Un peuple souverain ne se laisse pas enfermer dans un dilemme
Une contribution d’Ali Akika – Le pire des cadeaux empoisonnés de la colonisation, à l’instar de ces mines enterrées et abandonnées qui continuent de faire des dégâts longtemps, très longtemps, ce sont l’ignorance et les traumatismes analysées par Frantz Fanon qui a été psychiatre en Algérie avant de rejoindre la lutte de la libération de l’Algérie, devenue son pays. Le référent à ce grand médecin, par ailleurs grand écrivain, c’est pour insister que l’aliénation au sens philosophique du terme, c’est-à-dire être étranger à soi-même, est la plus difficile des entraves à combattre à la sortie de la nuit coloniale, superbe image que l’on doit à Kateb Yacine, l’auteur du roman Nedjma, cette étoile qu’il a fait briller sur l’Algérie combattante et a fait connaître le pays dans le monde entier. Ceci pour insister sur l’importance des productions intellectuelles et artistiques dans les réparations des blessures de la colonisation, mais aussi des héritages des structures féodales et leurs lots d’archaïsmes figées durant la colonisation. J’y reviendrai plus loin.
Pour le moment, je voudrais partager un point de vue à la suite d’un article de Soufiane Djilali dans un média algérien en ligne, intitulé «Dilemme entre les traditions et la modernité, quel choix pour l’Algérie ?» Le mot «dilemme» a retenu mon attention et m’étonna venant d’un homme politique. Dilemme, signifiant soumission, impuissance, absence de choix devant un événement. Etonnement car la raison d’être de la politique est précisément d’agir sur la réalité et non se créer une entrave qui relèverait d’une vision des choses. Car un pays, une société a d’autres voies pour échapper à un sort qui serait inscrit par avance. A notre époque, l’humanité a fait des progrès depuis le fameux jugement du roi Salomon (1). Ce dernier a laissé en héritage que l’intelligence, l’amour de la vie, le respect de la dignité humaine ne cèdent pas à la fatalité.
Ayant sauté l’obstacle du dilemme, voyons ce que cachent comme secret les notions de tradition et de modernité. Toutes deux sont identifiées par leur lieu de naissance, leur époque, leurs usages et leurs utilités, autant de facteurs en rapport avec des besoins d’une société. Avant d’être logées dans le passé, les traditions furent des pratiques vivaces qui nourrissaient les artères d’une société et procuraient du plaisir à son imaginaire. En paraphrasant le philosophe grecque Héraclite (2), on peut dire que les traditions s’écoulent comme des eaux dans le fleuve de l’histoire. Cela veut dire simplement qu’elles naissent, s’adaptent, se transforment. Oui, tout se transforme, même celles de nature immatérielle comme les langues, des cultures qui participent à la construction des mémoires qui façonnent la personnalité d’une société pour devenir des éléments constitutifs de ce qu’on appelle la conscience collective et historique d’un peuple.
La modernité est née en Italie à une époque dite de la Renaissance, sous un système balbutiant d’économie de marché qui se transforma en Angleterre en fabrique et que l’on va appeler capitalisme. La modernité est une architecture d’un nouveau mode de vie, de pensée, de culture et d’esthétique qui va accélérer des ruptures avec l’économie du servage et la vision étroite du monde du couple aristocratie et Eglise où le pouvoir était de droit «divin ». Et ce n’est pas un hasard si la modernité en Italie donna naissance à deux hommes qui allaient «offrir» au nouveau-futur système capitaliste deux piliers artistique et idéologique dont a besoin tout système qui veut assurer sa pérennité. Ces piliers sont Léonard de Vinci, ingénieur de génie et peintre devant l’éternité, voilà pour l’art. Quant à la politique, art suprême pour Aristote, la Renaissance accoucha en l’Italie de Machiavel, le Prince des princes de la philosophie politique. Ayant identifié ces deux géants de la modernité, passons aux contradictions qui alimentent le carburant qui actionne le moteur de toute société. Ces contradictions que l’on passe souvent sous silence car elles sont l’expression des luttes à l’intérieur d’une société et expliquent l’émergence du colonialisme et de l’impérialisme avides de conquête pour alimenter ce nouveau mode de production.
L’existence de ces contradictions dans tout système, engendrant des luttes sociales et des guerres entre Etats, semblent avoir peu d’importance dans la vision de ceux qui se laissent prendre dans le piège des dilemmes. Soufiane Djilali, en dépit de ses connaissances en histoire, a été «poussé» à chercher et a trouvé la voie qui concilie tradition et modernité. Il pense y arriver en s’appuyant sur un géant de la philosophie, Ibn Arabi, et notamment dans son œuvre La raison et la foi (3). Pour ne pas trahir l’article de Soufiane Djilali, voici sa conclusion : «Il s’agit pour nous, probablement, de comprendre et de maîtriser les principes de la modernité pour les rendre opérationnels et contrôlables dans le processus de développement humain et matériel au sein d’une vision du monde équilibrée et dont les sources seront des alliages entre la raison et la foi, entre l’individu et le collectif, entre la matière et l’esprit.»
