Une analyse de Hocine-Nasser Bouabsa – Schiste : une aventure dangereuse (III)
Une analyse Hocine-Nasser Bouabsa – Les deux premières parties de mon analyse sur l’exploitation du gaz publiées le 30 mai et le 5 juin peuvent être résumées en quatre points : primo, la genèse du gaz de schiste en Algérie est liée très étroitement à la issaba du clan Bouteflika et son ex-ministre de l’Energie et pantin des Américains, Chakib Khelil ; secundo, l’exploitation du gaz de schiste a été déjà légalisée à travers la loi 13-01 du 20 février 2013 et confirmée dans la loi 19-13 du 11 décembre 2019 ; tertio, le président Abdelmadjid Tebboune a opté, après son élection, pour la continuité au lieu de la rupture avec le paradigme énergétique dangereux et risqué, élaboré par le tandem Bouteflika et Khelil ; et quarto, manque de communication de la part des acteurs concernés.
La troisième partie de l’analyse focalisera, en guise de contribution au débat publique, sur les arguments pro/contra de l’exploitation de cette source énergétique très polluante, comme le reconnaissent même ses défenseurs les plus ardents. Ceci en espérant déclencher un nouveau regain d’intérêt et d’attention de la part de l’opinion publique nationale et des experts algériens indépendants, ainsi que des médias lourds. Il est vrai que ces arguments ont été souvent exposés, mais seulement à une cadence circonstancielle et interrompue. Or, un sujet d’une importance aussi cardinale pour l’Algérie a besoin d’un débat et d’une couverture médiatique soutenus, jusqu’à ce que se dégage un consensus national final qui définira le paradigme stratégique national sur le sujet pour, au moins, deux décennies.
Arguments des pro-schistes
Il est évident que les défenseurs – je les nomme «schististes» – de l’option du gaz de schiste ont leurs raisons et arguments que je résume en deux chapitres. Le premier – il est de loin le plus important – est d’ordre financier, car les «schististes» jugent que pour remédier au déclin des revenus provenant des hydrocarbures conventionnels –, ils représentent approximativement 35% du PIB et 90% des rentrées en devises et financent 60% du budget de l’Etat –, il serait impératif que l’Algérie exploite ses ressources non-conventionnelles abondantes, composées essentiellement de gaz de schiste, afin de financer, certes, la paix sociale, la stabilité et le développement mais, surtout aussi, la défense et la sécurité nationales.
En effet, l’Algérie – en raison de son vaste territoire, ses grandes richesses naturelles et sa position stratégique indéniable – est réellement et objectivement confrontée à des menaces externes de belligérants proches ou lointains, qui l’obligent à maintenir continuellement ses capacités de défense nationale intactes et à les adapter constamment aux nouveaux développements et exigences technologiques. D’où la nécessité d’octroyer des sommes conséquentes – en 2024, elles sont de 18,3 milliards de dollars américains ou 17% du budget global de l’Etat – au profit de l’Armée nationale populaire (ANP) et à ses différents démembrements pour qu’ils puissent jouer efficacement leurs rôles constitutionnels et atteindre pleinement leurs objectifs de protéger l’Algérie et son peuple.
D’autre part, la démographie galopante avec un taux de croissance annuel d’approximativement 1,5%, qui, chaque année, rajoute presque 600 000 Algériens à la population algérienne existante, exige continuellement de l’Etat algérien des efforts supplémentaires monstrueux qui lui permettent de sécuriser le financement relatif à leur emploi, à leur médicine, à leur scolarisation/éducation, à leurs logements et aux infrastructures. La preuve que ceci représente un défi considérable est livrée dans la loi algérienne des finances 2024, qui prévoit un déficit historique (endettement public supplémentaire) de 45 milliards de dollars américains sur un budget total de 117 milliards de dollars américains. Fait inédit, mais très peu commenté dans les médias et par l’opinion publique : c’est la première fois dans l’histoire de l’Algérie que le gouvernement opte pour un budget financé à hauteur de 38,5% par l’emprunt/dette publique que les générations futures seront obligées de rembourser.
