Interview – Soufiane Djilali : «Notre pays a besoin de réformes fondamentales»
Algeriepatriotique : Vous avez été convié par le président de la République à une rencontre avec plusieurs partis politiques. Qu’en est-il sorti ?
Soufiane Djilali : Cette réunion a revêtu plus une dimension symbolique que pratique. Cela a été l’occasion de dire à la classe politique que le président de la République est attentif aux demandes des partis et qu’il restera à l’écoute à l’avenir. En promettant au moins deux rencontres annuelles de ce type, il fait une ouverture, en tout cas, c’est une manière pour lui de dire son intérêt pour les partis.
Bien entendu, avec la présence de 27 chefs de partis qui ont pris la parole, cela a nécessité beaucoup de temps mais, au final, il était difficile de transformer la réunion en une véritable séance de travail.
De manière plus concrète, le Président a promis qu’il consultera les partis politiques pour les amendements des lois organiques sur les partis et sur les élections. Mais il n’y avait ni le temps ni les conditions pour ouvrir un débat sur le contenu.
Enfin, le Président a donné quelques informations sur des questions d’ordre régional et international.
C’est donc une première expérience. Il faudra la prolonger en l’améliorant et en lui donnant une dimension plus concrète.
A l’approche de l’échéance électorale présidentielle, on commence à en entrevoir les contours, avec l’annonce des candidatures. Jil Jadid compte-t-il présenter le sien ou la sienne ?
L’élection présidentielle représente un enjeu capital surtout pour un pays comme l’Algérie dont le régime est encore à la recherche de son équilibre. Tant que les institutions sont encore fragiles, la présidence de la République reste un centre de pouvoir opérationnel névralgique.
Donc, au-delà des ambitions personnelles qui peuvent être légitimes et des jeux électoraux, l’équilibre interne à l’Etat est toujours prépondérant dans ces joutes. En un mot, le processus qui fait émerger le président de la République n’est pas livré au hasard. Mais, malgré toutes les critiques que nous pouvons faire, il est important que cette élection se déroule conformément aux conditions édictées par la Constitution. C’est avec l’expérience et le temps que se fera la construction de l’Etat de droit avec des institutions souveraines et complémentaires, et qui agissent en contrepoids.
Mon espoir est que l’élection du 7 septembre 2024 soit le prélude à des réformes fondamentales dont le pays a besoin à brève échéance.
Quant à Jil Jadid, il prendra sa décision finale sur la manière dont il participera à cette élection lors de son Conseil national du 7 juin.
Une alliance de plusieurs partis pour présenter un seul et même candidat est-elle envisageable ?
C’est une modalité qui aurait pu avoir un sens dans l’absolu. Mais au vu de notre réalité politique, il me semble qu’elle est encore difficilement applicable. Je crois que notre système devra commencer à se réformer au niveau du Parlement. Le jour où les partis politiques obtiendront une véritable représentation par rapport à toute la population, l’Algérie pourra entrer dans un cycle de construction de la démocratie. Pour le moment, l’électeur potentiel boude l’urne et le champ est libre pour les manipulateurs de tout acabit au niveau des circonscriptions électorales. Le président de la République a annoncé plusieurs mesures pour écarter l’argent sale des élections. Sincèrement, et ce n’est pas pour forcer le trait sur une position d’opposant, mais les dernières élections législatives et locales n’ont pu endiguer ces pratiques malgré la volonté des autorités. Les prochains rendez-vous électoraux pour les législatives et les locales seront un moment crucial.
La désaffection des Algériens pour la politique ne sera-t-elle pas, encore une fois, un inconvénient majeur lors des prochaines présidentielles ?
A ce sujet, le Président semblait confiant. Pour ma part, je pense que cette désaffection est très profonde. Pendant longtemps, le régime était heureux que les Algériens ne votent pas. Ceux qui sont sceptiques ou même mécontents se réfugient dans l’abstention et l’indifférence par rapport au fait politique. Ces dernières années, le nihilisme a battu tous les records et les activistes s’en sont donné à cœur joie. Pour quel résultat ? En 2021, il y avait une véritable opportunité de changement. Mais tant les législatives que les locales ont été largement boycottées, laissant le terrain vide pour les partis-comités de soutien. C’est lorsque l’élite du pays se décide à s’engager, qu’elle prenne en charge son destin, qu’elle lutte pour un projet de société que les choses pourront évoluer. Tant que les pseudo-opposants continuent à invectiver ceux qui agissent en étant eux-mêmes des vecteurs de nihilisme, on ne pourra pas construire le pays.
