Interview – Daniel Boukman : «L’Algérie est pour moi une seconde patrie !»
Algeriepatriotique : Durant la Guerre de libération algérienne, vous avez refusé, en tant que citoyen français, de participer à la criminelle guerre coloniale. Pourquoi ce choix et quelles fut la réaction de l’Etat français ?
Daniel Boukman : En novembre 1954, j’avais 18 ans. J’avais quitté mon pays, la Martinique, pour la Métropole, afin d’y poursuivre à la Sorbonne des études de lettres classiques. Comme ceux de mon âge issus d’une petite bourgeoisie coloniale parasitaire nouvellement installée, j’étais alors sous l’emprise d’une idéologie d’aliénation suprême. Je me croyais français mais, très vite, ma militance (patriotique) au sein de l’Association des étudiants martiniquais, de l’Association générale des étudiants martiniquais, la politique des gouvernements français de ces années-là, dont celle livrant une guerre criminelle au peuple algérien, autant de réalités qui, dessillant mes yeux, m’ont permis de mettre en accord mes paroles et mes actes, si bien qu’en octobre 1961, je refuse de revêtir l’habit militaire français d’où mon choix de l’insoumission.
Quand et comment êtes-vous arrivé en Algérie ?
J’ai pu assumer mon choix et échapper aux rétorsions de la part de l’Etat français dans la mesure où, ainsi que trois autres étudiants guadeloupéens, eux aussi insoumis, j’ai été exfiltré de France vers la Belgique par une organisation clandestine composée de Français anticolonialistes, le réseau Jeanson. Ce, avec l’aide de militants du Front de libération nationale, section France, et de membres du Congrès antillo-guyanais pour l’autonomie, qui sera dissous par le gouvernement français en juin 1961et dont le regretté Maitre Marcel Manville était la cheville ouvrière. De Bruxelles, nous avons rejoint le Maroc où, pris en charge par l’Armée de libération nationale algérienne, dans une caserne située dans le Rif, nous avons reçu une formation militaire dans la perspective d’intervenir en Martinique et en Guadeloupe. En 1962, après les Accords d’Evian, le 19 mars, et le cessez-le-feu qui s’ensuivit, nous avons regagné l’Algérie nouvellement libérée où j’ai séjourné à Alger jusqu’en 1981.
Quel a été l’accueil des Algériens ?
L’Algérie, au cours de ce séjour de 19 années, a été pour moi comme une seconde patrie. Je conserve incrusté dans ma mémoire le souvenir d’un moment exceptionnel : l’accueil qui me fut officiellement réservé m’a permis d’aménager au mieux mon exil et, surtout, en fréquentant universitaires, peintres, cinéastes, poètes, romanciers, journalistes, comédiens, metteurs en scène algérien(ne)s, j’ai vécu comme un poisson dans l’eau.
Combien a duré ta présence en Algérie et quelles étaient tes activités, et, selon toi, les traits marquants ?
De 1962 à 1965, j’ai été accueilli en tant que membre à part entière au Théâtre universitaire algérien. J’ai même eu l’occasion, en 1964, de participer à la mise en scène de la comédie Les Théâtreux, que j’avais écrite en français et dont une séquence avait été transcrite en arabe dialectal.
De 1966 à 1981, sous l’égide du ministère de l’Education nationale algérien, au lycée Ibn-Toumert de Boufarik, sous la direction bienveillante du regretté M. Reguieg, j’ai enseigné le français à des filles et des garçons de première [deuxième année secondaire] et de terminale. En complément de mes cours, j’ai animé une bibliothèque, un ciné-club, initié une troupe de théâtre, organisé des sorties-visites en car d’organismes, télévision, agence de presse, école d’art, usine, etc. Autant d’activités extra-scolaires familialement autorisées, ce qui signale la confiance que les parents concernés m’accordaient.