Coût énorme de la croissance démographique
Par ailleurs, l’augmentation continuelle de la population génère, elle aussi, automatiquement une augmentation considérable – surtout en absence de politiques gouvernementales efficaces d’efficience et efficacité énergétiques – de la consommation de ressources gazières à l’intérieur du pays. Ce qui limite en conséquence le potentiel de croissance des volumes d’exportation de ces ressources et même le réduit. Pour comprendre la problématique et l’ampleur de l’impact de la croissance démographique sur la consommation énergétique, il suffit de se rappeler que la consommation nationale du gaz naturel est passée de 19,8 milliards de mètres cubes en 2000 à plus de 50 milliards de mètres cubes en 2020. Donc, une augmentation de plus de 150% en vingt ans, alors que la croissance de la population pendant la même période n’a pas atteint 50%.
Or, fait paradoxal grave : pendant la même période, la production nationale du gaz naturel a même régressé, puisqu’elle a diminué de 139,5 milliards de mètres cubes (chiffre publié par le ministère de l’Energie en 2000) à 102 milliards m3 en 2022, suivant la déclaration du président de la République en décembre 2022. L’Algérie possédait donc un potentiel théorique d’exportation de plus de 100 milliards m3 en 2000, alors qu’elle n’a pu exporter que 52 milliards en 2022. Ce qui diminue de 50% son potentiel de revenues en devises. L’impact négatif du dilemme démographique, lorsqu’il n’est pas canalisé vers une meilleure productivité collective, ne se limite pas seulement à un manque à gagner en devises mais gangrène globalement le processus de développement national sur tous les fronts, sans que sujet critique soit adressé par les pouvoirs publics à travers une politique familiale optimisée.
Le second chapitre que les «schististes» évoque pour forcer l’option du gaz de schiste est de nature géopolitique et a une liaison directe avec le rôle stratégique que l’Algérie veut jouer dans l’ordre politique mondial dominé particulièrement par les aléas de la course au contrôle et à la sécurisation des ressources énergétiques et minières au niveau planétaire. Ils soulignent la réputation dont jouit l’Algérie comme fournisseur fiable de gaz auprès de ses voisins européens, comme l’Italie, l’Espagne, le Portugal et la France, et argumentent que cette fiabilité exige que l’Algérie développe davantage ses capacités de production et d’exportation de gaz pour contribuer à la sécurisation des besoins énergétiques européens et à la transition énergétique que l’Union européenne a programmée parmi ses objectifs stratégiques relatifs aux effets du changement climatique, qui, notons-le, affecte aussi massivement l’Algérie.
Les schististes mettent donc en relief l’importance pour l’Algérie de préserver son rôle de fournisseur fiable du gaz parce que ce rôle confère au plus grand pays d’Afrique une importance considérable sur l’échiquier diplomatique international et contribue à côté d’une forte Armée nationale populaire, bien équipée et formée aux arts modernes de guerre, à défendre les intérêts de la nation algérienne sur la scène internationale.
Arguments des contra-schistes
Les critiqueurs de l’option du gaz de schiste ne mettent pas en doute les mobiles (contraintes financières et géostratégiques) que les «schististes» évoquent, néanmoins, ils rejettent en bloc la mise en valeur de cette ressource comme moyen pour concrétiser les objectifs financiers ou stratégiques que les schististes citent. Ceci en raison des grands risques et dangers réels que l’exploitation du gaz de schiste comporte et qui compromettraient, d’après eux, l’avenir du peuple algérien et surtout celui de sa jeunesse et ses futures générations. Parmi ces risques et dangers, ils citent la contamination et le gaspillage des réserves hydriques souterraines au Sahara, la continuité du mode de gouvernance défaillant qui repose essentiellement sur la distribution de la rente petro-gazière (en effet, l’Algérie a engrangé en 20 ans plus de 1 300 milliards de dollars américains, sans que cela lui ait servi à bâtir une économie durable), la dépendance chronique des ressources hydrocarbures, la dilapidation des deniers de l’Etat, l’ancrage de la mentalité d’assistanat social au sein du peuple algérien et last but not least, l’impact sur l’environnement. Ils mettent en exergue aussi l’incompatibilité de l’exploitation du gaz de schiste avec la politique pertinente d’autosuffisance alimentaire que le gouvernement algérien prône comme un des piliers de sa stratégie souverainiste de défense nationale.
