Capital humain : une richesse rarement considérée en Algérie avec le sérieux requis
Une contribution de Kaddour Naïmi – «Tiens compte de celui qui te fait pleureur, et non pas de celui qui te fait rire.» (Proverbe algérien.) J’ai hésité à publier ces réflexions, par souci de causer une malencontreuse incompréhension ou un faux débat, car l’Algérie est dans une situation internationale délicate, à cause de sa juste position d’indépendance face aux divers chevaux de Troie, présentés comme «cadeaux», et aux sirènes pseudo-culturelles de l’ingérence néocoloniale-impérialiste. Il est vital de les neutraliser pour maintenir et renforcer la vitale indépendance, tellement payée par les larmes et le sang de la génération de la Guerre de libération nationale. Un article (1) m’a convaincu de l’utilité des réflexions suivantes, soumises, espérons-le, à un débat à la mesure des enjeux actuels.
En Algérie, des progrès indéniables se constatent, mais il reste tellement à faire. Essayer de comprendre ce dernier aspect est le but de cette contribution.
Rappelons une banalité qui n’a pas besoin de l’autorité d’un expert en géostratégie : 1- une économie en bonne santé au service du peuple, 2- celui-ci doté d’un cerveau culturellement bien labouré et 3- une institution militaire liée à ce peuple sont les conditions indispensables pour dissuader, sinon neutraliser, une éventuelle agression militaire, quelles que soient sa puissance matérielle et la dimension générationnelle de son action.
Ce ne fut pas le cas de l’Irak : son armée, considérée la «quatrième du monde», s’écroula en château de cartes suite à l’agression de l’armée impérialiste états-unienne ; cette armada fut, au contraire, vaincue par les peuples successivement vietnamien puis afghan. Dans ces deux cas manquaient une économie suffisante et une force matérielle forte : elles furent compensées par une résistance dont les dirigeants, d’idéologies différentes, eurent l’intelligence d’agir en «poissons dans l’eau du peuple».
Mauvais départ
Dès l’école primaire, l’écolier prend connaissance de la fable du Lièvre et l’Escargot : «Rien ne sert de courir, il faut partir à point.» Courir fut le coup d’Etat militaire survenu à l’été 1962 ; partir à point devait être la consultation démocratique du peuple sur le modèle de société à construire, ce peuple qui montra déjà sa maturité en se prononçant par référendum pour l’autodétermination de sa patrie.
Les observateurs algériens les plus compétents et les plus honnêtes montrent que l’Algérie prit le départ erroné du lièvre au lendemain même de l’indépendance : on ne construit pas le bonheur d’un peuple sans le consulter démocratiquement, mais en s’emparant du pouvoir par la force des armes. Cette méthode prouve, dans le meilleur des cas, un manque de confiance dans les capacités du peuple à choisir son mode de gestion et, dans le pire, le mépris de ce peuple, masqué par les trompettes et les tambours «révolution», «populaire», «nationalisme», «socialisme», «anti-impérialisme», etc.
Dans les deux cas, l’ignorance ou le mépris accouchent d’une nouvelle tête de l’hydre dominatrice : une nouvelle caste, indigène. Elle se consolida, comme partout dans le monde, par le recours à la méthode éprouvée :
1- manipuler les consciences patriotiques en les portant à juger utile de fermer les yeux sur les aspects négatifs du pouvoir en place, l’essentiel étant de servir la nation ;
2- employer la carotte (salaires, privilèges, postes administratifs – le fameux «miel» publiquement évoqué par l’alors chef autoproclamé de l’Etat) pour réduire à la servitude volontaire les cerveaux médiocres ;
3- réprimer les cerveaux professionnellement compétents et éthiquement soucieux de l’intérêt du peuple.
