Capital culturel au secours ou quand la régression de la culture afflige la planète

Capital culturel au secours ou quand la régression de la culture afflige la planète
La culture, c’est la liberté, la civilisation, la création. D. R

Une contribution de Kaddour Naïmi – «Wozu Dichter in dürftiger Zeit?» (Pourquoi des poètes en temps de détresse ? Hölderlin). Après l’exposition de réflexions sur le capital humain (1), venons au capital culturel, et d’abord examiné du point de vue du sommet de la hiérarchie sociale.

Constat

Très récemment, on lisait : «Notre pays a besoin de réformes fondamentales […], seuls les opportunistes peuvent accéder aux avantages alors qu’ils sont d’une médiocrité évidente […]. Il y a comme une fatalité à ce qu’une même classe politique soit sans arrêt recyclée. Elle a accès à tous les moyens alors que celles et ceux qui auraient pu être d’un apport significatif pour une Algérie nouvelle ont été marginalisés.» (2)

Qu’en est-il en particulier du champ culturel en Algérie, d’abord en ce qui concerne le sommet de la hiérarchie sociale, celle des décideurs ? (3)

Depuis l’indépendance nationale, que présentent les maisons et palais de la culture, les théâtres étatiques, les émissions culturelles télévisées, les festivals, les salles de cinéma, de théâtre, de concerts de musique, de ballet ? Que finance ou présente toute institution officielle comme culture au sens authentique du mot, à savoir stimuler l’esprit d’invention, de critique constructive, de liberté, d’égalité et de solidarité sociales ?

Quant aux manifestations folkloriques, en quoi stimulent-elles la culture comme définie auparavant ?

Ne parlons pas du système scolaire : comparez les connaissances réelles d’un doctorant algérien en sciences humaines ou littéraires de 2024 avec celles d’un bachelier de 1965. L’admirable quantité de scolarisés, productrice de qualité en situation normale, a naufragé en médiocrité.

Des experts algériens exposent, à juste titre, les carences et les exigences du développement économique et technico-scientifique de la nation algérienne. Pourquoi n’évoquent-ils généralement pas la culture, à l’exception d’Omar Arkouf ? Suffit-il de performances économiques et technico-scientifiques pour considérer civilisée et développée une nation ? Le dirigeant politique Soufiane Djilali, dans sa clairvoyante interview à Algeriepatriotique, parle de politique, mais pas de culture. Pourquoi cette carence des économistes, des technico-scientifiques et des politiciens ? La culture n’est-elle pas l’activité qui manifeste la qualité de l’esprit, sa conception du monde, son éthique, l’authentique civilisation, la condition de toute forme d’économie, de technique, de science, de politique ? Pour évaluer une société, le PIB ou la démocratie du système politique suffisent-ils, sans considérer ce que j’appelle l’ICC : indice de culture collective ?

On objecterait en ricanant : «L’argent fait le bonheur ! Ni les écrivains ni les artistes ne le produisent !» Réponse : allez voir la situation des peuples où l’argent est divinité suprême, et les poètes et artistes (authentiques) réduits au silence ! Le sous-développement économico-technico-scientifique ou politique n’est-il pas, d’abord et avant tout, le résultat d’un sous-développement culturel ? Que produiraient les champs de l’économie, de la technoscience et de la politique sans leur semence : l’eau et le soleil de la culture ?

Considérer l’économie, la technoscience ou la politique sans accorder son importance à la culture est aussi erroné que le contraire : envisager la culture en ignorant les autres domaines sociaux. Tous se conditionnent réciproquement. Ne pas en tenir compte, c’est raisonner de manière erronée, par ignorance, par esprit de clocher ou plutôt de boutiquier, par manipulation idéologique de caste privilégiée. Elle caractérise les plus «prestigieuses» universités du monde «développé». Leurs mandarins du «savoir» croient encore à la fameuse théorie capitaliste du «ruissellement» : une économie qui produit plus de richesses profiterait non seulement aux capitalistes, mais également au reste de la société, améliorant son bien-être. On constate les résultats dans les pays riches : une dette par habitant si grosse qu’elle est impossible à rembourser, en premier lieu par le chef de file capitaliste, les Etats-Unis, suivi par les vassaux européens. En cas de crise de cette dette, celle de 1929 semblera une plaisanterie, malgré son résultat : une guerre mondiale où la barbarie submergea tout ce que les pays «civilisés» avaient produit comme culture.

