiement de son histoire. Depuis, les réserves obligatoires en devises étrangères du Liban ont vertigineusement chuté, la livre libanaise a perdu 90% de sa valeur sur le marché noir. Plongé dans une crise économique historique, le Liban s’est effondré. Après avoir entièrement levé les subventions sur les carburants, les autorités ont réduit également les subventions sur les médicaments et la farine, précipitant la majorité de la population dans une grande misère.
C’est la pire crise économique au monde depuis 1850, selon la Banque mondiale. «La crise économique et financière est susceptible de se classer parmi les dix, voire les trois épisodes de crise les plus graves au niveau mondial depuis le milieu du XIXe siècle», indiquait la Banque mondiale dans un récent rapport. La monnaie libanaise a perdu 90% de sa valeur, son économie s’est contractée de plus de 20% depuis 2020. «Sous réserve d’une incertitude extraordinairement élevée, le PIB réel devrait se contracter de 9,5% supplémentaires», toujours selon la Banque mondiale, obérant tout espoir de reprise économique.
Plus de 80% des Libanais vivent en dessous du seuil de pauvreté national, sans revenus, sans électricité, sans chauffage, sans eau, sans essence, sans médicaments, sans soins, sans éducation nationale, sans culture, sans possibilité de voyager faute de visa. Autrement dit, ils sont enterrés vivants dans un pays transformé en purgatoire terrestre. Sort apocalyptique qui attend la majorité de la population mondiale, déjà largement paupérisée du fait de la contraction de ses revenus et du renchérissement des prix des matières énergétiques et produits de première nécessité.
Autre phénomène observée au Liban, la dislocation de l’armée libanaise, une armée en proie à une hémorragie de ses effectifs. En effet, l’institution militaire, assaillie par la plus grave crise financière du pays, assiste à la désertion de milliers de soldats, décampés en raison des conditions économiques désastreuses, de la modicité de leur solde – passée de 800 dollars à 20 dollars du fait de la dépréciation de la monnaie libanaise. Le gouvernement ne peut plus payer son armée. L’armée libanaise déguenillée est réduite à vivre de colis alimentaires et de soutien médical, d’assistanat.
Aujourd’hui, la dévaluation monétaire a fait fondre les salaires en livres libanaises des soldats, mais également le budget de l’institution militaire, menaçant sa capacité opérationnelle. Dernier rebondissement : par crainte d’une dislocation totale de l’armée et, corrélativement, de l’effondrement du pays, les Etats-Unis envisagent de verser directement les soldes à la troupe pour maintenir à flot cette institution militaire de plus en plus désertée.
Le même phénomène sévit au sein de la police. En outre, nombre de soldats et policiers doivent cumuler d’autres emplois pour arrondir leur misérable salaire.
Autre signe symptomatique de la régression sociale, pour ne pas dire de décadence de la société libanaise : les femmes, du fait de la cherté de la vie provoquée par l’hyperinflation, du dérèglement de leurs conditions sociales générées par l’hémorragie financière et la fuite des capitaux, n’ont plus les moyens de s’acheter des serviettes hygiéniques, passées, en fonction des marques, de 2 dollars avant la crise à 20 dollars aujourd’hui. Alors, chaque mois, durant leur période menstruelle, les femmes recourent à de vieux chiffons, voire, pour les mamans, aux couches de leur bébé.
Par ailleurs, pour survivre, de nombreux Libanais citadins ont dû retourner à la campagne, dans leur village d’origine, pour s’adonner à l’agriculture, afin d’en tirer quelques subsistances.
De fait, le Liban, pays autrefois appelé la Suisse du Moyen-Orient, aujourd’hui précipité dans la paupérisation absolue, est en voie de se transformer en Yémen, pays ravagés par la famine. L’effondrement du système éducatif est imminent. Comme c’est le cas déjà de son système de santé sinistré.
Ainsi, l’ancienne «Suisse du Moyen-Orient» préfigure la chute du monde capitaliste.
La classe dirigeante parasitaire libanaise fait subir au peuple une violence sociale poussée au paroxysme. Aussi, pour manifester sa colère contre cette classe dirigeante corrompue, aux cris de «cette classe dirigeante nous tue tous les jours», régulièrement, le peuple libanais s’empare de la rue pour dénoncer la dégradation de la situation économique et réclamer le départ de la classe politique jugée incompétente et corrompue. Certains manifestants ont même attaqué les banques.
Pour calmer les ardeurs subversives du peuple libanais, conjurer la révolution sociale, la classe dirigeante mafieuse libanaise brandit systématiquement, de manière machiavélique, la menace de la guerre civile, de sinistre mémoire.
Au Liban, tous les clans oligarques, du Hezbollah aux Druzes, en passant par les chrétiens et les sunnites, œuvrent de concert pour le maintien du pouvoir bourgeois en place, la pérennisation des classes possédantes. La bourgeoisie libanaise préfèrera une nouvelle guerre civile que de devoir subir une révolution sociale, fatale pour son pouvoir. Pareillement, les classes dominantes des grandes puissances préfèreront déclencher une guerre mondiale pour prévenir toute révolution prolétarienne.
K. M.
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