Analyse de Hocine-Nasser Bouabsa – Pour un moratoire sur le gaz de schiste
Une analyse de Hocine-Nasser Bouabsa – C’est cyclique, depuis vingt ans, toujours à l’approche d’importantes échéances électorales, la thématique du gaz de schiste refait surface avec acuité. Cette fois, c’est le ministre de l’Energie, Mohamed Arkab, qui, sans le vouloir, a rouvert ce sujet brûlant, lorsqu’il a annoncé que l’Algérie produira dans 5 ans 200 milliards de m3 de gaz.
Exporter 100 milliards de m3 de gaz au lieu de 50 : est-ce possible ?
Avant Mohamed Arkab, déjà en décembre 2022, le président de la République avait déclaré, alors qu’il visitait le pavillon du groupe Sonatrach à la Foire de la production nationale à Alger : «Nous produisons actuellement près de 102 milliards m3 de gaz, dont la moitié est consommée localement. J’espère qu’en 2023, nous atteindrons une production de 100 milliards de m3 de gaz destiné exclusivement à l’exportation.» Il était évident que cet objectif utopique ne pouvait être réalisé, puisqu’en fin de compte, l’Algérie n’a pu exporter en 2023 que 53 milliards de m3, donc presque autant que 2022.
Peut-être, mais seulement avec le gaz de schiste !
Si le président de la République tient toujours à augmenter la quantité exportée à 100 milliards de m3, il faut bien produire au moins 50 milliards de plus pour que son vœu soit exhaussé. Mais ceci est catégoriquement impossible avec seulement le gaz naturel conventionnel. Cette donnée n’est pas un secret et le Président n’est pas sans le savoir. En effet, même si on optait pour les techniques d’exploration et d’exploitation les plus performantes, grâce à la contribution des leaders mondiaux dans le domaine des hydrocarbures, une augmentation réaliste de la production actuelle du gaz naturel conventionnel ne pourrait dépasser 20% (ou 20 milliards de m3) dans les 5 prochaines années. Le PDG de Sonatrach, le ministre de l’Energie et les conseillers du Président connaissent cette réalité due aux contraintes géophysiques des gisements actuellement exploités ou qui sont en cours de le devenir les prochaines années, grâce aux découvertes des années précédentes.
Sachant que ces responsables sont dans l’obligation d’informer objectivement le président de la République, le citoyen algérien peut déduire qu’Abdelmadjid Tebboune – sa candidature à sa propre succession devrait être annoncée les prochains jours – est au courant de la problématique et qu’il aurait donné son feu vert à l’exploitation massive du gaz de schiste. L’objectif de produire annuellement 50 milliards de m3 de ce gaz, même dans trois ans, parait néanmoins irréaliste. En effet, les technologies utilisées dans ce domaine ne sont pas une sinécure, tant elles nécessitent une maîtrise absolue par les opérateurs, techniciens et ingénieurs que l’Algérie n’a pas encore. Le protocole d’entente entre Sonatrach et ExxonMobil signé fin mai 2024 ne changera pas la situation aussi rapidement que veulent le faire croire les déclarations publiques des deux parties. Tout simplement parce que l’exploitation du gaz de schiste n’est pas une activité uniforme, mais un business incertain, où on ne connaît la valeur ajoutée de chaque poche rocheuse contenant le gaz qu’en fin de vie, lorsqu’elle ne donne plus de gaz.
Déchets toxiques abandonnés dans le bassin d’Ahnet
Bien que Sonatrach ait maintes fois affiché publiquement son intention d’explorer le potentiel du gaz de schiste depuis au moins 2004, l’opinion publique algérienne n’a pris position sur ce sujet qu’au milieu des années 2010. Et ceci malgré les informations relatives aux dangers et risques que génère l’exploitation de cette énergie pollueuse, publiées par les médias nationaux et internationaux. Ce n’est qu’après que les habitants d’In Salah eurent découvert les déchets toxiques abandonnés par Sonatrach et le géant français Total, après des travaux de fracturation hydraulique effectués dans le bassin d’Ahnet à la fin de l’année 2013 dans le cadre d’un projet pilote, que des activistes environnementaux algériens ont commencé à organiser des manifestations en juin 2014 pour dénoncer les intentions du monopoliste étatique et de ses partenaires étrangers. Ce sera le starter d’une mobilisation publique plus active dès le début de l’année 2015, lorsque l’opinion publique algérienne a réellement pris conscience des enjeux et des dangers réels de cette option dont les partisans présentent comme le prélude au nouvel Eldorado de «l’or gazeux» algérien.