Comment inciter les Algériens sceptiques à se rendre nombreux aux urnes, selon vous ?
Il faut que la politique reprenne un sens. C’est bien que le président de la République ait affirmé, lors de la réunion avec les partis, que les associations de la société civile n’avaient pas le droit de faire de la politique. Il faut que les choses soient bien distinguées. Maintenant, pour les partis politiques, il faudrait accompagner leur encadrement. Nous sommes à une phase du développement de notre société qui ne permet pas que des partis poussent tout seuls dans la nature comme des champignons. Les partis sont une composante de l’édifice étatique mais ne doivent pas être non plus considérés comme des annexes du ministère de l’Intérieur. Les partis sont des rouages essentiels de la démocratie. Ils font l’interface entre le cœur de l’Etat et les citoyens. Ils structurent la société d’un point de vue idéologique en harmonisant des visions politiques qui devraient être complémentaires, tout en présentant des aspects concurrentiels.
Lorsque le citoyen saura qu’il peut librement accéder à l’action politique, qu’il pourra y être formé et pourra espérer contribuer activement au fonctionnement de son pays, selon des modalités transparentes, alors il s’impliquera et défendra son pays. Mais s’il estime qu’il est marginalisé, que seuls les opportunistes peuvent accéder aux avantages alors qu’ils sont d’une médiocrité évidente, alors il se détourne de la vie politique et se réfugie dans le ressentiment, voire la subversion.
Avez-vous palpé le pouls de la société ? Quelle est la tendance générale ?
Mon sentiment est qu’après le Hirak, il y a eu d’abord une profonde déception. Les citoyens avaient été euphoriques à la vue des millions de manifestants. Puis, chacun a construit dans sa tête des illusions. Voyant que le réel ne correspondait pas à leurs attentes, ils se sont détournés, en désespoir de cause, de la politique. Cette réaction était naturelle et prévisible. Je m’attendais même à ce que les citoyens accusent les politiques d’être la cause de l’échec. D’ailleurs, les politiques les plus excités et les plus radicaux durant le Hirak (les guévaristes) sont maintenant les plus critiqués ! Or, à travers cette expérience, il y a une prise de conscience de la réalité. Beaucoup de ceux qui avaient des positions radicales ont réévalué leurs positions. C’est une très bonne chose.
Le président et le chef d’état-major de l’ANP mettent en garde contre de nombreuses menaces extérieures. Le front intérieur est-il suffisamment soudé pour y faire face, selon vous ?
Vous le savez, la souveraineté du pays est sacrée pour les Algériens. Quelles que soient les circonstances, ils agiront toujours pour défendre leur pays. Maintenant, il y a beaucoup à faire pour harmoniser le front intérieur, à commencer par bien définir le sens de cette expression. Si c’est pour revenir à une forme d’unicité de la pensée et à une docilité face au pouvoir, je ne crois pas que cela soit réellement faisable. Les Algériens veulent la liberté d’expression et leur pluralité culturelle ne peut être contenue dans un unique discours. Le multipartisme, s’il est bien pratiqué, deviendra un élément de stabilisation et renforcera la cohésion interne. Mal pratiqué, il peut devenir un handicap par la multiplication désordonnée des idées et des égos.
Quel bilan faites-vous du premier mandat du président Tebboune ?