Les hydrocarbures devinrent une malédiction : non pas un facteur de développement de la nation, mais un moyen de corruption des plus vils, et de fainéantise des médiocres incompétents (pléonasme). On demanda à un dirigeant : «Mais quand les hydrocarbures seront épuisés, que ferons-nous ?» – «Bah ! Nous retournerons dans nos tentes et utiliserons nos chameaux !»
Qui est responsable ?
Comment expliquer pourquoi, en 1962, l’Algérie et la Corée du Sud étaient quasi au même niveau économique, alors qu’en 2024 la Corée du Sud, sans hydrocarbures, est devenue une nation économiquement développée au point d’exporter dans beaucoup de secteurs, tandis que l’Algérie, disposant d’hydrocarbures, importe presque tout, et ne produit presque rien dans le domaine industriel ?
Comment expliquer pourquoi Cuba, sans hydrocarbures et subissant un blocus économique de plusieurs décennies, dispose d’un secteur médical de niveau international, alors que les personnalités algériennes les plus importantes sont obligées d’aller se soigner à l’étranger ?
Comment expliquer que le Vietnam, sans hydrocarbures, mit fin, après l’indépendance, à la tragédie migratoire de ses travailleurs vers l’ex-métropole, alors que l’Algérie a vu augmenter sans cesse le nombre de citoyens contraints à aller trouver pitance ailleurs (2) ?
Comment expliquer qu’en Chine ses meilleurs cerveaux résidant à l’étranger retournent au pays pour contribuer à son développement, et sont excellemment traités, alors qu’en Algérie les rares compétents, quel que soit le domaine d’activité, revenus au pays sont généralement déçus et contraints à un nouveau exil à l’étranger ou réduits à un exil intérieur, qu’il est plus correct de nommer ostracisme (3) ?
Dans les sciences en particulier, les personnalités algériennes ou d’origine se distinguent généralement… à l’étranger : Europe, Etats-Unis, Japon. Personnellement, j’ai rencontré à… Pékin un Algérien travaillant dans le secteur de pointe : la robotique ; il m’expliqua avec amertume qu’il fut ignoré en Algérie, mais accueilli de manière correcte en Chine.
Anecdote. Un Algérien qui s’exila de son pays à cause des difficultés bureaucratiques, autoritaires, hostiles au libre exercice de son métier, y revint avec l’intention de servir de nouveau sa patrie de naissance. A la lecture de son CV, un ami, important fonctionnaire, s’écria : «Avec ce CV, impossible pour toi d’être appelé à un quelconque travail !» – «Pourquoi ?» – «Ta formation et ton expérience professionnelle sont tellement supérieures à celles du directeur qui devrait décider de ta collaboration. Il aurait trop peur de perdre sa place en ta faveur !» – «Mais, je ne désire aucunement un poste bureaucratique, je veux fournir un travail créatif.» L’interlocuteur ria puis conclut : «Dans notre pays, ce n’est pas la compétence qui compte, mais l’allégeance !» – «Pourtant, il semble qu’après les manifestations populaires passées appelées hirak, quelque chose de positif bouge dans le pays et le président Tebboune parla d’Algérie nouvelle.» – «C’est vrai, mais les résistances à cette amélioration sont énormes de la part de ceux qui y perdraient leurs privilèges immérités (pléonasme), et ils sont nombreux ! Et ils se serrent fortement les coudes ! Ce qui est plus grave, le voici : en cas d’agression étrangère, rien ne garantit que ces médiocres ne deviennent pas les harkis des envahisseurs car la médiocrité adore un seul dieu : le fric, quel que soit le maître. Pour el-îssaba algérienne, comme toutes les castes de la planète, l’unique commandement est : «Après moi, le déluge !» En Algérie, elle n’est pas suffisamment neutralisée, tant elle est camaléontique malgré les efforts déployés, ce qui prouve leur insuffisance (4).»
