Interview – Andrei Kudinov : «Le bilan final dépassera les 80 000 morts à Gaza»
Située à Genève, l’Organisation internationale de Protection civile (OIPC) est l’organisation de référence en matière de sécurité civile. Fondée en 1931 à Paris par le chirurgien George Saint-Paul, l’OIPC, dont l’Algérie est un membre particulièrement actif, intervient dans la prévention et la gestion des crises, en tissant des liens étroits entre les nations et dans la coordination des actions de solidarité internationale.
A Gaza, l’OIPC a ainsi livré des tonnes d’aide humanitaire à la population civile dans des conditions d’intervention particulièrement complexes et difficiles. Cette aide comprenait de la nourriture, des produits d’hygiène, des systèmes de bio-toilettes et des médicaments. Ils ont également collaboré à l’évacuation de ressortissants étrangers de la bande de Gaza. Ces opérations ont été coordonnées sous la direction de M. Andrei Kudinov, secrétaire général adjoint de l’OIPC. Ce dernier a accepté de partager avec nous son témoignage de première main, nous livrant des informations absolument inédites sur la situation humanitaire à Gaza, que ce soit sur l’ampleur des pertes humaines manifestement très sous-estimées ou encore l’attitude surprenante de certains acteurs sur le terrain.
Algeriepatriotique : De retour de Rafah où vous avez passé plusieurs semaines pour venir en aide aux populations civiles de Gaza au nom de l’OIPC, que pouvez-vous nous dire de la situation ?
Andrei Kudinov : La situation est absolument désastreuse pour les civils de Gaza et tout concourt à aggraver encore la souffrance des populations. Ainsi, si nous déplorons déjà la mort d’environ 30 000 personnes, dont principalement des enfants, nos estimations au sein de l’OIPC tablent plutôt sur un bilan de 60 000 morts potentiels en comptant les personnes disparues, prisonnières sous les décombres des immeubles détruits et les blessés graves dont les chances de survie sont très limitées dans un contexte de guerre où les civils sont spécifiquement visés. A l’appui du recul de notre expérience en matière de gestion des catastrophes humanitaires, nous pensons que le bilan final dépassera malheureusement les 80 000 morts à Gaza, représentant environ 3% de la population totale officielle de Gaza.
Faut-il encore ajouter à ces chiffres les personnes blessées dont on estime déjà le nombre au-delà des 100 000, dont beaucoup de victimes définitivement handicapées ou amputées d’un ou plusieurs membres. De même, nous estimons qu’environ un million et demi de Gazaouis vont continuer à souffrir de séquelles psychologiques graves et durables, notamment chez les enfants. La situation est également désastreuse au regard des destructions systématiques du bâti, des équipements, des établissements scolaires, des hôpitaux et plus largement des infrastructures civiles. Ainsi, presque deux millions de Gazaouis sont désormais sans logis, rendant impossible tout maintien de la population dans des conditions de vie humaines dignes et acceptables à l’avenir. Et, enfin, prenez en compte le fait que la population n’a plus aucun accès direct à l’eau et à l’électricité et qu’elle subit désormais la famine, et que des épidémies commencent à apparaître. Ce qui nous laisse craindre tous les pires scénarios.
Vous avez déploré le fait que les populations civiles ne peuvent pas quitter la bande de Gaza. Pensez-vous que l’Etat d’Israël viole toutes les règles du droit humanitaire en filtrant même les populations lorsque ces dernières s’éloignent des zones de combat ou de bombardement au sein de la bande de Gaza ?
Vous connaissez la géographie de la bande de Gaza tout comme moi et vous voyez bien que le territoire est bordé d’une part par la mer Méditerranée et que les espaces terrestres sont entièrement cerclés par un mur et des obstacles barbelés. La seule issue pour les populations civiles c’est le passage de Rafah qui jouxte la frontière sud de Gaza, et même cette issue est fermée par l’Egypte. Du coup, les civils palestiniens essaient de rejoindre ce passage pour sortir par des corridors préétablis, mais, là également, l’armée israélienne a mis en place plusieurs check points, notamment sur l’axe nord-sud, afin de filtrer le passage des populations, arrêtant systématiquement tous les hommes de moins de 60 ans et adolescents à partir de 16 ans, de façon totalement indiscriminée. Selon les réfugiés, ce qui contrevient totalement à toutes les règles du droit humanitaire. Israël utilise d’ailleurs toutes sortes de systèmes électroniques, comme des caméras à reconnaissance faciale, pour identifier les populations et les ficher. D’ailleurs, nous avons été stupéfaits de découvrir que l’armée israélienne disposait de listes très précises de Palestiniens fournies par plusieurs Etats de la région, ainsi que par l’Autorité palestinienne. Même les ressortissants d’autres pays ou les Palestiniens disposant de passeports étrangers n’ont été autorisés à sortir de Gaza qu’après de longues négociations et de nombreuses vérifications d’identité très inhabituelles avec les chancelleries des pays concernés. Nous avons vu la séparation des familles, et les conjoints palestiniens et même les enfants qui n’avaient pas de passeport ne pouvaient pas quitter les lieux vers l’Egypte.
