Interview – Soufiane Djilali : «C’est la fin d’un cycle dominé par l’Occident !»
«La raison a déserté la scène occidentale», constate le président de Jil Jadid, pour lequel les risques d’une troisième guerre mondiale ne peuvent être écartés. Sur le plan interne, Soufiane Djilali dresse un constat «incontestable», selon lui. «Il n’y a plus de vie politique et la gestion officielle semble aller vers une fermeture plus grande encore», prédit-il, non sans pessimisme. Interview.
Algeriepatriotique : Dans une lettre ouverte que vous avez adressée à Mme Arwa Shobaki, directrice générale de POMED (Project on Middle East Democracy), vous lui annoncez votre refus de recevoir le prix que son organisation vous a décerné. Que représente ce prix et pourquoi l’avez-vous refusé ?
Soufiane Djilali : Oui, en 2019, POMED m’avait décerné un prix pour honorer mon parcours en faveur de la démocratie en Algérie. Dans ses documents de présentation officielle, cette ONG reconnaissait le fait que les Etats-Unis n’agissaient pas toujours de manière impartiale vis-à-vis des différents partenaires et que la démocratie ne pouvait se construire dans nos pays que de manière endogène. Autrement dit, POMED était contre les méthodes d’imposition de l’Etat de droit par la contrainte extérieure, c’est-à-dire, à l’image de ce qui s’était fait en Irak ou en Libye. Je n’avais aucune raison de mettre en doute cette profession de foi, d’autant plus qu’en dehors de la remise du prix à Washington, il n’y avait entre nous aucun lien particulier. Je rajoute qu’à l’époque, au moment où j’ai eu la proposition du prix, j’avais fait un courrier adressé au ministère des Affaires étrangères pour demander s’il n’y avait pas une observation particulière sur cette ONG. Courrier resté sans réponse à ce jour.
Avec le drame actuel de Gaza et la position très engagée en faveur d’Israël de la part du président américain et donc du Parti démocrate, j’ai estimé, en toute conscience, que je ne pouvais plus garder ce trophée, alors que POMED n’avait pas, au moins dans un premier temps, condamné franchement le comportement criminel d’Israël qui, non seulement avait spolié les Palestiniens de leurs terres ancestrales, mais les considère comme des «animaux humanoïdes» et donc légitimement passibles d’une extermination.
Dans votre lettre, vous affirmez entretenir, au nom de votre parti, «une relation sereine et empreinte de respect mutuel avec le corps diplomatique états-unien et à leur tête, les ambassadeurs successifs». Avez-vous fait part à l’ambassadrice actuelle de l’indignation des Algériens face aux crimes commis par l’entité sioniste contre les Palestiniens ? Si oui, quelle a été la réponse de Mme Elisabeth Moore Aubin ?
J’ai eu à rencontrer à certaines occasions officielles l’ambassadrice des Etats-Unis. J’ai eu l’honneur de la recevoir au siège du parti, au mois de mars passé, pour un entretien amical et franc sur ce que sont les relations entre nos deux pays et sur les perspectives de leur développement dans l’intérêt des deux parties. Les Etats-Unis sont la première puissance au monde et les relations avec l’Algérie ont été, malgré les vicissitudes de l’histoire, plutôt positives. Je rajoute que si les gouvernants prennent des positions qui peuvent être inacceptables à nos yeux, il ne faut pas condamner les peuples. D’ailleurs, je dois dire qu’il y a eu bien plus de manifestations en faveur des Palestiniens aux Etats-Unis que dans plusieurs pays arabes. Je pars du principe qu’il doit y avoir des relations d’intérêt entre les Etats et qu’il ne faut pas mettre l’ensemble des peuples en accusation en cas de désaccord. Pour revenir à l’ambassadrice des Etats-Unis à Alger, depuis notre dernier entretien dont l’opinion publique avait été informée, nous n’avons pas eu l’occasion de nous reparler.
Que signifie, selon vous, la valse des principaux chefs d’Etat américain, allemand, français, britannique, etc., en Israël ? Est-ce vraiment pour apporter leur soutien au régime de Tel-Aviv comme le disent les médias occidentaux, ou pour demander à Netanyahou en off de mettre fin à sa «contre-offensive» sanglante à Gaza ?
Il est difficile de connaitre la teneur des conversations entre les chefs d’Etat et les responsables de l’entité sioniste. Cependant, à travers leurs déclarations publiques, il n’y a aucun doute qu’il s’agissait plutôt d’un appui direct et d’un feu vert pour le génocide de Gaza. Il n’y a qu’à voir comment les médias mainstream, de façon unanime, ont encouragé tous les prétextes sionistes pour couvrir ce qui se préparait : une extermination physique à large échelle des Palestiniens et un transfert de population vers le Sinaï égyptien et probablement vers la Jordanie.
L’Occident en général ne cache pas son alliance stratégique et son amitié avec Israël. Pour le monde, dit civilisé, la guerre et ses atrocités ne sont que l’un des moyens avec lequel ils obtiennent des avantages géopolitiques. Il n’y a là-dedans ni droits de l’Homme ni démocratie ni justice. Ces thèmes ne sont que des discours pour occuper les élites des pays ciblés par les puissances prédatrices.