La domination de l’allégeance, par nature professionnellement médiocre et éthiquement harkie, ne sévit pas uniquement dans l’administration. Les partis politiques et les associations en tous genres fonctionnent, à de rares exceptions, selon la même abomination : allégeance, rien qu’allégeance, toute l’allégeance, pour que le salaire mensuel gonfle le compte bancaire et le fauteuil administratif reste assuré. Jamais de critique, pas même constructive ! Dans toute machine bureaucratique, un médiocre obéissant est utile parce que fonctionnel ; un compétent critique constructif est dangereux parce qu’il menace les privilèges du médiocre en chef et de ses médiocres béni-oui-oui.
Une expression de la sagesse populaire déclare : «Algérien, souffre et ne dis rien», une autre objecte : «A’sbar yadbar» (la patience use). Depuis l’indépendance, on constate le mépris du plus modeste des gardiens de bureau pour le citoyen ordinaire, qui n’a pas de «connaissance en haut» : al-hogra (déni de justice). On a constaté ses néfastes conséquences, notamment depuis la révolte des jeunes en octobre 1988 qu’un «responsable» traita de «chahut de gamins». Il est vrai que cette hogra a diminué, depuis lors, comme flagrante arrogance, mais demeurent les mauvaises herbes de la médiocrité : servile avec le plus fort, dominatrice avec le plus faible, et toujours gagnante en dinars et dollars.
Le capital des capitaux
La population algérienne se distingue par une démographie considérable et par l’importance de sa jeunesse. Cette dernière, malgré tous les obstacles, toutes les misères, toutes les humiliations, bouillonne d’énergie ou de «dégoutage», voudrait montrer de quoi elle est capable à qui sait la stimuler.
Sans oublier la «moitié du ciel», les femmes : après avoir combattu les armes à la main, à parité avec les hommes, pour l’indépendance de la patrie, elles constatent une hostilité moyenâgeuse contre leur précieuse et indispensable contribution au bien-être du pays.
Rappelons aussi les Algériens qui, après des études au pays généreusement financées par l’Etat, contribuent, par ostracisme dans leur patrie, au bien-être d’autres nations, toutes heureuses d’accueillir cette précieuse ressource humaine sans avoir rien dépensé pour sa formation.
De tout ce qui précède, voici une hypothèse à débattre : le problème fondamental de l’Algérie ne réside-t-il pas dans le capital humain, constitué par la compétence professionnelle et l’éthique citoyenne, capital qui n’a jamais été considéré avec le sérieux requis ?
Autrement, comme au Vietnam, la tragique émigration de travailleurs aurait trouvé une solution honorable, alors qu’elle s’est aggravée par le phénomène des harraga. Autrement, comme en Corée du Sud, les intelligences algériennes auraient transformé le pays en une nation industrielle, sans recourir à des étrangers pour la construction d’autoroutes et même de simples immeubles d’habitation. Autrement, comme à Cuba, les personnalités algériennes se soigneraient dans leur pays. Autrement, comme en Chine, les meilleures compétences algériennes à l’étranger reviendraient dans leur patrie de naissance pour contribuer à son développement. Ce raisonnement est-il faux ou vrai ? Hostile ou soucieux de l’Algérie ?
De nouveau, me revient la confrontation de l’Algérie avec la Corée du Sud, le Vietnam, Cuba, la Chine. Pourquoi les citoyens de ces pays ne sont pas, comme en Algérie, obsédés par des visas pour aller vivre ou même uniquement survivre à l’étranger, au point de risquer la noyade dans la Méditerranée ou l’asphyxie dans la soute d’un avion ? Ma plus grande douleur, ma plus affligeante honte, la voici : un jeune d’une dizaine d’années, très gentil, au père chômeur, me déclara avec une stupéfiante conviction : «Dès que je le pourrai, nahrag (je pars clandestinement).» Combien d’autres enfants se réduisent à cette malédiction ?
