Dr Anastasia Likhacheva : «Macron est un politicien fou mais très rationnel»
Anastasia Likhacheva est titulaire d’un doctorat en relations internationales et travaille comme doyenne à la faculté d’économie mondiale et d’affaires internationales de la Higher School of Economics (HSE), à Moscou, en Russie. Son principal domaine d’expertise est la géoéconomie, avec un accent particulier sur les sanctions, l’intégration eurasienne et la politique étrangère russe dans la Grande Eurasie. En 2016-2022, elle a dirigé le comité d’organisation russe du groupe de travail sur l’avenir des relations russo-américaines. Interview.
Mohsen Abdelmoumen : Comment expliquez-vous le bellicisme outrancier de l’oligarchie qui dirige l’Occident et qui soutient l’Ukraine tout en plongeant sa population dans la précarité ?
Dr Anastasia Likhacheva : Je ne vois pas de contradiction ici – personne n’a promis de mieux prendre soin de la population. Ils ont vendu un rêve et acheté quelques élites. Cela semble être un accord facile et bon marché pour les entreprises américaines et européennes, qui ont volontairement perdu leurs principaux avantages concurrentiels pour couvrir tous les coûts.
Pourquoi les Occidentaux s’acharnent-ils à vouloir démanteler la Russie ? Et comment expliquer cette russophobie des élites dirigeantes occidentales ?
Personne n’aime admettre ses erreurs, surtout si l’on prétend généralement exercer un pouvoir à caractère normatif, conduire l’humanité vers de meilleures normes, etc. Et si l’on admet que l’on ne fait que de la realpolitik à l’ancienne, on perd son statut. Soit l’Occident admet qu’il n’est pas un leader universel incontestable et qu’il est seul parmi d’autres Etats puissants, soit il combat tout ce qui remet en cause cette idée. Et la première solution semble aujourd’hui suicidaire pour les élites occidentales. En outre, il existe une certaine inertie politique – chaque fois que l’Occident veut s’unir et punir un pays, il présente cela comme une lutte contre le mal universel.
Cependant, j’envisagerais la chose de manière plus cynique : le degré d’hypocrisie de l’Occident est difficile à surestimer. Le jour où ils trouveront une nouvelle politique plus favorable envers la Russie, nous assisterons à une vague d’articles et de tweets positifs, sans regretter les propos acerbes tenus précédemment. Pur Machiavel sous forme numérique et dans une formulation libérale.
Ne pensez-vous pas que toutes les institutions créées par les accords de Bretton Woods sont complètement obsolètes ?
Tout d’abord, ils ne reflètent pas un véritable équilibre des pouvoirs, de la démographie et des potentiels des différents Etats. Ils ne représentent pas correctement les intérêts de la Chine, de l’Inde, de l’ANASE (Association des nations de l’Asie du Sud-Est, ndlr) et de l’Afrique. Ils sont essentiellement basés en Occident, ce qui signifie que la plupart des pays du monde doivent venir en tant qu’invités pour résoudre leurs problèmes de développement ou même de survie. Cela ne veut pas dire qu’on peut facilement s’en débarrasser. Cependant, la demande d’alternatives n’a jamais été aussi forte.
Des militaires de haut rang et à des officiers de renseignement occidentaux ont avoué que l’OTAN n’avait plus de raison d’être. Ne pensez-vous pas que cette organisation, qui n’est rien d’autre qu’un outil des Etats-Unis, doit être dissoute ?
Je pense que tout régime international fonctionne lorsque plusieurs conditions sont réunies. Premièrement, cela permet aux Etats membres d’en tirer des bénéfices. Deuxièmement, ils sont établis, dirigés et gérés par une représentation adéquate du pouvoir au sein du régime. De ce point de vue, nous constatons que les Etats-Unis ont construit l’OTAN selon leurs désirs et de la manière dont ils pouvaient la gérer. Et cela a définitivement conduit au parasitage de la sécurité européenne. Comme Josep Borrell l’a dit, l’Europe est un jardin paradisiaque entouré de jungles – ils étaient sûrs que quelqu’un d’autre la protégerait. Comme nous l’avons vu avec le problème de l’immigration, les Etats-Unis s’impliqueront dans les problèmes de sécurité de l’UE si leurs intérêts sont en jeu, sinon ils ne le feront pas. Et les pays européens ne sont pas prêts à agir comme des Etats normaux, à payer, à investir et à prendre soin de leur sécurité.
Sans oublier l’Europe de l’Est, qui investit dans un rôle actif au sein de l’OTAN et la soutient fermement. En cas de bonnes relations entre les principales économies européennes et la Russie, la plupart de ces Etats n’ont rien d’autre à faire que de transiter. Pour leurs élites, cette perspective est moins attrayante que celle d’un avant-poste contre la Russie.