Les cerveaux dont les neurones fonctionnent correctement constatent : le «ruissellement» aggrave les inégalités économiques, concentre davantage la richesse entre les mains de l’oligarchie financière minoritaire des riches. Qui est correctement informé voit, par exemple, comment l’enrichissement de Pfizer, de Bill Gates et autres flibustiers de la finance «ruisselle» sur les peuples : chômage à cause de délocalisations dans les pays développés, salaires de survie dans les pays qui accueillent les délocalisations, angoisses partout, guerres clandestines et guerres ouvertes, course aux armements, totalitarismes de forme nouvelle dans les pays «démocratiques», résurgences d’obscurantismes moyenâgeux pour cacher l’enjeu réel, l’exploitation-domination à outrance d’une caste au détriment de l’humanité, etc.

Pour que l’aggravation des inégalités ne soit pas comprise et contestée par les victimes, l’oligarchie des profiteurs produit sa «culture» compensatrice aliénante : divertir (détourner des vrais problèmes), abrutir, condamner à la résignation, conditionner au «bonheur» factice, à travers les diverses innovations technologiques de trompeuse communication et de réel conditionnement psychique. Effarant vide des cerveaux où la seule «puce» agissante est une idéologie de la soumission par la peur ou, mieux, par une pseudo-liberté fétichiste dans un programmé «Brave New World» (Huxley). L’espèce humaine serait-elle un troupeau auquel fournir un pâturage où brouter (le «progrès économico-technico-scientifique») afin de tirer de ces animaux de quoi enrichir le propriétaire, en destinant une partie du bétail à l’abattoir des guerres ? Voilà le motif inavoué mais clair de la régression culturelle qui afflige la planète à des degrés divers, selon le degré de développement culturel précédent de chaque nation.

Hypothèse explicative

«Quand j’entends parler de culture, je sors mon revolver !» Par cette déclaration explicite qui a le mérite de la franchise, un ministre nazi psychopathe (pléonasme) a révélé l’enjeu : la culture, c’est la liberté, l’émancipation humaine, la civilisation, la création ; le «revolver», c’est l’exploitation, la domination, la sauvagerie, la barbarie, la destruction. Depuis l’apparition de l’espèce humaine, la culture n’est-elle pas l’instrument de civilisation craint, détesté et combattu par tout esprit exploiteur-dominateur au détriment de la collectivité humaine ? Le nombre et la qualité des institutions culturelles et de leurs productions, le degré de participation des citoyens à ces institutions et à ces productions : voilà les indicateurs d’une nation civilisée, où les dirigeants sont soucieux de stimuler l’intelligence des citoyens, laquelle favorise la capacité de critique de ce qui est erroné au profit d’une plus harmonieuse gestion de la collectivité.

En Algérie, juste après l’indépendance nationale, malgré la dictature imposée par les armes, l’activité culturelle se distinguait par une certaine valeur, bénéficiait d’intérêt. Après l’instauration d’une forme de démocratie, cette activité culturelle est tombée dans une régression affligeante.

La qualité de l’activité culturelle provenait de deux faits : d’une part, la Guerre de libération nationale, fraîche dans les mémoires, encourageait les initiatives ; d’autre part, la dictature, qui visait à réprimer l’activité culturelle, par définition critique, produisait un effet contraire : une mobilisation de conscience en faveur d’une société cultivée, donc libre et solidaire.

