Albert Camus : de la justice et de la «mère» en temps de colonisation

Albert Camus
Albert Camus. D. R.

Une contribution de Kaddour Naïmi – Durant cette période où le peuple palestinien assène aux colonialistes sionistes la leçon qu’ils méritent, la seule qu’ils comprennent, j’examine de nouveau cette déclaration d’Albert Camus : «Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice.» (1) Cette manière sophiste et byzantine de parler signifie en réalité ceci : croire à la justice rendue aux opprimés, dans ce cas les Algériens colonisés, vient après la défense d’une mère qui fait partie de la population des oppresseurs. Qui objecterait que cette mère est de condition modeste n’enlève rien à sa position sociale : faire partie de la population coloniale et bénéficier des miettes concédées par l’exploitation coloniale.

Un colon sioniste israélien, qui se prétendrait «démocrate», «libéral», «progressiste», «humaniste», etc., ne raisonne-t-il pas de la même manière ? Avant de croire à la justice qui défend les mères palestiniennes, ce colon défend d’abord sa propre mère, donc, au détriment des mères palestiniennes.

Cette position explique la situation actuelle en Palestine occupée : pour la majorité de la population israélienne et pour la majorité de ceux qui la soutiennent dans la sphère capitaliste occidentale, quelques «mères» tuées par la résistance palestinienne – ce qu’une enquête internationale objective devrait prouver – justifie le génocide de milliers de mères palestiniennes.

Quant à ceux qui accordent à la citation susmentionnée de Camus une interprétation qui lui donne une image «démocrate», «libérale» et «humaniste», voici ce qu’il a écrit lui-même, et cela pendant que l’armée coloniale française massacrait la population civile algérienne et les patriotes combattants pour libérer l’Algérie du colonialisme, patriotes qui comprenaient une minorité de juifs et de citoyens d’origine européenne, notamment française, qui considéraient, eux, que la défense de la justice contre le colonialisme primait sur leurs «mères» : «En ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement français en particulier suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont eux aussi et au sens fort du terme des indigènes. Il faut ajouter qu’une Algérie purement arabe ne pourrait accéder à l’indépendance économique sans laquelle l’indépendance politique n’est qu’un leurre.» (2)

Remplacez «juifs, Turcs, Grecs, Italiens, Français d’Algérie» – Camus aurait pu ajouter les Romains et les Vandales – par «juifs israéliens», puis «Arabes» par «Palestiniens», et vous aurez l’argumentation sioniste colonialiste en ce qui concerne la Palestine.

Notons la spécification : «Les Français d’Algérie sont eux aussi et au sens fort du terme des indigènes.» Tiens, tiens ! De toute mon existence pendant l’époque coloniale, seuls nous, les Algériens – Arabes et Berbères confondus – étions catalogués comme «indigènes», même nos écoles, administrativement citoyens de seconde zone. Décidément, Camus s’aide de sophisme et de byzantinisme pour légitimer son illégitime position.

Par chance, le dieu de l’Ancien Testament ne promit pas l’Algérie comme Terre Promise aux Français. Cependant, comme les juifs testamentaires au pays des Cananéens, les Français envahirent l’Algérie par le fer et le sang dans le but du génocide de la population autochtone, à la manière des Amérindiens, pour installer leur auto-déclarée «civilisation», c’est-à-dire un système où l’oligarchie coloniale s’enrichit avec le concours du reste des colonisateurs, au détriment des «indigènes» : les «Arabes» et les «Berbères».

Notons également, dans le texte de Camus, la subtile opposition entre «Berbères» et «Arabes» : diviser pour régner. Malheureusement pour lui, «Arabes» et «Berbères», malgré des problèmes entre eux, combattaient comme Algériens l’ennemi commun colonialiste.

A propos de «mère », un Algérien d’origine espagnole préféra la justice à son père adoptif : le premier se nommait Jean Sénac-Yahia Lahouari et le second… Albert Camus. D’où la rupture entre les deux, à l’honneur de l’enfant adoptif, auteur du magnifique et significatif recueil Matinale de mon peuple. Sénac ne souffrait pas du complexe de supériorité du «petit Blanc pied-noir», comme les juifs installés en Palestine après la Nakba de 1948 se croient, eux aussi, «civilisés» par rapport aux Palestiniens qu’ils ont colonisés et que l’un des dirigeants sionistes considéra comme des «animaux».

