Plaidoyer pour un plan Marshall au profit du Sud algérien
Une contribution de Hocine-Nasser Bouabsa – Fin janvier 2024, la levée de l’immunité parlementaire du membre du Sénat algérien, Abdelkader Djadia, à la suite d’une saisine du ministère de la Justice, fut actée après publication dans le Journal Officiel. C’est en sa qualité d’élu de la wilaya d’Ouargla qu’il accéda à la plus haute assemblée du pays. On lui reproche des faits que ces accusateurs jugent «graves». Alors que lui clame son innocence, arguant que c’est son devoir institutionnel et son rôle obligatoire d’exprimer les soucis des citoyens qui l’ont élu et de rapporter les carences de l’administration aux plus hautes autorités de la République. Cette histoire sulfureuse me renvoie cinquante ans en arrière. Je vous livre mon témoignage personnel sur un événement vécu. Pour, d’une part, ouvrir un débat national sur l’aménagement stratégique du territoire national et, d’autre part, soutenir nos compatriotes du Sud et leur sénateur.
Mon premier voyage dans le Sud
Lycéen, je quittais l’internat du lycée Khaznadar de Constantine en décembre 1974, pour rejoindre ma famille installée à Ouargla depuis que mon père y fut muté, afin d’y passer les vacances d’hiver. C’était mon premier voyage dans le Sud. Afin d’embrasser le maximum de paysages de mon pays, l’Algérie, je décidais de prendre les bus de la SNTV, notre Flixbus national – couleur orange – jadis, en passant par Sétif, Bordj, Msila, Bou-Saada, Djelfa, Laghouat et Ghardaïa. Ce périple à l’âge de seize ans m’a profondément marqué. Cinquante plus tard, j’ai toujours en mémoire les belles images d’une grande partie du trajet, mais je garde en moi aussi un traumatisme et une amertume liés à mon séjour dans la capitale du Sahara central. Explications.
Misère étouffante
Quelques jours après mon arrivée à Ouargla, mon père me proposa de visiter la vielle ville en compagnie de son chauffeur. Avant de me laisser partir, il me dit : «Aujourd’hui, tu vas découvrir une partie de l’Algérie que tu ne connaissais pas.» Il avait raison. En pénétrant dans la Casbah d’Ouargla, je découvrais pour la première fois que l’Algérie n’était pas seulement blanche, mais aussi noire. Je découvrais aussi la pauvreté au sens propre du terme. C’était la première fois de ma vie que je fus confronté à une misère aussi étouffante. Et Dieu sait que la misère ne manquait pas dans les montagnes de Jijel, où j’ai vu le jour. Je garde encore en moi le souvenir toujours vivace d’une vielle femme totalement démunie, assise à côté d’une décharge publique de fortune. C’était le grand choc. Je n’arrivais pas à comprendre qu’à côté d’autant de richesse pétrolière, des compatriotes pouvaient vivre dans des conditions aussi atroces. Le soir, j’ai pleuré. Et, aujourd’hui, une tristesse terrifiante m’envahit lorsque je revois les images de cette vielle étique et fragile qui, bien qu’entre-temps certainement décédée, hantera toujours ma conscience sociale.
Echec de la politique égalitaire
Destin ou hasard, le lendemain de ma visite à la vielle ville, Mohamed Attaïlia, colonel à l’époque, et le staff commandant la 4e Région militaire furent conviés à déjeuner chez nous. Sachant que dans notre tradition familiale, les femmes ne servaient pas les hommes «étrangers», c’était donc à mes cousins et à moi qu’incombait le rôle de jouer les serveurs. Electrifié par la colère des images de pauvreté que j’avais vues dans la Casbah de la ville, j’envisageais à plusieurs reprises de renverser sur les invités les tablettes garnis par tous genres de délicatesses que je transportais en simulant une maladresse. Car je les considérais responsables de la situation désastreuse dont je fus témoin.
Partisan de Boumediene jusqu’à la moelle, ayant par ailleurs découvert au lycée une composante révolutionnaire dans la dialectique de l’islam politique des années 1970, je considérais que certains segments de l’ANP avaient failli à leur mission avant-gardiste de gardiens de la Révolution, puisqu’ils furent incapables d’inculquer à l’Etat et à la société algériens l’esprit égalitaire nécessaire à la propagation, l’affermissement et l’épanouissement de la justice sociale que Boumediene voulait instaurer. Mon père, en fin connaisseur de mon langage corporel et de ma personnalité révoltée, me dévora à maintes reprises d’un regard perçant qui me rappela à l’ordre et m’évita de commettre l’irréparable. Avec l’âge, j’ai compris qu’il y a une petite minorité «harkiste», laissée par le colonisateur, qui mine la société et les institutions algériennes, et qui possède, il faut malheureusement l’avouer, des leviers de dominance et de nuisance considérables.