L’instauration de la relative démocratie se concrétisa dans une période où la Guerre de libération était désormais relativement loin, et où la répression dictatoriale fut remplacée par la corruption des consciences serviles (fauteuils bureaucratiques, salaires et privilèges), d’une part, et, d’autre part, par la neutralisation des consciences qui, refusant cette humiliation de harki culturel, se trouva interdite d’expression par des «règlements» administratifs, contrainte à l’exil intérieur ou extérieur. Ainsi triompha la servilité, avatar de la médiocrité, d’autant plus médiocre qu’elle se drape dans une «fierté» qui démasque l’imposture charlatanesque. «Ma bgâ fal ouâd ghîr hjârou» (seules les pierres sont restées dans la rivière). Le très regretté frère Larbi Ben M’hidi aurait dit : «La lutte armée pour l’indépendance est difficile, mais la construction future du pays sera nettement plus difficile».

Proposition

Le corps humain a besoin de ressources matérielles pour garantir sa normale existence. Qui fournit ces ressources sinon l’esprit humain ? Qu’est-ce qui assure la compétence de cet esprit sinon la culture ?

Les promoteurs de progrès devraient-ils se préoccuper uniquement du développement économique, technico-scientifique et politique, où considérer le développement comme processus global où l’aspect culturel a toute son importance stratégique ? L’élément culturel ne constitue-t-il pas la garantie de succès de tous les autres aspects sociaux ?

Le développement économique et technico-scientifique, et le système démocratique doivent-ils produire un système capitaliste, dont l’aspect mortifère est démontré par ses aspects anti-civilisationnel, antihumain, antinature, adorateur du seul divin dollar («In God We Trust» : machiavélique tromperie) et, pour le satisfaire, détruire l’humanité et la planète par les armes nucléaires et bactériologiques ? Ou le développement économique et technico-scientifique ainsi que le système démocratique doivent accoucher d’une collectivité humaine digne de ce nom ? Peut-elle l’être sans liberté, égalité et solidarité ? Ces principes peuvent-ils se concrétiser sans neutraliser les psychopathes exploiteurs-dominateurs ?

«Science sans conscience n’est que ruine de l’âme». Plus dramatique est la détresse humaine, plus indispensables sont les poètes, les artistes et les intellectuels : des Prométhée qui offrent à l’humanité la lumière émancipatrice de la connaissance vraie, toujours à élargir et approfondir.

K. N.

1) http://kadour-naimi.over-blog.com/2024/03/capital-humain-une-richesse-rarement-consideree-en-algerie-avec-le-serieux-requis.html

2) https://www.algeriepatriotique.com/2024/05/27/interview-soufiane-djilali-notre-pays-a-besoin-de-reformes-fondamentales/

3) Ce qu’on appelle l’«élite» culturelle, comme relais fonctionnel entre le «sommet» hiérarchique et la «base» citoyenne, sera examiné dans un prochain texte.

Comment (2)

    Abou Stroff
    31 mai 2024 - 7 h 31 min

    « Le corps humain a besoin de ressources matérielles pour garantir sa normale existence. Qui fournit ces ressources sinon l’esprit humain ? Qu’est-ce qui assure la compétence de cet esprit sinon la culture ? » interroge K. N..

    questions à un doro:
    – d’où provient la « culture qui assurerait, selon K. N. la compétence de l’esprit?
    – d’où provient cet esprit dont la compétence serait assurée par la culture?

    réponse gratuite: comme sofiane djilali qu’il cite, K. N., me semble t il, confond essence et apparences des choses et des phénomènes*.

    en effet, l' »esprit » et la « culture », contrairement à ce que nous racontent les idéalistes (qui croient que les idées mènent le monde) et les idéologues religieux ( qui croient que notre destin est déjà tracé par le Bon Dieu), sont le produit de la praxis des hommes qui s’inscrit dans des rapports sociaux historiquement datés indépendants des volontés individuelles.

    ceci étant souligné, je pense que l’absence de « culture » au sein de la société algérienne** est essentiellement due à la……………………. pseudo-culture qu’impose le système basé sur la distribution de la rente et sur la prédation qui n’a pas besoin de culture pour se renouveler, bien au contraire.