Mais, objecteraient les défenseurs de l’écrivain Camus, et sa littérature qui eut l’honneur du prix Nobel ? Edward Saïd note dans les romans de Camus vis-à-vis des Algériens : «Une absence remarquable de remords ou de compassion. […] Ses romans et nouvelles racontent les effets d’une victoire remportée sur une population musulmane, pacifiée et décimée, dont les droits à la terre ont été durement restreints. Camus confirme donc et raffermit la priorité française, il ne condamne pas la guerre pour la souveraineté livrée aux musulmans algériens depuis plus d’un siècle, il ne s’en désolidarise pas. […] On fait de sa fidélité à l’Algérie française une parabole de la condition humaine. Tel est encore le fondement de sa renommée sociale et littéraire.» (3)

Et tel est le fondement de la renommée sociale et littéraire de ceux qui présentent le colonialiste invétéré Albert Camus comme «humaniste», «libéral», «démocrate», «progressiste». Les chiens de garde de tout système exploiteur se présentent toujours avec le plus plaisant maquillage : liberté, démocratie, droits de l’Homme et de la femme, culture, civilisation, mais toujours à l’avantage de l’exploiteur. Et si l’exploité conteste, bombes ! Bombes ! Bombes ! Au napalm, au phosphore sur les «animaux à deux pattes». Les Européens commencèrent à l’époque des «découvertes» du «Nouveau Monde», et leurs descendants continuent de manière identique : les meilleurs mots à la bouche et l’utilisation des armes les plus meurtrières contre les envahis luttant pour leur dignité.

Concluons. Par principe, toute «mère» est égale à une autre, mais une «mère» qui fait partie d’une population colonialiste ne devrait-elle pas renoncer à sa position exploiteuse au nom de cet autre principe : respecter l’indépendance des «mères» du pays conquis par les armes ? Comment ? En quittant ce pays ou, si la «mère» le considère sien, s’allier aux colonisés et combattre contre les colonisateurs.

K. N.

1) Cité par Dominique Birmann, article Albert Camus a exposé aux étudiants suédois son attitude devant le problème algérien, quotidien Le Monde, 14 décembre 1957. Confirmation par Camus de sa déclaration ici : http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fsinedjib.wordpress.com%2F2013%2F11%2F14%2Falbert-camus%2F, vu le 23 janvier 2017.

2) Cité par Edward W. Saïd, article Albert Camus ou l’inconscient colonial, mensuel Le Monde diplomatique, in http://www.monde-diplomatique.fr/2000/11/SAID/2555#nh7

3) Idem.

Comment (13)

    dz
    23 décembre 2023 - 13 h 17 min

    CAMUS C0MME LA TRES grande majorite des pieds noirs etaient pour l algerie francaise c est tout ARRETEZ DE LEURS trouver des circonstances attenuantes

    quoi de plus légitime et plus évident ?
    21 décembre 2023 - 11 h 53 min

    «Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice.»

    Cher compatriote @Kaddour Naïmi, auteur de la contribution, au delà de toute interprétation politique que l’on voudrait bien attribuer à cette affirmation sincère et compréhensible d’Albert Camus, je la trouve en ce qui me concerne légitime qu’un point de vue humain ! Je suis le premier (et je pense que je ne serai pas le dernier) à être d’accord avec cette déclaration en toute circonstance ! Une mère est une mère, je n’ai pas besoin d’expliquer pourquoi à quiconque. Je ne vois pas pourquoi le reprocher à Albert Camus pour en faire un sujet politique d’abord et avant tout !

      Anonyme
      21 décembre 2023 - 15 h 31 min

      « ………Je ne vois pas pourquoi le reprocher à Albert Camus pour en faire un sujet politique d’abord et avant tout ! »
      Parce que Camus en a fait justement une Parabole politique .
      Il serait resté dans ses conditions sociales d Avant la notoriété, peut être aurait il évité ce genre de penchant colonialiste clair et non équivoque
      En tout état de cause le Camus , en dehors de son souvenir pour expliquer de façon simple la condition humaine qui prévaut en Palestine Occupée et genocider , nous est Étranger depuis belle lurette .