Que faut-il retenir de la situation chaotique qui prévaut au Proche-Orient actuellement ?
Le Proche-Orient est devenu l’épicentre d’un séisme géopolitique. Il est le point focal d’une guerre qui peut devenir mondiale. Comme l’écrivait un auteur, la Palestine c’est trop peu de géographie mais beaucoup trop d’Histoire. Regardez les peuples dans le monde, y compris dans les pays dont les gouvernants soutiennent aveuglément Israël. Partout, les citoyens libres manifestent pour soutenir les Palestiniens. Aucun autre conflit dans le monde n’a cette puissance émotionnelle. Partout, il peut y avoir des guerres d’intérêts entre les Etats. Mais la conscience de l’humanité est profondément troublée par l’incroyable injustice qui est commise à l’encontre des Palestiniens. Il y a une poignée d’idéologues qui ont considéré que leur Dieu leur avait octroyé cette terre et ne comprennent pas que les autres peuples ne s’exécutent pas devant cette volonté divine. L’Occident fait semblant de ne rien voir mais c’est exactement ainsi que les choses se sont passées dans leur logique.
L’Europe traîne une culpabilité vis-à-vis des juifs qu’elle avait toujours maltraités. Aujourd’hui, elle veut oublier, elle refoule les malheurs qu’elle a causés à cette communauté. Alors, elle soutient aveuglément les plus fanatiques d’entre eux sans vouloir se poser les questions de fond. Ajoutons juste à cela, que les questions d’intérêt, d’impérialisme et un grand reste de mentalité coloniale chez certains sont toujours agissants.
Quelle lecture faites-vous de l’attaque d’envergure menée par les résistants palestiniens, une première depuis la guerre d’octobre en 1973 ?
Le 7 Octobre sera gravé dans le marbre. Nous venons d’assister à un renversement du cours de l’histoire qui avait été patiemment orienté par le mouvement sioniste depuis au moins le XVIIIe siècle. Les Gazaouis viennent de renverser la table. Les accords d’Abraham deviennent une chimère. L’arrogance israélienne et l’esprit dominateur qui l’anime, ont été humiliés, le simulacre de la moralité de l’armée israélienne a été définitivement dévoilé.
Comment voyez-vous la suite des événements ? Allons-nous vers l’escalade ou les deux parties l’éviteront-elle dans les jours à venir, selon vous ?
Les Israéliens ont pour leitmotiv que, lorsque la force n’obtient pas de résultats, alors il faut encore plus de force. Ils recherchent constamment la domination et le contrôle total des situations et recherchent l’expansion au détriment des autres peuples. Ils exigent la sécurité absolue pour eux. Or, la sécurité absolue pour les uns signifie l’insécurité absolue pour les autres. C’est une équation impossible, et son résultat effectif est l’insécurité totale pour tous. Aujourd’hui, nous y sommes. Les Palestiniens n’ont plus rien à perdre. Ils sont en situation de prendre le risque de mourir brutalement puisque, sinon, ils sont condamnés à mourir à petit feu. Lorsqu’un peuple n’a plus rien à perdre, il se transcende et réalise des miracles. Les Israéliens ont définitivement perdu la paix, du moins dans la configuration qu’ils voulaient imposer.
Militairement, si Israël, avec l’aide de l’Occident, finit par gagner et prendre le contrôle du territoire, il expulsera d’une manière ou d’une autre tous les habitants. Le Hezbollah libanais, l’Iran et d’autres pays refuseront cet état de fait et le conflit pourra prendre des dimensions inattendues.
Les enjeux dans cette région sont vitaux pour plusieurs puissances. La Chine s’approvisionne en énergie depuis cette région. La Russie est très engagée en Syrie, mais aussi est en alliance stratégique avec l’Iran. La mainmise occidentale du Proche-Orient par l’entremise d’Israël ne sera pas acceptable pour la Chine et pour la Russie. Les risques d’une troisième guerre mondiale qui peut malheureusement devenir nucléaire ne peuvent être écartés.
Par contre, si Israël échoue dans son entreprise d’épuration des Palestiniens, alors la perte de confiance en cet Etat deviendra létale à terme. La grande majorité des Israéliens sont de double nationalité et beaucoup d’entre eux finiront par repartir vers leur pays d’origine. Le mythe de la «terre promise» s’effondrera et Israël devra accepter un Etat palestinien à ses côtés.
Le fond du problème est qu’Israël est né d’un projet eschatologique, et les sionistes n’auront de cesse que lorsqu’ils auront réalisé la prophétie de la venue du Machia’h. Tout le monde a entendu le chef du gouvernement israélien annoncer la réalisation de la prophétie d’Isaïe. Le danger ultime est que nous sommes face à des idéologues extrémistes et racialistes et non pas face à des hommes politiques pragmatiques.
La propagande médiatique, les lobbies pro-israéliens et les ambitions politiques de l’élite européenne et américaine dont ils dépendent font que la raison a déserté la scène occidentale.