    En effet, si l’on admet que la « culture de l’esprit » est, essentiellement, générée par un système éducatif (partie) au service du système qui sert de référence en tant que TOUT, interrogeons nous sur la vocation du système éducatif algérien, en tant qu’appareil idéologique au service du système basé sur la distribution de la rente et sur la prédation qui domine la formation sociale algérienne.

    j’avance que, le système éducatif algérien (de l’école primaire à l’université) étant un appareil idéologique de l’État (selon la formule d’Althusser), il est tout à fait vain d’espérer l’émergence d’une école et d’une université algérienne de qualité lorsque le « système » (dont l’État est l’émanation) dans sa globalité fonctionne grâce à la production et à la reproduction de la médiocrité. en effet, un système basé sur la distribution de la rente et sur la prédation n’a aucunement besoin d’un système éducatif performant, bien au contraire. le système rentier a besoin de produire des abrutis puisque les abrutis n’ont pas vocation de remettre en cause la logique du système et n’ont pas les moyens de questionner leurs états de tubes digestifs ambulants ingurgitant tout ce que leur présentent les couches rentières qui les dominent. en d’autres termes, l’école et l’université au service des couches rentières n’ont qu’un seul objectif: abrutir la populace (grâce à divers opiums, dont la religion et le foot, entre autres) pour que cette dernière ne pose pas les questions qui fâche.

    moralité de l’histoire: tant que la rente est déversée sur des abrutis qui croient que la richesse est un don du ciel, il est inutile d’espérer l’émergence d’un enseignement de qualité et certainement pas des « Prométhée qui offrent à [la société algérienne] la lumière émancipatrice de la connaissance vraie, toujours à élargir et approfondir.

    * l’argumentation de K. N, le rappelle celle de Hegel à propos duquel Marx souligne que: « La dialectique, chez Hegel, est la tête en bas. Pour découvrir dans la gangue mystique le noyau rationnel, il faut la renverser »
    **concernant l’absence de culture au sein des sociétés dites développées, je me permets de reprendre les propos de Günther Anders
    « Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles d’Hitler sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes.
    L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées. Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif.
    Surtout pas de philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux.
    En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur.
    L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutiennent devront ensuite être traités comme tels. »
    Günther Anders, « L’Obsolescence de l’homme », 1956

      Kadour Naimi
      4 juin 2024 - 13 h 32 min

      D’abord, merci, cher Abou Stroff, pour ton commentaire, et, en général, pour tous tes commentaires que je lis avec intérêt.
      La citation de Günther Anders est pertinente. Il me semble que ma contribution en est une illustration factuelle.
      Là où, pour une fois, je conteste votre intéressant commentaire, est sur la dialectique et sur Marx et Hegel.
      J’estime avoir assez correctement étudié la dialectique dans ma jeunesse pour ne pas l’utiliser sur sa tète mais sur ses pieds : puis l’expérience pratique me fit comprendre qu’il faut veiller à ne tomber ni dans l’idéalisme naïf ni dans le matérialisme vulgaire. Simple preuve : si Marx, dans son analyse, prévoyait la révolution uniquement dans un pays capitaliste avancé, doté de classe ouvrière consistante, la réalité lui donna tort : la révolution eut lieu en Russie à majorité paysanne puis en Chine, également à majorité paysanne. Conclusion : les IDÉES révolutionnaires furent plus efficaces que la réalité économique et ses rapports sociaux MATÉRIELS. Donc, attention à ne pas tomber dans l’idéalisme matérialiste ni dans le matérialisme idéaliste. Marx a formulé des idées intéressantes, d’autres tout-à-fait erronées, avec des conséquences tragiques : le capitalisme ne s’est pas écroulé suite à ses contradictions internes, les pays où il domine n’ont pas connu de révolution radicale, enfin la « dictature du prolétariat » montra son aspect monstrueux, déjà prévu par ceux que Marx traita d’idéalistes : Proudhon et Bakounine. Hegel, à l’opposé, exprima des idées erronées et certaines autres dignes d’intérêt. Il s’ensuit que la réalité ne se plie pas aux dogmes hégéliens ou marxistes, elle est plus complexe, demande la modestie et l’intelligence du scientifique sans lunettes idéologiques.

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