Dans l’interview du président Poutine par Tucker Carlson, le président russe a déclaré que l’une des erreurs stratégiques la plus grave des dirigeants américains avait été d’utiliser le dollar en tant qu’instrument de lutte politique internationale, le dollar étant la base de la puissance des Etats-Unis. Qu’en pensez-vous ?
Je peux difficilement dissocier cette question de celle, plus large, de la logique des sanctions américaines et de leur efficacité. Le thème est épineux ; le consensus est que les sanctions en tant que telles ne sont pas un outil efficace, bien qu’elles fonctionnent parfois dans un certain nombre de circonstances. Cependant, nous pouvons opter pour une logique selon laquelle les sanctions qui augmentent la compétitivité et l’influence du pays sanctionné sur la scène internationale peuvent être considérées comme plutôt efficaces. Et là, entre les programmes de sanctions américains et européens contre la Russie, il y a un gouffre béant. Daniel Drezner a écrit un fameux article sur le paradoxe des sanctions, dans lequel il démontre que les sanctions américaines fonctionnent mieux contre les alliés que contre les ennemis. Aujourd’hui, un nouveau phénomène est apparu : le parasitisme des sanctions, ou une politique de sanctions efficace grâce à l’irrationalité d’un allié. Une approche différente : comment rendre les sanctions efficaces, non pas en causant des dommages plus importants au pays cible, mais en affaiblissant les alliés. Il existe plusieurs arguments en faveur de la rationalité américaine dans ce domaine :
– Le calcul simpliste des recettes et des dépenses est clairement en faveur des Etats-Unis : grâce à quelques livraisons supplémentaires de GNL à l’Europe (une augmentation de près de trois fois les volumes physiques à partir de 2021), les Etats-Unis ont plus que couvert l’ensemble de leurs dépenses pour l’Ukraine.
– Les problèmes croissants, principalement dans l’économie allemande, en raison de la fin de l’ère du gaz russe bon marché, ne font que jouer en faveur des entreprises américaines.
– Le réarmement de l’Europe créera de nouveaux revenus pour le complexe militaro-industriel américain – à la fois par des livraisons directes et par la conquête des marchés sur lesquels les Européens se sont vendus –, et ils produiront désormais de plus en plus «en interne».
De plus, les Etats-Unis reçoivent une compensation, bien que temporaire, pour les dommages stratégiques, ce qui sape la confiance dans le dollar et les systèmes américains en tant que bien public irremplaçable de la mondialisation. Pour l’instant, le principal concurrent réel du dollar dans les paiements et les paniers internationaux est l’euro. Et le déclin de son attrait dans le contexte de problèmes réels probables dans la zone euro est une aide sérieuse pour le dollar pour les années à venir, alors que le système financier mondial se fragmente.
Ce nouveau phénomène – le parasitisme des sanctions – déterminera en grande partie la volonté de certains participants à la coalition des sanctions antirusses de réviser les régimes au fil du temps. Toute modification des sanctions qui renforcerait l’Union européenne sera bloquée par les Etats-Unis aussi longtemps que possible. Toute concession qui renforcerait l’Allemagne serait sabotée par la Pologne et la France, qui sont moins dépendantes du gaz russe. Et ainsi de suite. Par conséquent, il est probable que si l’Allemagne dispose d’une capacité d’action suffisante pour défendre son économie, nous assisterons à une grave division de l’approche de l’UE à l’égard des sanctions en général.
N’est-il pas temps de sortir de l’hégémonie américaine et d’aller vers un monde multipolaire ?
Nous nous trouvons déjà dans un monde multipolaire. La véritable question est de trouver et d’établir des cadres clairs sur son fonctionnement. Actuellement, nous assistons à une mise à l’épreuve persistante d’un nouveau système – de la part d’acteurs étatiques et non étatiques, à la recherche pragmatique de limites et de frontières réelles. L’imprévisibilité et l’absence de rationalité pour de nombreuses élites et décideurs politiques sont les marques distinctives de la fin du premier quart du XXIe siècle. En outre, la méfiance étant depuis l’Antiquité l’un des principaux obstacles à des relations internationales pacifiques, nous ne pouvons guère nous souvenir d’une période moins sûre depuis la Seconde Guerre mondiale.
La Russie perçoit cette nouvelle économie politique avec deux niveaux de méfiance. Premièrement, à l’égard des anciens systèmes qui se sont discrédités, mais qui apportent encore beaucoup d’avantages si on peut les utiliser sans restriction – comme le dollar pour les Etats-Unis ou les Emirats arabes unis, ou l’assurance maritime internationale à Londres – pour Maersk.
Et il y a un sérieux manque de confiance au sein de la majorité mondiale. Souvent, il n’y a pas de réseaux et d’infrastructures indépendants – tant matériels qu’immatériels – pour la coopération, peu d’expériences positives passées et un manque de courtiers ou intermédiaires honnêtes, ainsi que de guides.