Profitabilité impossible
Les opposants du gaz de schiste mettent en doute, par ailleurs, la profitabilité des investissements dans l’exploitation du gaz de schiste, qui est fortement liée à des paramètres très fluctuants que l’Algérie subit seulement et ne peut influencer que marginalement, comme, entre autres, le prix du gaz sur le marché international. Cette rentabilité est aussi dépendante des caractéristiques géologiques des roches ciblées et des prix des matériaux qui ont connu un effet inflationniste considérable. Sans prendre en considération le coût de l’impact sur l’environnement et la santé ; le coût de production du million de BTU aux Etats-Unis est actuellement estimé suivant la revue Marketwatch à presque 3,0 dollars américains. Or, pendant les cinq dernières années, le prix de vente sur le marché international tourne – à l’exception de la période entre février et décembre 2022, à cause du conflit ukrainien – en moyenne autour 2,5 dollars américains/million de BTU, malgré la forte baisse de l’offre russe à cause de l’assèchement des gazoducs russes en direction de l’Europe occidentale. Ceci signifie une perte sèche de 0,5 dollar américain/million de BTU pour les compagnies, qui est compensée par une subvention de la part du gouvernement étatsunien. Or ce gouvernement est lui-même en proie à un déficit chronique gigantesque de plus de 30 000 milliards de dollars américains qui l’oblige à réduire ses subventions au secteur privé. D’où la vague de faillites qu’a connues l’industrie des hydrocarbures non-conventionnelles aux Etats-Unis, il y a quelques années, lorsque le pétrole était à 40 dollars américains/baril.
En effet, tout le monde se rappelle la faillite, en 2020, de Chesapeake Energy, société américaine spécialisée et pionnière de la fracturation hydraulique (fracking) – technologie essentielle pour l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste – qui s’est placée sous la protection du fameux chapitre 11 du droit de faillite américain pour essayer de sauver le reste de ses meubles, laissant derrière une montagne de dettes estimée à 12 milliards de dollars américains. Entre temps, le prix du pétrole est monté et tourne autour de 75 dollars américains/baril. Ce qui a desserré l’étau sur les compagnies pétrolières aux Etats-Unis, où les réserves en hydrocarbures non-conventionnelles sont plutôt de nature pétrolière, alors que dans les formations de roches ciblées en Algérie, le gaz est prépondérant.
Le coût de production de 3,0 dollar américain/million de BTU, mentionné plus haut, représente la moyenne aux Etats-Unis. Or, ce pays possède les plus grandes compétences et les plus performantes technologies d’exploration du gaz de schiste au monde. L’environnement climatique de ce pays est aussi clément. Au Sahara algérien, ce coût devrait être au moins de 5 dollars américains/millions de BTU. Donc supérieur de 1,5 dollars américains/million de BTU par rapport au prix actuel de vente du gaz sur le marché international. D’où une perte d’au moins 1,5 dollars américains pour chaque million de BTU produit. Ce coût élevé est dû, d’une part, au climat et à l’environnement de travail beaucoup désavantageux qu’aux Etats-Unis et, d’autre part, aux coûts des ressources techniques et humaines que l’Algérie doit importer, surtout des Etats-Unis d’Amérique, puisque ces ressources ne sont pas encore disponibles localement.
Dangereux et coûteux mirage du désert
Sur la base de ces hypothèses opérationnelles et financières, comment Sonatrach et ses partenaires ExxonMobile, Chevron ou TotalEnergies pourraient-ils générer des bénéfices et assurer au Trésor algérien des revenus fiscaux, supposés être la seule raison qui aurait dû inciter l’Etat algérien à prendre le risque de les autoriser à exploiter le gaz de schiste ? La réponse est claire : ils ne pourront pas. L’option du gaz de schiste en Algérie ne semble donc qu’un dangereux et coûteux mirage du désert. Non seulement elle ne sera pas une source de revenus que font miroiter les défenseurs de cette option aux Algériens, mais, pire encore, elle causera aussi des dommages dangereux et irréparables à l’environnement dans le sous-sol et sur la surface du Sahara algérien. Ce sera le sujet de la prochaine partie de mon analyse, qui s’attellera aussi à montrer les solutions alternatives qui pourraient générer les revenus en devises nécessaires au financement du budget de l’Etat et consacreraient davantage le rôle que joue l’Algérie comme fournisseur fiable des énergies propres à l’Europe au lieu du gaz de schiste.
H.-N. B.
(Suivra)
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