C’est en ces temps-là que j’ai écrit, en français, mes premières pièces par la suite éditées : Chants pour hâter le temps de la mort des Orphée, approche critique de la négritude ; Les Négriers, chronique d’une émigration forcée ; Ventres pleins ventres creux, dénonciation de l’impérialisme occidental ; Jusqu’à la dernière pulsation de nos veines, hommage à la lutte du peuple palestinien ; La véridique histoire de Hourya, le rôle de la femme algérienne pendant la colonisation, la guerre de libération et son devenir après l’indépendance (1).
Quand et pourquoi avez-vous quitté l’Algérie ?
Pour quelles raisons en juillet 1981, je quitte l’Algérie ? En 1968, je fus certes l’objet d’une amnistie, mais les autorités françaises m’intimèrent l’ordre de regagner une caserne pour accomplir mes «devoirs» militaires «inaccomplis». Ordre auquel, pour la deuxième fois, je refusai d’obtempérer et mon insoumission se trouva, de fait, prolongée jusqu’en 1975, date à laquelle une amnistie me fut accordée, cette fois de façon inconditionnelle. Ce qui, en me permettant de légalement voyager et de séjourner aussi bien au sein de la communauté martiniquaise en France qu’en Martinique, m’amena, en concertation avec les militants nationalistes martiniquais avec lesquel(le)s j’avais depuis Alger des contacts permanents, à décider de préparer les conditions d’une implantation en France, première étape pour une installation en Martinique.
Revenu à Paris en 1981, je me suis réinvesti dans diverses activités de militance culturelle. De 1982 à 1987, émissions à Radio Mango composante de Tropique FM radio «libre» antillo-guyanaise, un ciné-club consacré à la projection de films africains y compris maghrébins, écriture et autoédition de mes premiers recueils de poésie en créole martiniquais.
Quand êtes-vous retourné dans votre patrie de naissance, la Martinique ?
En 1999, j’effectue mon retour en terre natale. Bénéficiant du statut d’écrivain édité, de 2000 à 2005, j’enseigne à l’Université Antilles-Guyane langue et culture régionales. De 2006 à 2016, tous les deux ans, je préside un concours de poésie en langues créoles de la Caraïbe. De 2006 à 2010, sous l’égide du Centre international recherches échanges coopération Caraïbes-Amériques, j’anime un atelier «lire/écrire le créole martiniquais». De 2010 à 2018, en créole martiniquais, je réalise sur Radio Martinique, une émission consacrée aux créoles de la Caraïbe et, depuis 2020, sous l’autorité du Centre national de la Fonction publique territoriale, j’ai en responsabilité des ateliers «lire/écrire/produire en créole martiniquais» destinés au personnel administratif des collectivités territoriales de Martinique.
Quelle est votre conception de l’engagement de l’intellectuel sur le terrain social et sur celui créatif de l’art et de la littérature ?
Selon moi, les intellectuel-l-es de nos pays respectifs demeurant aveugles, sourd-e-s aux appels à l’engagement que lance l’environnement socio-culturel au sein duquel ils-elles se meuvent, ces hommes, ces femmes – artistes, écrivain-e-s, dramaturges, journalistes, sociologues et autres – sont coupables du pire des engagements, celui du refus de s’engager.
Il est vrai que dans une situation politique où la liberté d’expression n’est pas entravée, s’engager bénéficie de conditions permettant de contribuer à éveiller/réveiller la nécessaire prise de conscience des destinataires des messages de cet engagement.
Dans les pays où la vraie liberté est mise/remise sous le boisseau, lorsque les voies qu’emprunte en actes et en paroles l’engagement, sont obstruées, s’engager demande des sacrifices qui vont parfois jusqu’à celui de la mort.
De par le monde et à travers le temps, nombreux sont ceux, nombreuses sont celles dont l’engagement mérite d’être connu, reconnu. Il en est un qui, pour moi Martiniquais, demeure une référence : Frantz Fanon. J’ai, modestement, rappelé le tracé de son existence dans Frantz Fanon, itinéraire d’une vie exemplaire, paru aux éditions L’Harmattan en 2016. De son essai Les damnés de la terre, je retiens, entre autres, comme source de réflexion, page 143, Mésaventures de la conscience nationale.
