Interview – Eric Denécé : «L’ONU est bafouée et la CPI devient irrationnelle»
Pour le spécialiste français du renseignement et de l’intelligence économique et directeur du Centre français de recherche sur le renseignement, Eric Denécé, «ce qui est le moins rassurant, dans le contexte actuel, c’est qu’il n’y ait plus d’instruments de régulation permettant de réduire les tensions». Interview.
Algeriepatriotique : Deux mois après l’attentat terroriste du Crocus City Hall perpétrée à Krasnogorsk, la Russie est de nouveau la cible d’attaques terroristes au Daguestan. Quelle lecture en faites-vous ?
Eric Denécé : Je pense que la guerre en Ukraine a permis aux terroristes issus des courants extrémistes de l’islam de se «refaire une santé» parce qu’aussi bien les services russes qu’occidentaux sont aujourd’hui essentiellement mobilisés autour de ce conflit. Cela explique, au moins en partie, me semble-t-il, l’action qui vient de se produire au Daghestan. Encore qu’il convienne d’attendre des éléments d’explication plus précis qui permettront de comprendre si le FSB a été surpris ou dépassé. Mais il faut aussi rappeler que dans cette région de Russie, voisine de la Tchétchénie, les courants prônant le djihad contre Moscou existent de longue date. En revanche, il est, en l’état actuel des choses, impossible de savoir si c’est une action purement locale (ce qui me paraît le plus vraisemblable), ou si elle pourrait été avoir été impulsée par l’étranger.
Les pays occidentaux ont souhaité un cessez-le-feu entre l’Ukraine et la Russie. Pourquoi cette dernière n’a-t-elle pas été conviée au Sommet de la paix en Suisse, étant un acteur majeur du processus de paix ?
Ce Sommet de la paix a été à la fois une mascarade et un échec. Nos amis suisses se sont fourvoyés dans cette action. Comment est-il possible de parler de paix sans inviter l’un des deux belligérants ? C’est totalement stupide et surtout partial ! D’autant que Vladimir Poutine s’est toujours dit ouvert à des négociations. Cela montre très clairement que l’Occident – c’est-à-dire les Etats-Unis et leurs vassaux européens, désormais dénués de toute volonté propre – ne veulent pas la paix avec la Russie mais, au contraire, essaient de réunir le maximum d’Etats à leurs côtés pour vaincre Moscou. Cette réunion a été totalement improductive, car aucune perspective de négociation n’a émergé et que l’OTAN n’a pas rallié à sa cause hautement discutable de nouveaux acteurs internationaux.
Deux ans après le début de l’intervention militaire russe en Ukraine, vos experts du renseignement au CF2R proposent un état des lieux, loin de toute propagande. Pouvez-vous nous en parler ?
Notre équipe se compose en grande partie d’anciens du renseignement issus de tous les services français, intérieurs comme extérieurs, civils et militaires. Nous avons donc une «déformation professionnelle» : celle de nous attacher aux faits, rien qu’aux faits, même lorsqu’ils nous déplaisent. Nous ne produisons pas des analyses pour faire plaisir à la classe politique ou aux médias. C’est pourquoi nous avons affirmé dès fin 2021 qu’un conflit se préparait et que les Américains allaient tout faire pour que la responsabilité en soit attribuée à Moscou, alors qu’ils en ont été à l’initiative. Tout est fait en Occident pour oublier l’histoire et les origines de cette guerre qui aurait dû être évitée : l’extension de l’OTAN depuis 1991, le refus de prendre en compte les légitimes demandes de la Russie pour une nouvelle architecture de sécurité en Europe, le coup d’Etat de Maidan (2014), le non-respect des Accords de Minsk, les opérations de Kiev pour reprendre le Donbass par la force, etc.
Plusieurs scénarios font référence à différents résultats possibles pour sortir de ce conflit entre la Russie et l’Ukraine. Quels en sont ceux du CF2R ?
Il est toujours très difficile et périlleux de prévoir l’avenir, car nous avons de grandes chances de nous tromper. Je crains cependant que ce conflit ne dure au-delà de 2024. En effet, je suis persuadé que les Américains, qui ne sont pas parvenus à affaiblir la Russie comme ils l’espéraient, vont essayer de lui faire payer sa victoire au prix fort… en continuant à envoyer les Ukrainiens se faire massacrer ! Par ailleurs, il faut rappeler que les Etats-Unis ont besoin d’un conflit, d’un adversaire diabolique contre lequel orienter leur politique pour maintenir leur domination sur le monde. C’est indispensable aussi pour leur économie. Sinon, quel prétexte vont-ils trouver pour doubler le budget de défense du Pentagone comme cela a été annoncé ? Ou pour continuer à contrôler les Européens, pourtant déjà bien serviles ? La Russie est donc l’adversaire idéal, qu’ils ont intérêt à conserver. Ils ont d’ailleurs réussi, par ce conflit, à provoquer le resserrement des liens entre Moscou, Téhéran et Pyongyang. Washington fait donc de Moscou un «super Etat voyou» dans son intérêt et a probablement intérêt à ce qu’une nouvelle guerre froide s’installe. L’élection de Donald Trump pourrait ne pas changer grand-chose à cela, car ces décisions sont celles de l’Etat profond américain, toujours dominé par les néoconservateurs.
