Interview – Pierre Conesa : «Bernard-Henri Lévy est un intellectuel Tefal» (II)
Pierre Conesa a été administrateur civil au ministère français de la Défense où il a occupé notamment le poste de directeur adjoint de la délégation des affaires stratégiques. Cet ancien directeur général de la Compagnie européenne d’intelligence stratégique a bien voulu se confier à Algeriepatriotique sur le tsunami politique qui secoue la France actuellement. Dans cette seconde partie de l’interview, il rappelle que «lors des années sombres en Algérie, la France a accueilli des gens du FIS» réclamés par la justice algérienne.
Algeriepatriotique : Au Sommet de la paix en Ukraine organisé les 15 et 16 juin derniers, en Suisse, d’aucuns estiment que le plus grand résultat de cet événement était la photo de famille. Etes-vous du même avis ?
Pierre Conesa : Je crois que les rencontres internationales paraissent toujours décevantes et le travail se poursuit après en bilatéral ou trilatéral. Mais il est vrai que le camp occidental est divisé.
Les pays occidentaux ont souhaité un cessez-le-feu entre l’Ukraine et la Russie. Pourquoi cette dernière n’a-t-elle pas été conviée à ce sommet, étant un acteur majeur du processus de paix ?
Les Occidentaux ont une histoire commune qui se passa à Munich en septembre 1938 : les démocraties française et anglaise crurent que céder à Hitler allait assurer la paix. Rappelons-nous la déclaration de Chamberlain rentrant à Londres, «it’s peace for our time !» Cet épisode est d’autant plus intéressant que là non plus la Russie (l’URSS) n’y fut pas invitée, et cela aboutit au Pacte germano-soviétique quelques mois plus tard. Cela dit, le président Macron a maintenu le contact avec Poutine et tout le monde le lui a reproché. Quelle est donc la bonne voie diplomatique ? Parler avec Moscou ? Sanctionner le pays ? Livrer des armes à l’Ukraine ?
Les propos récents d’Emmanuel Macron à propos d’envoi de troupes de l’OTAN en Ukraine accentuent, selon des experts militaires, la menace d’un conflit international. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Il est certain que toute participation (officielle) à de troupes occidentales est une étape ambivalente : risque de guerre directe avec Moscou ? Démonstration de la fermeté occidentale pour convaincre la Russie de la détermination des Occidentaux ? Il est beaucoup plus facile d’écrire l’histoire après coup que pendant.
Les déclarations menaçantes de Macron ont-elles une relation avec la débâcle de la France au Sahel et la perte de son influence ?
Strictement aucun, à mon avis, car la «débâcle» au Sahel a été diplomatique et pas militaire.
Macron décide de dissoudre l’Assemblée nationale française après une large victoire du RN aux européennes. Quelles en sont les répercussions sur la scène internationale ?
Je crois que le vote RN traduit d’abord la méfiance croissante à l’égard des institutions européennes. C’est dans ce cadre qu’il faut penser cette élection qui, souvent par le passé, a servi à exprimer un mécontentement sans prendre de risque. La poussée d’extrême droite est sensible dans nombre d’autres pays de l’UE.
Les raisons profondes me semblent être d’abord le rejet de la mondialisation libérale qui aboutit à ouvrir le marché à la concurrence internationale : elle a profité au citoyen consommateur qui est en même temps un citoyen producteur qui perd son travail.
La seconde est probablement le rejet de l’immigration non contrôlée : un individu qui parvient à entrer sur le sol européen devient quasi inexpulsable et, sans papier, il ne peut travailler et doit donc vivre d’expédients plus ou moins légaux. Cette mécanique est devenue folle.
Les deux derniers attentats graves ont été la mort de deux professeurs, chose qui n’était jamais arrivée jusque-là. Samuel Paty a été décapité par un jeune Tchétchène qui a été félicité par son père après la décapitation, et le retour de toute la famille en Tchétchénie. Donc question que contenait le dossier Anzorov ? Le second est la mort du professeur Bernard par un jeune Ingouche, réfugié lui aussi. Dans les deux cas, ce n’est pas la politique extérieure française dans ces deux pays qui serait responsable mais, au contraire, la politique du droit d’asile : tout individu qui se prétend menacé n’est pas obligatoirement un démocrate et ne devrait pas avoir un «droit» à l’asile. Rappelons-nous que lors des années sombres en Algérie, la France a accueilli des gens du FIS réclamés par l’Algérie.