Bien que vous soyez de formation linguistique française, vous avez opté pour la promotion de la langue de votre peuple, le créole. Pourquoi ce choix et quels sont les résultats en termes de réception, en Martinique, d’une part par les intellectuels et, d’autre part, par le peuple, en particulier le plus exploité ? Qu’en est-il du problème «assimilationniste» et «autonomiste indépendantiste» de la Martinique ?
Autant, récemment encore, j’étais politiquement engagé au point de rejoindre le camp des organisations aux mots d’ordre indépendantistes, autant, aujourd’hui, je me suis mis en retraite de ces activités, dont la justesse des mots d’ordre n’a toujours pas de débouchés opérationnels. En Martinique, aujourd’hui, le colonialisme français n’a pas recours aux pratiques criminelles que pendant 130 ans il exerça en Algérie. Avec la collaboration d’individus issus de couches sociales martiniquaises, le colonialisme français distille au sein du peuple divers poisons dont le dénominateur commun vise à chloroformer les consciences et pour ce, sur le plan économique, commercial, éducationnel, culturel, spirituel, l’idéologie dominatrice entretient l’addiction à la consommation, à l’hyperconsommation tous azimuts et intoxique ceux/celles qui en sont la cible, conscientes ou inconscientes.
Au cours des années antérieures, 1960-1990, en Martinique, il y avait les prémices d’une prise de conscience patriotique en raison, entre autres, de l’influence des luttes de libération nationale d’Afrique – dont celle d’Algérie –, d’Asie, d’Amérique latine. C’est alors que des organisations semeuses d’idées chargées d’espérances nouvelles virent le jour : des remises en question du système institutionnel assimilationniste, des mots d’ordre d’autonomie, d’indépendance furent affichés. Comment expliquer qu’on en arrive aujourd’hui à une stagnation, voire à un recul de ces avancées ? Il convient peut-être, abandonnant toute approche idéologique, suite à une nécessaire autocritique, de définir rationnellement une nouvelle stratégie.
Aujourd’hui, mon grand âge aidant, les leçons que je tire de mes expériences passées, des contradictions non surmontées par certains pays libérés du joug colonial, m’amènent en ce restant de vie qu’il me reste à vivre, à consacrer exclusivement mon énergie militante à un secteur à mes yeux porteur de promesses, celui de la sphère culturelle au centre duquel, en Martinique, se livre, actuellement, la «défense et l’illustration» de la langue créole.
J’aime à me présenter en tant qu’écrivain militant culturel martiniquais. Mes premières pièces de théâtre, je les ai produites en Algérie, en français. N’ayant pas jusqu’à mes 25 ans, pratiqué par écrit la langue créole, ce n’est qu’alors que, dans les années 1965 à 1975, en Martinique, le mouvement patriotique s’emparait de cette «arme», que j’ai compris combien le créole, la langue créole nôtre, trop longtemps méprisée, est un élément constitutif de notre patrimoine.
Aujourd’hui que s’ouvre le débat relatif à l’importance du créole martiniquais dans notre quête identitaire, tout en reconnaissant que, pour des raisons historiques, la langue française a sa place dans celle-ci, je me veux partie prenante et opérante dans cette construction. Une construction dont l’édification n’est pas sans entraves. Il existe en Martinique une catégorie (sociale) d’individus se faisant objectivement les comparses des gouvernements français successifs, qui refusent jusqu’à ce jour de reconnaître le créole martiniquais comme langue matricielle du peuple martiniquais.
Propos recueillis par Kaddour Naïmi
(1) La véridique histoire de Hourya, pièce écrite en français, éditée par L’Harmattan en 2004, publiée aux éditions Compagnie L’Autre souffle en 2000 en créole martiniquais, en français, en anglais, en espagnol, mise en scène à Alger, le 11 mars 2023, au Théâtre national algérien (TNA).
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