Israël semble avoir un plan qui vise à faire durer le conflit, bien qu’il soit quasiment impossible d’éradiquer le Hamas. Quel est le but inavoué de Netanyahou, son gouvernement et ses chefs de guerre ?
Il y a un parallèle indéniable entre les positions et les politiques de Netanyahou et Zelensky. Ces deux hommes sont dans une fuite en avant totalement suicidaire pour leur pays, mais indispensable pour eux-mêmes, afin de repousser le plus longtemps possible les poursuites judiciaires ou populaires contre eux. Cela explique la volonté et le comportement de l’actuel gouvernement extrémiste d’Israël, en dépit de l’opposition et des manifestations de plus en plus importantes d’une partie croissante de la population contre le Premier ministre. C’est, à mon sens, le seul but de Netanyahou car les Israéliens savent bien que cette guerre les fragilise à moyen terme car elle renforce bien plus les extrémistes et ceux qui veulent combattre l’Etat hébreu qu’elle ne détruit le Hamas. Celui-ci, au cas où il ne survivrait peut-être pas à ce conflit, se verrait immanquablement remplacé par un autre, sans doute plus virulent. Or, ce conflit a conduit de nombreux Etats qui soutenaient Israël ou avaient une attitude neutre à son égard à s’en distancier ou à marquer clairement leur opposition avec sa politique belliciste indiscriminée.
Qui peut arrêter la furie meurtrière de l’Etat hébreu, l’ONU étant devenue obsolète ?
Seuls les Etats-Unis peuvent arrêter la dérive inqualifiable de l’Etat hébreu. Et encore. Mais ils n’en prennent aucunement le chemin. Pour un Français comme moi qui ai toujours défendu l’existence d’Israël sur ses terres ancestrales, le comportement actuel du gouvernement et de Tsahal est inacceptable. Les attaques terroristes du 7 octobre 2023 doivent être condamnées et devaient donner lieu à une riposte. Mais alors que les Israéliens auraient pu bénéficier d’un vaste soutien international en décalant leur réaction, la guerre immédiate déclenchée par Tel-Aviv s’est révélée plus horrible que les actes du Hamas, puisque le nombre de victimes civiles délibérées – car ce ne sont plus des dommages collatéraux – est dix à vingt fois supérieur au nombre des Israéliens tués en octobre. C’est injustifiable ! D’ailleurs, l’Etat hébreu en paie déjà le prix : près de 150 pays ont déjà reconnu la Palestine et plaident pour son entrée à l’ONU. Ses soutiens véritables se raréfient et Netanyahou est en train d’essayer de pousser le Hezbollah à intervenir pour pouvoir dire qu’Israël est engagé dans une «guerre existentielle» et retrouver du soutien.
Le monde vit une crise économique brutale avec la multiplication de conflits militaires de haute intensité. S’achemine-t-on vers une troisième guerre mondiale ?
Nous observons, en effet, des zones de conflits ou de tensions très aiguës sur plusieurs théâtres : en Ukraine d’abord. Au Proche-Orient ensuite (Israël, Syrie), dans la péninsule arabique (Yémen, mer Rouge), et en Extrême-Orient (mer de Chine méridionale, détroit de Taiwan, péninsule coréenne). Sans parler de la situation de l’Afghanistan qui n’est pas stabilisée, ni de celle du Sahel où les groupes terroristes et criminels demeurent très actifs et déterminés à conduire des actions contre l’Europe. Le monde connaît de plus une triple crise économique, migratoire et climatique. Nous sommes donc assis sur un baril de poudre et la moindre étincelle pourrait entraîner une catastrophe.
Dans ce contexte, ce qui est le moins rassurant, c’est qu’il n’y ait plus d’instruments de régulation permettant de réduire les tensions. L’ONU est bafouée, la CPI, qui n’est pas respectée par les états-majors et l’Occident (américains, israéliens et européens), réagit de manière de plus en plus irrationnelle, rejetant, lorsque cela l’arrange, le droit international dont il est à l’origine et violant ses propres valeurs quand cela sert ses intérêts. Paradoxalement, j’observe depuis quelques années un comportement plus rationnel et bien plus responsable chez les dirigeants russes, chinois et iraniens… C’est là une étonnante révolution copernicienne qui annonce un changement profond de l’ordre international. Mais celui-ci n’est encore qu’en gestation. Espérons que son éclosion ne se fasse pas par un conflit planétaire majeur.
Interview réalisée par Kahina Bencheikh El Hocine
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