D’autre part, en ce qui concerne la politique d’immigration, notamment venant des pays sub-sahariens, je crois que les pays du Maghreb ont aujourd’hui une politique beaucoup plus sévère à l’encontre des migrants illégaux, n’hésitant pas à les renvoyer vers le désert.
De l’avis de la majorité de Français, Emmanuel Macron aura fait vivre à la France une période de libéralisme inégalitaire et antisocial, faisant de son pays le vassal des Etats-Unis au lieu de garder le statut de la France gaullienne. Cette image de Macron est-elle justifiée, selon vous ?
Je ne vois pas le lien entre la politique libérale du président et la dépendance à l’égard des Etats-Unis. La dernière décision gaullienne fut le refus de Chirac de cautionner l’invasion de l’Irak. Ses deux successeurs (Hollande et Sarkozy) se sont précipités pour reprendre la roue des Américains, et c’est nous qui avons eu les attentats et pas Washington. Par contre, je partage votre point de vue sur le libéralisme de Macron dont une des premières décisions fut de supprimer l’impôt sur la fortune pour le transformer en un impôt immobilier qui frappe surtout les classes moyennes.
Votre ouvrage Vendre la guerre : le complexe militaro-intellectuel met en lumière le rôle joué par certains intellectuels va-t-en-guerre. Attesteriez-vous que ce complexe militaro-intellectuel est derrière ce qui se passe en Ukraine et en Palestine ?
Le complexe militaro-intellectuel est le mélange d’une situation géopolitique (la disparition de l’URSS), la multiplication des chaînes d’info en continu (quatre en France) qui passent plus de temps en débats d’experts qu’en reportages de terrain et, enfin, le rôle très particulier des intellectuels dans le paysage politique français. Le sommet a été le rôle de Bernard-Henri Lévy dans la guerre en Libye qui a causé le chaos dont ce pays n’est toujours pas sorti. Deux ans après, il déclarait dans une interview : «Tant mieux si j’y suis pour quelque chose !» C’est ce que j’ai appelé les «intellectuels Tefal», c’est-à-dire sur lesquels aucune critique n’accroche.
Vous faites état, dans votre livre Etat des lieux du salafisme en France : du séparatisme au terrorisme, des actes de rupture avec les lois de la République. Quelle relation y a-t-il entre séparatisme et terrorisme ?
Je crois qu’il y a un continuum entre les actes de séparatisme dans tous les domaines de la vie (contestation à l’école, dans le sport, etc.) qui se heurtent au refus des institutions. Ceci se traduit par un sentiment d’injustice et de victimisation qui peut, dans certains cas, aboutir à légitimer la violence requalifiée comme une vengeance. Je fais remarquer que seule la communauté musulmane parmi la totalité des communautés immigrées (juive, arménienne, chinoise, vietnamienne, africaines) réclame des droits spécifiques et dérogatoires. C’est cela la véritable question. Ce n’est pas le système d’intégration qui ne marche plus, c’est l’état psychologique des salafistes qui pose problème. Si demain une forte communauté hindouiste arrivait en France et réclamait le droit que les vaches (animal sacré) circulent librement dans les rues, selon vous, cela serait-il acceptable ?
Pour vous, la lutte contre l’islamisme radical en France implique d’avoir une vision claire de ce que ce phénomène représente et implique. Les politiques français ne sont-ils pas conscients de ce phénomène ou bien ont-ils fermé les yeux quand cet islamisme radical frappait ailleurs ?
Absolument ! Et quand l’Algérie était dans les années noires, il y avait le sentiment que cela ne pouvait pas arriver de côté-ci de la Méditerranée et que le droit d’asile permettait d’accueillir des gens dont les idées étaient très dangereuses. La prise de conscience a été progressive, surtout avec les attentats en France. Une partie de la classe politique, notamment La France Insoumise, est encore dans une attitude d’aveuglement.
Interview réalisée par Kahina Bencheikh El-Hocine
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