Histoire, société civile et partis politiques en Algérie
Une contribution d’Ali Akika – L’histoire, cette mémoire du temps qui façonne les individus et les sociétés, permet tout naturellement d’ausculter l’architecture et les artères d’un pays et les dynamiques d’une société. Pourtant, il est des gens qui vont vite en besogne et semblent considérer l’histoire comme une matière comme une autre. Et, dans la confusion de leur esprit, ils font faire jouer le même rôle à la société civile qu’à un parti politique, ce qui est une erreur, pour ne pas dire une faute. Ceci posé pour éviter de «philosopher» sur le néant et l’absurde, interrogeons le sens ou l’étymologie des mots et intéressons-nous à la fabrication de concepts et de notions, outils de l’analyse des faits historiques.
Cette précaution est nécessaire car les mots ont une histoire, laquelle repose sur un socle d’acier sur lequel se construisent les rapports sociaux dans les sociétés. Avant d’ôter les masques aux sociétés civiles et partis politiques, un mot sur une autre notion en vogue depuis des années chez nous, celle d’«histoire commune». Une histoire pas si commune que ça, puisqu’on a besoin d’autres choses dans des sphères d’«ailleurs». Lesdites sphères ont eu besoin de faire appel à une commission d’historiens des deux côtés de la Méditerranée pour nous vendre des «vérités». Des «vérités» consensuelles pour mettre de l’huile salvatrice dans les relations diplomatiques entre les deux pays.
La diplomatie est l’art de contourner les difficultés dans une mer agitée et truffée de récifs enveloppés de brouillard. Sauf que l’histoire ne se marchande pas et ne s’échange pas comme du blé, du gaz, etc. Parce que les peuples ont soif de la vérité historique pour ne pas se laisser déposséder de leur statut d’acteur de leur propre histoire. J’ai écrit dans Algeriepatriotique et d’autres journaux algériens, que c’est faire violence à l’histoire et à la langue en utilisant et en abusant de notions indomptables, telle que l’histoire qui se confond avec les luttes des peuples. Quant aux langues, elles sont le fruit de ce que l’esprit a créé de plus beau. La langue arabe du reste, fait la différence entre les événements d’une époque (histoire, târîkh) et conter, écrire une histoire, une fiction (hikâya).
Cette frontière, entre les deux mots (târîkh et hikâya) qui n’existe pas dans la langue française, n’est pas anodine. Cette frontière interdit l’immixtion d’un corpus qui relève de l’idéologie ou d’un trop-plein de subjectivité ou d’intérêt qui déforme ledit événement en l’exposant au bon vouloir des vents «diplomatiques». Quant au récit de l’histoire, il est ouvert à la subjectivité quand l’auteur fait appel aux ressources des langues si riches en élégance, tout en refusant d’abandonner tout élément constitutif du fait historique en question. L’histoire est témoin d’une époque et son écriture a pour ambition de s’approcher au plus près de la vérité. Et celui qui prétend l’écrire ne doit obéir à aucune allégeance, sinon celle du droit des peuples ou du simple citoyen à la vérité.
Pour revenir à la commission d’une «histoire commune», son champ de bataille était tout le territoire national où les habitants avaient des statuts différents. Les uns étaient français, les autres étaient des anonymes, tous affublés du nom d’Arabe comme dans le roman L’étranger d’Albert Camus. Il a fallu attendre un écrivain algérien, Rachid Boudjedra, pour dénoncer dans son roman Sans nom patronymique, la non-nomination de l’identité portée par un prénom et un nom de famille de l’autochtone. Il est piquant de rappeler qu’Albert Camus a oublié d’appliquer à lui-même la phrase dont il est l’auteur, «ne pas nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde».
Ainsi, on peut accompagner l’histoire d’un adjectif comme grandiose ou tragique, mais surement pas du substantif commun car, durant la Guerre de libération, les combattants des deux camps étaient face à face, chaque camp dans ses tranchées. En français, «commun» signifie partager une cause, une vie, une passion, une philosophie, fruits d’une participation en commun, ensemble, à un but des choses de la vie. Durant la Guerre d’Algérie, les deux camps se sont mis d’accord sur les mots inscrits sur le seul texte qui a mis fin à la guerre, celui qui reconnaissait l’indépendance de l’Algérie, donc la fin de la colonisation (1).