L’émergence ou la non-émergence d’une telle infrastructure déterminera le nouvel ordre économique international. Il s’agit là d’un terrain de jeu essentiel pour les activités des BRICS+. Une infrastructure indépendante en tant qu’alternative ouverte. Il ne s’agit pas d’un substitut complet et global aux systèmes basés sur le dollar.
Ce processus deviendra le processus central de l’économie politique du XXIe siècle, tout comme la colonisation l’a été au XXe siècle – si nous comprenons la décolonisation du XXe siècle comme une redistribution du contrôle des territoires. En outre, la redistribution s’est avérée être, tout d’abord, une répartition du poids des obligations. La capacité à extraire une part importante des revenus et des bénéfices exceptionnels est restée et a été multipliée par la nouvelle infrastructure.
Au cours des trente à quarante dernières années, il n’y a pas eu d’alternatives attrayantes pour participer à la mondialisation. L’alternative était plutôt de rester à la traîne.
Le président Macron, mal élu, a déclaré que la France devait envoyer des troupes en Ukraine pour combattre la Russie. Comment expliquez-vous cette folie des responsables politiques occidentaux ?
La plupart des soi-disant politiciens fous sont très rationnels, mais leur raisonnement n’a pas grand-chose de stratégique. Ils planifient leur carrière, et il est clair que Monsieur Macron préférerait un beau poste quelque part aux Etats-Unis après sa présidence impopulaire. Nous avons déjà assisté à un retrait rapide de la politique de Madame Marin, ancienne Première ministre de Finlande, qui a rejoint l’OTAN de manière décisive. Aujourd’hui, elle est consultante bien rémunérée au sein de l’agence et du groupe de réflexion de Tony Blair, basés à Londres.
L’empressement à mener des politiques conformes aux intérêts américains semble donc très rationnel de ce point de vue. Une nouvelle version de la solidarité atlantique fonctionne réellement, dans l’intérêt des Etats-Unis. D’un point de vue professionnel, c’est du bon travail. D’un point de vue humaniste, cela signifie que même une guerre sanglante en Europe sera accueillie favorablement par les Etats-Unis.
Avec un panel de chercheurs russes, vous avez participé à l’élaboration du rapport «La politique de la Russie envers la majorité mondiale» (Russia’s Policy Toward World Majority). D’après vous, la Russie n’a-t-elle pas un rôle historique majeur à jouer dans la construction d’un monde multipolaire ?
En fait, c’est toujours le cas. La Russie a joué un rôle intégral et parfois central dans la montée et la chute du concert européen du XIXe siècle, dans le monde bipolaire du XXe siècle, dans le passage décisif au moment unipolaire et dans la montée du multipartisme – suggéré pour la première fois en tant que construction politique appliquée par Evgeniy Primakov dans le cadre du format trilatéral RIC (Russie-Inde-Chine) à la fin des années 1990.
Aujourd’hui, en partie à cause de la guerre de sanctions contre la Russie, nous devons élaborer de nouveaux régimes pionniers de coopération internationale – de nature plus réseautée que hiérarchique, moins supranationale et plus véritablement internationale, dans la finance, les alliances technologiques, les plateformes numériques, etc.
L’Algérie et la Russie sont la cible permanente de l’oligarchie occidentale et ses différents cercles néocolonialistes et impérialistes. Nos deux pays n’ont-ils pas intérêt à intensifier davantage leurs relations bilatérales, sachant que l’Algérie s’équipe militairement, principalement, auprès de la Russie et que nous avons de nombreux intérêts communs ?
Ce serait certainement dans l’intérêt des deux pays. Je continue de penser que nous devons construire cette coopération en nous préparant stratégiquement à un monde plus diversifié et à des contre-mesures systémiques à notre coopération.
Le XXIe siècle pourrait être différent du simple fait de la redistribution du contrôle des réseaux. Même si les métropoles restent très attrayantes. La coopération d’un nouveau type signifie donc de nouvelles plateformes, de nouvelles logistiques/finances/normes, de nouvelles bourses et plateformes commerciales. Il est certain que la nouvelle infrastructure sera peu pratique et inefficace, du moins dans un premier temps. Exactement – moins pratique qu’universelle. Il en résultera :
– une augmentation des coûts de transaction ;
– une volatilité accrue ;
– le problème de l’épargne.
– Ces trois éléments sont des produits directs de l’économie de la méfiance qui a fait évoluer le modèle néolibéral de l’économie mondialisée.
Comment cela se passe-t-il concrètement ? Sous l’impulsion de la course au développement. La localisation des revenus et des excédents de revenus est importante. Le principal avantage est la localisation du développement.
C’est l’impératif de développement qui change la donne. Que sont les sanctions technologiques et la loi sur les puces ? Il s’agit d’une tentative de dissuader le développement d’autres pays. Toute restriction à la diffusion des technologies est un retard artificiel du développement. Une coopération russo-algérienne devrait viser précisément à stimuler le développement dans les deux pays.
Interview réalisée par M. A.
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