      Raïs
      22 décembre 2023 - 17 h 34 min

      Un juif et juif et il est fils de juif et pied-noir colonialiste sans hésitation il le démontre clairement dan son écriture et pensée. Quesque vous voulez de plus, la maladie juive elle-même comme argument ?

      Moi Bubulle
      23 décembre 2023 - 9 h 51 min

      Tout dépend de la mère. La france était la mère patrie de camus, et quelle salope était cette mère. Une mère injuste, une mère indigne, une criminelle, une sadique, une psychopathe, une raciste…
      Votre point de vue humain comme vous dites, c’est-à-dire votre humanisme, vous pousse à trouvez légitime les propos d’albert camus. Moi je peux vous affirmer une chose, si j’avais une mère indigne et coupable de crimes, je serais le premier à la condamner voire à rompre définitivement avec elle si son cas était désespéré. Et ce pour préserver ma dignité d’homme, mon humanité, mes principes et mes valeurs. Car prendre le parti et la défense d’une criminelle, la défendre et ne pas voir ses injustices, c’est être tout simplement complice de ses actes. Donc vous avez tort sur toute la ligne en adoptant le point de vue de camus. Il était le fils d’une france colonialiste, génocidaire et criminelle. Il n’a rien dit car il n’était pas un artiste engagé. Il était un pied-noir qui aimait une Algérie sous domination coloniale française. Il ne voulait pas d’une Algérie algérienne et n’était pas un algérien.

    Anonyme
    21 décembre 2023 - 7 h 41 min

    ,Espérons , Mr Naimi, qu après cette remarquable « decortiquation » des ressorts du Faussaire , les quelques obséquieux et Colonisables de chez nous se feront oublier pour le bien de ………l’humanité.
    Merci .

    Abou Stroff
    21 décembre 2023 - 7 h 33 min

    « Par principe, toute «mère» est égale à une autre, mais une «mère» qui fait partie d’une population colonialiste ne devrait-elle pas renoncer à sa position exploiteuse au nom de cet autre principe : respecter l’indépendance des «mères» du pays conquis par les armes ? Comment ? En quittant ce pays ou, si la «mère» le considère sien, s’allier aux colonisés et combattre contre les colonisateurs. » conclut K. N..

    je pense que la conclusion de K. N. est un concentré pertinent et judicieux de la problématique de la colonisation-décolonisation.

    en effet, je ne puis m’empêcher de relever que, contrairement à certains intervenants (benachenhou, boulaziz et madani, entre autres) sur AP qui placent la problématique concernée dans un cadre religieux (un conflit de religion et/ou de civilisation qui sert, en premier lieu, l’entité sioniste) aussi stérile qu’un caillou couvé par un coucou, K. N. replace le conflit palestino-sioniste au sein d’une problématique coloniale dont le dépassement requiert un processus de décolonisation où la « mère exploiteuse » peut s’allier à la « mère exploitée » pour combattre le colonisateur représenté par les couches sociales dominant l’entité sioniste, i. e. un vestige colonial doublé d’un régime raciste basé sur la religion.

    en termes crus, le conflit palestino-sioniste sera dépassé dès que les forces sociales (quelle que soit la religion à laquelle elles adhèrent) qui aspirent au changement prendront leur destin en main et déconstruiront l’entité sioniste, vestige colonial doublé d’un régime raciste basé sur la religion pour ériger un Etat composé de citoyens formant une société où la religion retrouvera sa juste place, i. e, la sphère privée et ne débordera, à aucun moment sur la sphère publique.

    ceci étant dit, je pense que camus était, malgré ses déclarations nuancées, un colonialiste convaincu par l' »apport civilisationnel » que la france offrait à l’Algérie et qu’il n’y a pas lieu de continuer à disserter sur un écrivain qui, tout compte fait, n’intéresse plus personne.