J’ai déjà eu l’occasion d’en parler longuement. Pour me résumer, je vous dirai qu’il y a eu des succès stratégiques importants, mais aussi des faiblesses qui deviennent rédhibitoires. Parmi les bons points, la stabilisation de l’Etat après les profondes fissures qui étaient apparues depuis une dizaine d’années. Il faut être conscient que depuis 2018, les principales institutions ont été secouées par de graves crises. Mon sentiment est que de ce point de vue, les choses sont rentrées dans l’ordre. Par ailleurs, le milieu des affaires commence à être assaini. Il ne faut pas oublier qu’on revient de loin. Le pays allait être mis en lambeaux et vendu pour une bouchée de pain. Le Hirak avait sauvé la mise. Pour les faiblesses, j’ai déjà émis à plusieurs reprises des critiques quant aux choix économiques. Il y a un évident retour aux pratiques de l’étatisme, une forme de centralisme administratif avec un pouvoir bureaucratique excessif. Or, l’Algérie a besoin de dynamiser son système économique, d’encourager les investisseurs à prendre des risques et à démarrer la production. Espérons que l’Etat engagera des réformes profondes pour redonner confiance aux opérateurs économiques. Enfin, dernier point où je suis critique : disons la vérité, l’infrastructure politique qui était totalement engagée avec l’ancien régime se retrouve une fois encore aux avant-postes. Il y a comme une fatalité à ce qu’une même classe politique soit sans arrêt recyclée. Elle a accès à tous les moyens alors que celles et ceux qui auraient pu être d’un apport significatif pour une «Algérie nouvelle» ont été marginalisés.
Le président sortant n’a pas encore fait savoir s’il comptait rempiler ou non. Y a-t-il des signes qui indiquent que Tebboune sera candidat à sa propre succession ?
Des signes ? Oui, à profusion. Mon sentiment est que le président de la République est décidé à finir son programme. A plusieurs reprises, il s’est projeté au-delà de son premier mandat. La Constitution lui donne ce droit.
Au cas où le président Tebboune se présenterait et serait réélu, seriez-vous prêts à faire partie du gouvernement si cela vous est proposé ?
La configuration actuelle fait qu’il sera forcément réélu, il n’y a aucun doute là-dessus. «Quel gouvernement constituera-t-il ?» reste une question posée. Nous sortirons probablement du modèle technocratique et les partis qui l’auraient soutenu en feront sûrement partie. Pour le reste, je pense que l’on peut faire partie d’un gouvernement si l’on est convaincu de son orientation politique. Il est beaucoup trop tôt pour pouvoir porter un jugement et se prononcer sur son opportunité.
Comment voyez-vous l’évolution de la situation dans le pays dans cet environnement international instable, voire hostile ?
Ce qui se passe dans le monde est tout à fait exceptionnel. Le système mondial a été essentiellement construit à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Malgré l’opposition entre l’Est communiste et l’Ouest libéral, il y avait une architecture mondiale consensuelle et un droit international reconnu. Aujourd’hui, nous assistons à un bouleversement général. Il n’y a certes plus d’opposition dogmatique sur le modèle économique, mais nous sommes passés à une confrontation ultime sur les modalités de gestion du monde. Depuis la chute de l’URSS, l’Occident avec à sa tête les Etats-Unis, a mis en œuvre une politique d’unipolarité centrée sur une idéologie néolibérale, où l’entreprise devient un centre de pouvoir décisif. La modernité a pris une forme matérialiste dans laquelle l’humanité a été réduite à une donnée désacralisée qu’il faut gérer. La numérisation appuyée par l’intelligence artificielle devient un outil de gestion du crédit social. Le contrôle de la démographie au nom de l’écologie et les nouvelles idéologies LGBT et transhumaniste est devenu la justification de tous les fantasmes.
Le conflit armé en Ukraine, en Palestine et potentiellement en mer de Chine n’est que le symptôme d’une fracture idéologique dans le monde. Nous allons assister soit à une prise de contrôle de la planète par un hégémon unique, soit au renforcement d’un monde multipolaire et multicentré. L’humanité trouvera un chemin de paix lorsqu’elle acceptera ses différences et apprendra à collaborer au lieu de s’entretuer.
Dans cette phase critique où l’affrontement des puissances peut se transformer en une troisième guerre mondiale dévastatrice, l’Algérie devra être très vigilante. Je pense que l’Etat algérien en charge de notre sécurité nationale est en mesure d’agir pour le mieux.
Propos recueillis par Nabil D.
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