L’Affaire Abdelkader Djadia
Cinquante ans plus tard, il est évident que beaucoup de progrès ont été réalisés. Mais il semble qu’ils ne soient pas suffisants pour réparer toutes les erreurs et les tares. C’est le message que répète le sénateur Abdelkader Djadia depuis plusieurs années. N’en déplaise à ceux qui veulent lui coller l’étiquette de fauteur de troubles, alors qu’il est cadre dirigeant au FLN, un parti connu pour être un satellite du pouvoir. La couverture médiatique uniforme orchestrée contre lui reflète un mot d’ordre soufflé par des milieux qui semblent négliger ou même méconnaître les conséquences désastreuses de leur démarche. On lui reproche entre autres d’«inciter à la haine, à la discrimination et au séparatisme», en raison de la publication d’une vidéo sur Facebook en décembre 2019, à l’occasion de sa rencontre avec le ministre de l’Energie et des Mines et le PDG de Sonatrach.
Tout d’abord : pourquoi déterrer une vidéo après quatre ans ? Dans cette vidéo que je n’ai pas vue, l’accusé aurait rappelé l’opposition des habitants du Sud contre l’exploitation du gaz de schiste. Il exigeait aussi plus d’investissements dans la région d’Ouargla, en arguant que Hassi-Messaoud devait aussi profiter aux citoyens de la région. Il aurait aussi soulevé le problème du manque d’emploi et d’infrastructures sportives. Si c’est de cela qu’il s’agissait, l’accusation dont il est objet serait à mes yeux une injustice et même un danger pour la sécurité nationale. Elle rappellerait aussi les pratiques criminelles de l’îssaba contre laquelle le président Tebboune se bat. On reproche aussi à Abdelkader Djadia d’avoir manqué de respect au président du Sénat qui, selon l’accusé, aurait «magouillé» pour le priver du poste de vice-président de la chambre haute du Parlement. Sans s’attarder sur ce sujet, rappelons que ce président, deuxième homme de l’Etat, est né en 1931 et a donc mérité sa retraite il y a au moins dix ans.
Privilégier les habitants du Sud
Les habitants du Sud, originaires ou migrants du Nord, ont les mêmes droits et devoirs que les autres Algériens. Ils doivent donc autant que ceux du Nord profiter de la rente cumulée grâce à l’exploitation des ressources gazières et pétrolières. J’ajouterais même qu’en raison des conditions climatiques difficiles dans lesquelles ils vivent, l’Etat a la responsabilité de les privilégier. C’est d’ailleurs la seule possibilité de convaincre ceux qui sont sur place d’y rester et d’encourager les populations du Nord, devenu surpeuplé, à s’installer dans cette partie méridionale du pays. Ceci fait partie de ce j’ai appelé au début un «plan d’aménagement stratégique du territoire national», qui doit en outre être accompagné d’une fiscalité intéressante aussi bien pour les entreprises qui investissent dans les activités hors-hydrocarbures que pour les ménages.
Délocaliser la capitale
Une telle option n’est pas nouvelle. Les Etats-Unis ont élaboré une politique spécifique pour rendre l’installation de citoyens étatsuniens en Alaska attractive. Des pays comme le Brésil, l’Arabie Saoudite ou le Nigeria ont créé leurs capitales dans des zones complétement vierges. Pourquoi pas donc une capitale algérienne à El-Goléa (El-Menia) ? Un tel emplacement fortifié à l’intérieur du pays, à au moins six cents kilomètres des frontières internationales, offrirait, en cas de guerre, un avantage immense, en l’occurrence une meilleure défense des institutions étatiques qu’Alger, qui est à la portée immédiate des porte-avions, bâtiments de guerre et sous-marins qui pullulent en mer Méditerranée.
Affirmer l’africanité de l’Algérie
C’est dans cette optique que l’Algérie doit lancer son plan Marshall pour le développement de ses régions du Sud. Dans ce cadre, il faut en outre créer plusieurs hot-spots économiques de grande envergure dans le Sud qui, d’une part, faciliteront son développement et desserreront l’étau démographique sur les Nord, et, d’autre part, mettront en exergue l’africanité de l’Algérie et ouvriront la porte au développement de relations économiques et culturelles durables et profondes avec les pays du continent. Un tel projet peut paraître gigantesque, mais il est aussi objectivement réalisable. En effet, rien ne manque à cette vaste région algérienne avec son potentiel solaire inépuisable, son sous-sol riche en minerais et en hydrocarbures, ses terres potentiellement agricoles et son eau abondante dans les nappes phréatiques et albiennes, qu’il faut protéger contre les faux prophètes et les appétits des pays européens et des multinationales étatsuniennes, qui minimisent les dangers de l’exploitation du gaz de schiste.
Le sujet de cette ressource problématique nécessite que j’y revienne dans une autre contribution.
H.-N. B.
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