Soufiane Djilali a le droit de rêver d’un monde équilibré, hélas ! Héraclite, philosophe de l’Antiquité, père de la dialectique cité plus haut nous enseigne «l’unité dynamique des contraires», une guerre permanente qui existe partout dans la nature et qui constitue son mouvement même. On en déduit que l’équilibre est relatif comme le prouve le défilé des systèmes depuis la nuit des temps et leurs cortèges de crises et de guerres depuis «toujours». Quant à sa notion d’alliage [mot réservé aux métaux] entre la raison [faculté de juger, réfléchir] et la foi qui relève de la métaphysique, ce genre d’attelage ne me semble pas le plus indiqué pour arriver à bon port. Soyons clairs, tout exercice intellectuel qui concourt à enrichir l’esprit des hommes est le bienvenu. C’est même une nécessité car il débroussaille les chemins pour enterrer l’ignorance et semer la graine des connaissances de la matière, de la vie, mais aussi permet l’aventure dans la métaphysique sans que celle-ci ne devienne un interdit, un frein à la nécessaire spéculation intellectuelle dans n’importe quel domaine.
Ces graines de la connaissance ont suffisamment poussé pour nous permettre de comprendre de nos jours les champs de bataille où s’affrontent des intérêts et leurs lots de contradictions et dont l’issue a des conséquences sur le quotidien des gens et des pays. Prenons une catégorie de contradiction de nature coloniale. On devine facilement l’intérêt du colonisateur à effacer ou à nier la contradiction qui l’habite dans son désir de se la couler douce pendant que le colonisé est déchu de son statut d’acteur de sa propre histoire. Ai-je besoin de citer des peuples confrontés aux tentatives de l’effacement de leur histoire, Palestine, Sahara Occidental et Kanaky-Nouvelle-Calédonie. On peut appliquer le même raisonnement à l’intérieur d’une même société où de petits malins nient une catégorie de contradictions et veulent faire croire que les injustices sociales sont dans la «nature» de l’homme.
Mais revenons au capitalisme dont le noyau dur de sa principale contradiction depuis sa naissance jusqu’à nos jours demeure le rapport capital-travail à l’origine de la production de la richesse, laquelle est distribuée à l’avantage évidemment du capital. La singularité de ce nouveau système et son expansion résident dans sa capacité à produire des richesses et à détruire les blocages des structures féodales de l’économie du servage de l’aristocratie et de la chute de celle-ci. Ce nouveau mode de production de richesse et de nouvelles institutions politiques et idéologiques ont fini par s’imposer en Europe et s’exporter ailleurs, dans les conquêtes coloniales par l’agression dans des guerres implacables.
Ce survol rapide de la guerre entre Aristocratie et servage et bourgeoisie et capitaliste symbolise le choc entre deux contradictions irréductibles qui renseignent sur l’impossible cohabitation entre contradictions antagoniques. On ne peut donc parler à la légère d’«alliage» ou de synthèse, comme si on était dans un lieu de commerce où l’on pouvait marchander. Certes, le capitalisme accepte et a accepté la cohabitation avec les «petites» économies en sachant que sa «patience», c’est-à-dire sa puissance, finira par les avaler. Sauf que le capitalisme en dehors de ses frontières propres, dans ses colonies, n’a pas fait preuve de «gentillesse» et de patience en Algérie, par exemple. Pour s’imposer, sa nature le pousse dans une entreprise de tuerie et de vol des terres fertiles et le refoulement des autochtones sur des terres arides. La colonisation a ainsi créé une contradiction qui ôtait tout droit à une réelle économie et à la vie politique.