Enfin, ce qui nous a encore étonné, ce fut de constater le fait qu’arrivé à Rafah, les autorités égyptiennes ont confisqué des téléphones de réfugiés pendant le tournage d’une vidéo, leur a demandé de les effacer et ont fait effacer les images enregistrées et ne leur ont donné que 36 heures pour quitter le sol égyptien, leur interdisant même de parler à la presse ou à toute instance officielle internationale. Plus globalement, nous avons pu constater avec un certain désarroi que les civils égyptiens sur place, employés d’hôtel et autres, étaient engagés volontairement jour et nuit pour nous aider à faire passer l’aide humanitaire de l’OIPC, alors que les autorités officielles égyptiennes, notamment les forces de défense civile égyptienne, ne nous ont apporté aucun soutien logistique. L’aide humanitaire faisant même l’objet d’un chantage diplomatique et de négociations de subsides financiers sur lesquels je ne pourrai malheureusement pas tout dire.
Comment qualifieriez-vous l’action des autorités israéliennes ?
Toutes les violations du droit humanitaire international sont visibles à Gaza, au point que je peux affirmer sans risque que je n’ai jamais vu une pareille situation dans aucun autre conflit dans le monde. Israël ne respecte pas les droits humains les plus élémentaires et agit en l’absence de toute responsabilité morale à l’égard de la communauté internationale et en l’absence de toute norme humanitaire. Le contraste est édifiant, par exemple, avec la situation en Ukraine où pratiquement tous les affrontements sont documentés de façon très précise avec une implication des autorités judiciaires ukrainiennes et russes qui ouvrent chacune des enquêtes judiciaires, conformément aux règles d’engagement régies par le droit international. Dans le cas d’Israël, c’est tout au contraire un black-out total. La presse et les agents des organisations internationales sont systématiquement visés.
D’ailleurs, on parle beaucoup du Hamas en tant qu’organisation terroriste dans les médias occidentaux, mais on oublie que la bande de Gaza est sous occupation et qu’Israël en tant que puissance occupante doit répondre d’obligations en termes de droit international et de droit de la guerre, notamment protéger les populations civiles. Or, ce que nous observons, c’est tout le contraire. Rien n’est en mesure d’arrêter Israël sur le terrain. Et, dans ce cas, à mon avis, Israël ne se comporte pas comme un Etat, mais comme une organisation dont vous qualifierez la nature à votre guise.
Que devrait faire la communauté internationale face à ce désastre ?
Aujourd’hui, il est clair que la communauté internationale à l’image des ONG et des organisations internationales a totalement disparu sur le terrain, à l’exception notable du CICR qui réalise un travail exceptionnel dans des conditions inimaginables. Beaucoup de pays ont livré d’importantes quantités d’aide humanitaire sans que celle-ci ne puisse être livrée aux populations qui sont confrontées à un dénuement total. D’ailleurs, le monde entier peut constater avec horreur qu’Israël utilise contre des civils des armes terrifiantes, comme des bombes d’une tonne dont le champ de létalité couvre un périmètre de 400 mètres autour du point d’impact. Quand l’on sait que l’aviation israélienne a largué plus de 30 000 bombes en tous genres sur les bâtiments d’habitation, je vous laisse imaginer toute l’ampleur des dégâts humains et matériels. Tous ces bombardements cumulés sur Gaza représentent l’équivalent de plusieurs bombes d’Hiroshima. Nous avons, d’ailleurs, pu ausculter des victimes palestiniennes de bombardements au phosphore blanc et vous pouvez constater l’horreur des blessures et les souffrances que continuent d’endurer ceux qui parviennent à en survivre. Nous avons nous mêmes été choqués par la gravité des plaies et il nous a été difficile de regarder même les blessures de ces victimes.
Considérez-vous à ce jour qu’il s’agit d’un génocide clairement caractérisé ?
Pour être honnête avec vous, il n’est pas possible de répondre à cette question. Car, malgré l’ampleur des horreurs et des crimes de guerre, il faut garder en tête que la notion de génocide répond d’une terminologie juridique bien spécifique et de critères très précis. Or, dans cette situation, le conflit est surtout marqué par une opacité totale orchestrée par Israël et la quasi-absence de recueil de témoignages officiels auprès d’instances internationales de réfugiés que l’on fait taire une fois sorti de Gaza. Le monde a besoin d’accès à des preuves en investiguant au sein des administrations gouvernementales et militaires israéliennes.
Pour finir, qui peut agir pour mettre fin au massacre ?
Plus globalement, je voudrais exprimer ma stupéfaction quant à l’attitude d’un certain nombre d’Etats du Moyen-Orient qui n’exercent aucune pression sur Israël et ses alliés et qui attendent tout au contraire que l’Europe et les Etats-Unis le fassent à leur place. Je ne comprends pas cette passivité, alors même qu’ils ont les moyens d’exercer un rapport de force. Cette situation comme le positionnement de certains Etats sont très étranges.
Interview réalisée par Arslan L.
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