Ce chemin de traverse passant par l’histoire est nécessaire pour aborder les notions de société civile et de partis politiques. Ces deux notions, qui sont le produit de l’histoire, n’ont cessé d’évoluer avec l’histoire de chaque pays. Le concept de société civile est connu depuis l’Antiquité. Aristote lui a donné ses lettres de noblesse et Gramsci l’a introduit dans le vocabulaire politique du quotidien de l’époque moderne. Ce concept est synonyme de citoyenneté car il met l’accent sur le droit des citoyens à exprimer leurs opinions sur la gestion de la cité ou simplement diffuser et répandre des idées pour enrichir les débats politiques, sociaux, éthiques. Quant aux partis politiques, ce sont aussi des associations regroupant des citoyens avec un but qui le différencie de la société civile. Ce but est à la fois une ambition et un droit de militer pour l’accession au pouvoir, lequel met à son service les moyens de l’Etat pour conduire les affaires de pays.
Qu’en est-il de la société civile et des partis politiques en Algérie ? Ces deux catégories sociétales et politiques existent dans le pays. Mais le fait que ces deux catégories occupent l’actualité dans la presse est révélateur à la fois d’un manque dans la vie politique de la société et d’une nécessité d’introduire une dynamique pour être à la hauteur des défis de la société et des vents mauvais qui soufflent à l’international.
Je n’apprends rien à personne en écrivant que les partis politiques souffrent d’un manque de militants pour animer la vie du parti et encore moins d’une véritable base sociale. Il est évident, pour répondre à cette situation, qu’il y a nécessité à convoquer Dame histoire, décrypter les messages dont la société a hérité, pour cerner les causes de la faiblesse des partis politiques. Mais convoquer aussi l’histoire des constructions des partis qui ont participé aux victoires dans leurs sociétés et des partis qui ont été marginalisés faute de ne pas avoir maîtrisé la dynamique de leur époque.
Les faiblesses de la société civile et des partis politiques en Algérie sont évidentes, c’est une opinion largement partagée, me semble-t-il dans la société. Cela dit, ça n’a pas empêché de produire deux événements qui ont marqué l’Algérie. Le premier, ce sont les émeutes d’octobre 88, qui ont ouvert la voie au multipartisme. Le second, c’est le hirak qui a douché les espoirs de ceux qui ont oublié que la République n’était pas une simple façade octroyée de droit «divin», mais le produit des larmes et du sang des meilleurs enfants (filles et garçons) du peuple (2). Ce paradoxe particulier au pays, la conquête de l’espace public par le peuple mobilisé des mois et des mois et l’absence de véritables partis, dont le rôle est en principe de capitaliser sous forme de mots d’ordre reflétant la dynamique des événements en cours.
Cette capitalisation des mots d’ordre, c’est le début d’une conceptualisation des luttes qui vont produire des concepts pouvant servir de «boussole» pour ne pas recommencer à zéro à chaque fois et se laisser surprendre par la singularité et la soudaineté de l’événement. Un événement ou une catégorie politique habillée d’un concept approprié permet de faire la différence entre l’histoire (târîkh) et l’idéologie utilisée comme parapluie (3).
A. A.
(1) Dans la délégation algérienne, il y avait de belles plumes qui maniaient la langue française à merveille pour ne pas laisser passer une ambiguïté qui pouvait être exploitée plus tard. Mohamed-Seddik Benyahia, futur chef de plusieurs départements ministériels, était dans la délégation des accords d’Evian.
(2) Les enfants du peuple sont composés de filles et de garçons. Dans certains discours politiques, le terme «enfant» est réservé aux garçons. Quant aux filles, certains oublient qu’elles ont été enfants avant d’être combattantes. Même l’art chez certains renvoie la femme à un second rôle. Ainsi, une pièce de théâtre porte le titre de «Houwa wa hiya» (Il et elle). Il ne vient pas à l’esprit chez cet artiste-homme de cesser de regarder un instant son nombril d’homme. Quand les lapsus ou oublis deviennent la règle d’un langage, on appauvrit la langue et on ouvre les vannes aux préjugés.
(3) Il en est de même de la morale appliquée à l’histoire. Heureusement, l’histoire voguant dans l’espace-temps reste sourde au catéchisme des curés.
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