Que faire à l’indépendance avec un tel l’héritage ? S’enfermer dans un dilemme ? Le congrès de la Soummam en pleine Guerre de libération et la Charte d’Alger en 1964 avaient élaboré des éléments doctrinaux qui devaient guider la politique du pays. Je laisse de côté les tâches de l’édification nationale ? Je me limiterai ici au binôme art et culture dont l’objectif consiste à se débarrasser des entraves des archaïsmes et des mentalités engendrés par l’ignorance et les structures féodales figées sous la colonisation. Des productions culturelles, tel l’essai de Mostapha Lacheraf, Nation et société, des films de Slim Ryad tiré du roman Le vent du sud de Benhedouga, et celui de Merzak Alouache Omar Gatlato, ont jeté des regards sur les archaïsmes qui bloquaient notre société. Je cite ces œuvres dont les auteurs ne sont pas traversés par une peur ou une contrainte suscitées par un quelconque dilemme. Pas plus, du reste, que la société au regard des tumultes qu’elle a traversés depuis l’indépendance et qui ont culminé dans le singulier Hirak. Preuve que notre société ne se laisse pas enfermer dans un dilemme. La conscience historique qui s’est formée et qui s’est confrontée à l’empire de Rome, baignée dans la civilisation de l’islam, ont dû laisser des traces d’un Héraclite ou d’un savant chimiste comme Lavoisier qui disait : «Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.»
A la veille de l’élection du 7 septembre, on apprend que des partis font des alliances pour mieux affronter ladite élection. Il faut espérer que ceux qui participent à cette aventure électorale le feront sur la base d’un discours politique qui fait la différence entre la nature des différentes contradictions qui traversent la société. Ce sont ces contradictions qui peuvent éclairer les compromis possibles entre courants ou partis politiques dans la phase actuelle. Ignorer ce b. a.-ba de la politique, les électeurs d’un pays qui s’est lancé dans une grande aventure en Novembre 1954 en connaissant les énormes obstacles qui les attendaient ont opposé les forces du peuple sans tenir compte d’un dilemme qui fait tituber ceux qui ne marchent pas sur les deux pieds enracinés dans la terre qu’ils voulaient libérer. Car ils savaient qu’ils avaient fait le choix en Novembre 1954 entre exister ou sortir de l’histoire.
En guise de petite conclusion : si la modernité a fini par détrôner l’alliance aristocratie-Eglise, la bourgeoisie, qui a pris le pouvoir et marqué ensuite l’histoire par son arrogance, allait aussi rencontrer sur son chemin de grands défis. Et ce sont les pays qui ne supportaient plus la domination de l’Occident qui vont participer à son déclassement de premier de la classe. L’histoire avec ses secrets et ses ruses a ouvert la voie à son déclassement avec son rejeton, la mondialisation qui ouvrit la voie à la fatigue de la modernité. Celle-ci fut qualifiée par Guy Debord, essayiste et cinéaste, de «société de spectacle». Qui dit spectacle dit fiction et qui dit fiction dit distance avec le réel qui se transforme peu à peu en rupture avec la réalité. Cette rupture ou mépris de la réalité a donné naissance à la post-modernité ou post-vérité.
Le langage populaire traduit la «philosophie» de cette notion en une phrase : prendre ses désirs pour la réalité. En clair, cela veut dire fabriquer son petit monde qui se nourrit de fantasmes où le mentir à soi devient une vérité. Cette post-vérité ne se voit pas dans le quotidien. En revanche, elle étale son arrogance conjuguée avec des «pensées» sentant bon le suprématisme occidental, à l’occasion des guerres en Ukraine et en Palestine. Les personnages de ce minable théâtre du mensonge chantent leur «Paradis» cher à M. Josep Borrell qui croit encore que son Europe est toujours l’unique fille de la Renaissance, en pensant que le reste du monde patauge dans la jungle.
Morale de l’histoire, la vraie : on n’a pas à choisir entre le dilemme qui alimente la fatalité et la post-vérité qui creuse elle-même sa tombe. L’intelligence de l’Homme est sa meilleure boussole.
A. A.
1) Ce jugement dit de Salomon me rappelle l’histoire des deux femmes qui se réclamèrent toutes deux de leur filiation avec un bébé. On connaît la suite, la vraie mère préféra choisir d’abandonner la chair de sa chair au lieu de voir son bébé coupé en deux par Salomon pour être partagé entre les deux femmes. Ce grand roi trouva l’astuce pour découvrir la vérité car une vraie mère préfère voir son bébé vivre quitte à l’abandonner à une autre femme, fût-elle Lucifer, le diable en personne. Le roi avait son choix et ne s’est pas soumis à un choix cornélien et encore moins à un dilemme.
2) Héraclite, philosophe grecque de l’Antiquité connu pour être un fin dialecticien et sa découverte des contradictions comme moteur de la vie de la nature et celle de la dynamique du mouvement expliquant l’absence d’un équilibre «éternel».
3) Le pape Benoît XVI a démissionné en 2013 pour laisser la place à l’actuel pape François. Il a étudié le rapport de la raison et de la foi en citant Ibn Arabi, dans le cadre du dialogue islam-chrétienté. Réflexion d’un grand érudit qui lui a valu d’être qualifié de «pape intellectuel».
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