Islamophobie, racisme, stigmatisation : l’intelligentsia musulmane fuit la France
Par Nabil D. – Ils sont algériens, tunisiens ou marocains. Ils sont nés en France où y ont émigré après avoir terminé leurs études dans leur pays ou les ont achevées dans les universités françaises. Ils sont professeurs, ingénieurs ou médecins et ont décidé de quitter la France pour s’installer sous des cieux plus cléments, dans les pays anglo-saxons, en Asie ou encore dans les richissimes pétromonarchies du Golfe. Certains sont rentrés au bercail.
Julien Talpin, chercheur au Centre national de recherche scientifique (CNRS), évoque un «exil silencieux des Français musulmans instruits». «C’est vraiment une fuite, une fuite des cerveaux et qui a une géographie très diversifiée», signale-t-il, en expliquant ce phénomène par une «discrimination» et une «stigmatisation» des musulmans, qui plus est «ne peuvent même pas défendre leurs droits». «Je mène actuellement une enquête avec des collègues sur des Français de confession musulmane qui ont choisi de s’expatrier et de quitter la France pour mettre à distance l’islamophobie et le racisme», explique ce sociologue.
«Pour cette enquête, nous avons élaboré un questionnaire qui a été rempli par plus de 1 000 personnes, aux quatre coins du monde. Ce sont des gens qui sont diplômés, la moitié a le niveau bac+5, mais aussi pas mal des secteurs – économie, finances et ingénieurs –, plutôt du secteur privé, mais également dans la Fonction publique», précise-t-il. «Ce qui se dégage, c’est qu’il ne s’agit quand même pas de n’importe quel catégorie de musulmans, puisqu’ils sont très diplômés, ce sont des gens qui ont fait de longues études et qui, souvent, à l’issue de leur cursus, sont confrontés à des expériences de discrimination, ont du mal à trouver un emploi à la hauteur de leurs qualifications sur le marché du travail français et partent», souligne le chargé de recherche en science politique au CNRS.
«La première raison de l’expatriation, développe-t-il, c’est pour mettre à distance les discriminations et l’islamophobie. La deuxième, c’est pour pouvoir vivre leur religion plus librement. C’est une raison qui revient fortement, même si nous avons été assez surpris de ce point de vue. En fait, dans le profil des gens qui quittent la France, ce ne sont pas des gens nécessairement extrêmement religieux, pour lesquels la religion représente une facette importante de leur identité».
«Parmi les femmes, poursuit l’universitaire, la moitié porte le foulard. Ce sont des personnes qui sont particulièrement exposées aux discriminations et pour lesquelles la religion est un élément important, mais lesquelles, en même temps, ne vivent pas leur expatriation comme une hijra, c’est-à-dire que le but final n’est pas d’aller vivre en terre d’islam». «D’ailleurs, la très grande majorité des destinations choisies sont des pays où les musulmans sont minoritaires», fait-il constater, en relevant que «certaines destinations sont surreprésentées», comme le Royaume-Uni, parce que ce pays est proche géographiquement de la France et présente un marché du travail «assez dynamique».
«L’objectif premier, c’est de pouvoir mettre à distance ces discriminations et pouvoir, à la fois, avoir une ascension professionnelle, protéger ses enfants des expériences de discrimination qu’on a subies soi-même», note le chercheur, qui cite une cause «plus globale et plus diffuse, liée à l’atmosphère». «Une expression qui revient beaucoup dans les entretiens que nous avons conduits, c’est que ces intellectuels musulmans se sentent enfin libérés d’un sentiment d’étouffement dû à une «pression sociale constante, aggravée par les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux».
Le sociologue fait remarquer que cette sensation d’oppression omniprésente ressentie par les musulmans et les musulmanes en France «est beaucoup moins présente à l’étranger».
N. D.
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