En dehors de l’aspect purement militaire, il y a une dimension géoéconomique qui va également être déterminante dans la suite des événements. Cette guerre peut être un accélérateur du déclin économique occidental et jouer très largement en faveur d’un monde multipolaire. La dé-dollarisation, les dettes faramineuses des Etats, l’inflation, le dérapage des programmes sur l’énergie renouvelable, la désindustrialisation, la faiblesse démographique, les crises culturelles, tout cela affaiblit fondamentalement l’Occident et renforcera la Chine, la Russie, l’Inde et de nombreux autres pays du Sud global.
Nous assistons à la fin d’un cycle dominé par l’Occident qui a duré cinq siècles. La suite reste, pour le moment, très incertaine.
Vous avez fustigé l’alignement zélé de l’Occident sur les thèses israéliennes. Comment l’expliquez-vous ?
Il y a plusieurs explications à cela. En plus de la culpabilité de l’Europe due aux ravages de l’antisémitisme et du nazisme du début du XXe siècle, il faut dire que le sionisme est porté non seulement par une partie de la population juive mondiale – il faut bien préciser que beaucoup de juifs sont contre cette situation –, mais aussi par plusieurs Eglises évangéliques. Le protestantisme, contrairement au catholicisme, a très tôt fait alliance avec le sionisme. L’Ancien Testament et surtout l’eschatologie les réunissent fondamentalement. En Grande-Bretagne, cette alliance existe depuis la moitié du XVIIe siècle, lorsque Cromwell renversa la monarchie. Aux Etats-Unis, largement dominés par les WASP (White Anglo-Saxon Protestants), le soutien à Israël accompagne leur foi religieuse.
N’oubliez pas que l’islamophobie, de son côté, vient de très loin, au moins depuis les premières croisades au XIe siècle. La chute de Byzance au XVe siècle aggrava la situation. Rajoutez à cela l’esprit conquérant et «civilisateur» de la colonisation durant le XIXe siècle. Malgré les beaux discours et les dénégations, au fond, les Arabes musulmans (au sens culturel) sont aux yeux des sionistes et de ses soutiens, une race inférieure. Il n’y a qu’à voir les déclarations des politiques et des médias occidentaux qui ne respectent même plus les précautions oratoires.
Jil Jadid et d’autres formations politiques algériennes se sont réunies pour débattre de ce qu’il se passe au Proche-Orient. Quelles ont été les conclusions de cette rencontre ?
Il y a eu deux ou trois rencontres, entre quelques partis, rencontres sanctionnées par des communiqués de condamnation des crimes contre l’humanité perpétrés par Israël et de soutien à Gaza. C’était la moindre des choses. Nous aurions voulu faire bien plus sur le plan populaire, mais les restrictions imposées par les autorités ne nous l’ont pas permis.
Vous avez déclaré, dans une précédente interview, que la vie partisane en Algérie «est difficile et compliquée». La voix des partis politiques est de plus en plus inaudible, que ce soit sur la scène politique, les médias ou encore les réseaux sociaux. Quelles en sont les raisons ?
Le constat est incontestable. Il n’y a plus de vie politique et la gestion officielle semble aller vers une fermeture plus grande encore. Je déplore profondément ce choix. Pour moi, il est incompréhensible et injustifiable. Maintenant, je peux admettre que je n’ai pas toutes les données. Les prochaines semaines et les prochains mois vont clarifier les intentions des uns et des autres.
Ce que je peux dire aujourd’hui, c’est que la société algérienne a accumulé énormément de contradictions et que les plus graves dangers qui nous guettent sont d’abord en nous. Nos repères ont été détruits, l’école est très mal en point, les nouvelles générations sont peut-être plus instruites mais moins éduquées. Les grandes valeurs qui fondent une civilisation sont en train d’être dissoutes, le goût du beau, de l’esthétique, la culture, la belle musique, les bonnes mœurs, etc., tout cela est en phase de dissolution. Face à cette réalité angoissante, je ne vois aucune prise de conscience de la part de notre «élite» politique. Le populisme fait ravage et une grande confusion s’est installée dans l’esprit de larges pans de la population.
L’argent, le paraître, l’accaparement des biens au prix de n’importe quelle forfaiture, de la corruption et du népotisme sont en train de dessiner l’avenir de notre société. Par ailleurs, la paralysie montante de notre système économique étouffe progressivement toutes les initiatives. Beaucoup d’investisseurs sont en train de renoncer à leurs projets. La bureaucratie est devenue un problème mortel. L’administration impose sa logique à elle qui est foncièrement antiéconomique. Beaucoup d’Algériens, les mieux formés et les plus compétents, sont en train de quitter le pays. Nous assistons à une hémorragie. Mon sentiment est que le pays est malmené et que les Algériens attendent vraiment une véritable ouverture. Apparemment, il faut encore patienter pour y arriver.
Nous sommes probablement à la veille de transformations capitales : soit les parties saines de ce peuple réagissent et redressent la situation, soit un implacable défaitisme nous détruira de l’intérieur.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi et Karim B.
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