Une soixantaine d’années après l’indépendance, est-il acceptable d’accuser des carences de l’Algérie les «séquelles du colonialisme» ? Cuba et l’Iran, soumis au criminel blocus économique états-unien, utilisent cette difficile situation comme occasion pour se développer, et non pas uniquement pour se plaindre. La Russie actuelle, victime des criminelles sanctions impérialistes, les transforme en occasion pour se renforcer dans tous les domaines. La Corée du Nord, sans hydrocarbures, et malgré les sanctions multiples qu’elle subit, s’est dotée de l’arme nucléaire, empêchant l’oligarchie impérialiste de la traiter comme l’Irak, la Libye et ailleurs.
Dans tous les cas ci-dessus mentionnés, quel est le facteur décisif, primordial de succès ? N’est-ce pas le capital humain, mobilisé de manière intelligente ? Rappelons l’expression de celui qui émancipa la Chine de sa situation néocoloniale (citation de mémoire) : «Le pouvoir est au bout du fusil», en précisant : «Et d’abord de l’homme qui tient ce fusil», c’est-à-dire un-e citoyen-ne. Voici la preuve exemplaire : la victoire du peuple vietnamien contre trois impérialismes consécutifs, français, japonais et états-unien.
Par et pour le peuple
Cette juste devise orne les édifices publics algériens. Où en est-on de son application concrète, pas seulement lors d’élections, mais chaque jour, dans tous les secteurs de la vie sociale ? «Le peuple n’est pas capable de s’autogérer !» affirment certains. Qu’attend-on pour l’éduquer à cette compétence ? Ne réside-t-elle pas dans le développement de ses facultés intellectuelles pour créer les richesses matérielles et les bienfaits culturels de la nation ?
La seule allégeance admissible ne consiste-t-elle pas à servir le peuple ? L’intérêt individuel et celui collectif ne doivent-ils pas se compléter harmonieusement l’un l’autre ?
Quand donc le précieux capital humain, au-delà de son appréciation en paroles, se concrétisera en action pour conjurer tout risque contre le pays des chouhada et chahidate ? N’est-ce pas la mise en valeur intelligente du capital humain qui est la solution stratégique, qui autorise à parler d’Algérie nouvelle de manière conséquente, qui transforme la fierté algérienne – parfois outrancière jusqu’au ridicule – en proclamation légitime, qui est le plus beau bouquet de fleurs sur les tombes de celles et ceux auxquels nous devons la dignité, autrement dit la liberté, l’égalité et la solidarité ?
A cet effet, l’Algérie n’a-t-elle pas besoin d’une authentique révolution des mentalités dans le domaine culturel, en semant les graines pour récolter une communauté sociale qui chantera à juste titre «Tahya Al- Djazaϊr !» celle du peuple, en écho à la même expression entonnée durant la Guerre de libération nationale ?
K. N.
1) Abdelkader S., Des chaînes-supérettes, des émissions médiocres : l’audiovisuel algérien va mal, mars 15, 2024, https://www.algeriepatriotique.com/2024/03/15/des-chaines-superettes-des-emissions-mediocres-laudiovisuel-algerien-va-mal/
2) Ce fut en 1972, le cas de rupture de ma collaboration avec Kateb Yacine à l’occasion de la pièce théâtrale Mohamed, prends ta valise ! Rupture expliquée dans un prochain livre.
3) Kamel M., La fulgurance du lancement du nouveau mouvement de Karim Zéribi intrigue, La fulgurance du lancement du nouveau mouvement de Karim Zéribi intrigue – Algérie Patriotique
4) L’un des membres, ou plutôt harki de la «issaba» (caste) prédatrice accusa celui qui voulait servir de nouveau son peuple d’être revenu au pays pour «chercher de l’argent». Ce calomniateur fut un certain temps conseiller ministériel, avant ou après avoir été militant du mouvement… Barakat, dont l’égérie et cofondatrice fut une certaine Amina Bouraoui. Bouffer à tous les râteliers, n’est-ce pas typique du méprisable mais rentable opportunisme ? Cet individu est un type de personnage balzacien, un cancer qui ronge la belle Algérie et son patient peuple.
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