Refus massif des Algériens
La réaction des Algériens fut massive et s’est exprimée par un refus catégorique et quasi unanime. Bouteflika n’avait qu’un choix : désavouer son ministre de l’Energie et ami Chakib Khelil, en lui ordonnant un recul tactique, en attendant que les esprits se calment. Rappelons que ce dernier, lorsqu’il débarqua à Alger fin 1999 pour soutenir son ami d’enfance dans sa nouvelle fonction, croyait fermement qu’il pourrait un jour, grâce au soutien du lobby pétrolier américain, succéder à Bouteflika. Dans son cartable, il pensait détenir le joker qui lui permettrait d’y arriver : l’exploitation du gaz de schiste.
Le refus algérien ne se limitait pas seulement à la «rue», mais était aussi partagé par d’influents partons des services de sécurité, comme le général Toufik, aujourd’hui en retraite, et feu Noureddine Yazid Zerhouni, alors ministre de l’Intérieur.
Mais, derrière les rideaux, la machine des arrangements ne s’était pas arrêtée car l’agenda des élections présidentielles de 2019 était déjà dans le viseur de l’entourage du défunt ex-Président. Et là, il fallait que la îssaba tienne ses promesses vis-à-vis de ses sponsors du lobby pétrolier international et qu’elle rassure les gouvernements européens et américain, que l’Algérie, sous les commandes de la îssaba, sera toujours un acteur majeur et fiable dans l’approvisionnement de l’Europe en énergie fossile. Pour les stratèges du régime Bouteflika, l’option du gaz de schiste fut donc un atout essentiel dans la consolidation et la pérennité de leur pouvoir clanique au détriment de l’intérêt de la nation algérienne et de l’alternance démocratique réclamée par les Algériens depuis plus de 30 ans. L’accord signé entre Sonatrach et Total en 2012 pour explorer et exploiter les gisements non-conventionnels et la loi n° 13-01 du 20 février 2013 relative aux hydrocarbures entrent justement dans le cadre du roll-out de cette stratégie de pérennisation monopolistique du pouvoir par ce clan. En clair, la genèse du gaz de schiste en Algérie est étroitement liée au règne du régime Bouteflika, et le père spirituel de cette genèse s’appelle Chakib Khelil.
La loi des hydrocarbures est moralement illégitime
La révolution pacifique du 22 février 2019, connue communément sous le nom de Hirak, est venue à temps pour balayer la îssaba de Bouteflika et son clan. Mais ceci n’a pas empêché qu’une nouvelle loi des hydrocarbures soit adoptée le 4 novembre 2019 par un Parlement rejeté par le peuple, puisque ce Parlement était un résidu du régime déchu et non une institution souveraine, représentante du peuple algérien et exprimant sa volonté. Cette loi, qui engage la nation algérienne tout entière dans une voie très risquée et hautement critique, est moralement illégitime car émanant d’une Assemblée que le peuple algérien dans sa grande majorité considérait comme illégitime. Outre des aspects discutables contenus dans cette loi, son point cardinal est qu’elle confirme les textes de la loi n° 13-01 du 20 février 2013 qui autorisent explicitement l’exploitation des hydrocarbures non-conventionnels (donc aussi du gaz de schiste) et lui octroient, par ailleurs, un régime fiscal préférentiel, puisque la redevance des hydrocarbures est réduite jusqu’à 5% et que l’impôt sur le revenu est plafonné à 20%.
Le président Tebboune a été élu un mois après que cette loi a été votée. Il n’est donc pas – théoriquement – concerné par la genèse de cette loi, puisqu’il n’était pas associé au ministère de l’Energie. Dans la seconde partie de la présente contribution, je focaliserai d’une part sur l’évolution de ce sujet depuis l’élection du locataire actuel d’El-Mouradia à la magistrature suprême et, d’autre part, la nécessité d’opter pour un moratorium sur le gaz de schiste comme l’Allemagne et la France l’ont fait pour protéger leurs nappes d’eaux souterraines.
H.-N. B.
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