    Tin-Hinane
    21 décembre 2023 - 2 h 53 min

    Albert Camus est vénère par tous les supremacistes européens, il exalte leur racisme par la littérature et ce qu’elle peut contenir de noble. Même s’il est un bon écrivain, l’engouement qu’il lui est porté n’est pas attaché uniquement aux belles lettre mais bien au racisme qui suinte de sa littérature.
    Tant qu’on ne les aura pas civilisé les européens et leur descendance resteront des brutes épaisses qui veulent massacrer l’humanité pour installer leur propre ethnie et leur propre système inhumain.

      raciste ?????
      21 décembre 2023 - 13 h 13 min

      @Tin-Hinane on peut déduire sans trop se tromper que tu n’as pas lu un seul livre de Camus ! Jusqu’à présent je n’ai jamais entendu un intellectuel algérien, ni un critique littérature, ni un historien, ni ammi Ali dire que Camus est un « raciste » !

      Fodil
      21 décembre 2023 - 22 h 02 min

      L’écrivain albert camus était un colonialiste convaincu au service de sa mère patrie. Il n’a jamais été autochtone d’un pays qui lui étaitétranger. En déclarant les français colonisateurs indigènes, camus montre son profond mépris des algériens leur niant même le statut d’indigènes pour les invibiliser un peu plus. La même attitude des sionistes vis-à-vis du peuple palestinien en tentant d’effacer leur histoire, de nier leur existence sur le sol en tant que peuple autochtone, en les rendant invisibles et inhumains aux yeux des colons sionistes et de leurs partisans occidentaux.
      Quand à la mère, si chère à camus, je conclurais en disant qu’il existe des mères indignes qui mériteraient d’être traduites en justice!

        @Fodil
        25 décembre 2023 - 18 h 45 min

        «…camus montre son profond mépris des algériens leur niant même le statut d’indigènes pour les invibiliser un peu plus. La même attitude des sionistes vis-à-vis du peuple palestinien en tentant d’effacer leur histoire, de nier leur existence sur le sol en tant que peuple autochtone, en les rendant invisibles et inhumains aux yeux des colons sionistes et de leurs partisans occidentaux.»
        «Quand à la mère, si chère à camus, je conclurais en disant qu’il existe des mères indignes qui méritent d’être traduites en justice! »

    che
    20 décembre 2023 - 20 h 17 min

    QUE LES ALGERIENS CESSENT D IDEALISER LA FRANCE JUSQU A AUJOURDHUI LES ALGERIENS TOUTE TENDANCE CONFONDUE ONT LA MEMOIRE COURTE SUR LA SOUFFRANCE DE LEURS ANCETRES NON LA FRANCE N A JAMAIS ETE L AMIE DE L ALGERIE

      El gatt
      21 décembre 2023 - 11 h 17 min

      Que les Algériens cessent de se regarder le nombril jusqu’à en oublier que certains de nos ancêtres se sont sacrifiés pour que nous construisions une nation où il fait bon vivre!

      Pour que notre jeunesse cesse de partir de l’autre côté.

      Maintenant que fafa soit l’amie ou non de l’Algérie, on peut se demander en quoi cette amitié serait positive ou négative pour nous.

      Camus, c’est le passé… il n’appartient plus du tout à l’Algérie actuelle qui est de culture arabe et dont l’islam est la religion officielle. Notre société n’a rien à voir avec les sociétés dites occidentales et française particulièrement. L’Algérie a pris son chemin en toute connaissance de cause. La France en a pris un autre.

      Il nous revient d’assumer les choix que nos dirigeants ont fait en leur temps et de se préparer à solutionner les problèmes que nous allons devoir affronter comme la démographie, le changement climatique qui affecte, et va affecter l’Afrique, les ressources en eau, la dépendance alimentaire, le chômage, l’économie rentière à bout de souffle, l’économie souterraine…. Sans oublier la menace d’une guerre nucléaire qui règlera définitivement la question de l’amitié ou non de la France pour l’Algérie.

      Nous disposons de beaucoup d’atouts pour réussir, mais … cela dépend du joueur. S’il passe son temps à regarder ailleurs que dans son jeu, il est bien évident qu’il risque de gâcher la chance qu’il a. Il l’a d’ailleurs gâchée à maintes reprises durant ces 62 années d’indépendance, mais ceci est une autre histoire.

      Camus raisonnait suivant les données et le vécu de son temps comme tous ceux qui participait aux débats de cette époque… Ferhat Abbas, Sartre, Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Assia Djebar

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