Algérien-ne : pourquoi ? Qui ?
Une contribution de Kaddour Naïmi – Le 24 juin 2024, j’assistais à une conférence tenue par le professeur anthropologue Abderrahmane Moussasoui, intitulée «De la culture en Algérie. Un présent de l’histoire». Aux informations intéressantes du conférencier, il me semble utile d’ajouter quelques réflexions.
Pourquoi ?
Au professeur, je posais la question : pourquoi le peuple qui habitait l’Algérie avant la toute première des agressions historiques qu’il a subies, bien qu’il ait résisté, ce peuple fut cependant envahi et dominé, et il en fut de même avec toutes les autres invasions ?
Le professeur répondit que l’anthropologie ne considère pas le «pourquoi» des phénomènes, mais uniquement les «comment», les aspects factuels.
N’ayant pas eu droit à une seconde intervention durant le débat, voici ce que je voulus objecter. Je l’appris à l’université en Belgique, au cours d’anthropologie, et j’en ai vérifié la confirmation sur ChatGPT : l’anthropologue «Gregory Bateson a étudié les peuples Iatmul en Nouvelle-Guinée dans les années 1930, et il a décrit comment, lors des discours des chefs, les membres de la tribu tournaient parfois le dos au chef pour écouter ses paroles…»
L’anthropologue ne se contenta pas de constater le «comment», autrement dit le phénomène de tourner le dos à l’orateur, mais voulut en comprendre le «pourquoi» et il le découvrit : fin de l’information de ChatGPT «… sans être influencés par son expression faciale ou ses gestes.»
Donc, les membres de cette tribu, considérée comme «primitive», pour ne pas dire «barbare», comprenait ce que le peuple allemand, alors le plus civilité en Occident, ne comprit pas : lors des discours du chef Hitler, la majorité des citoyens allemands se laissèrent influencer, subjuguer, manipuler par les gesticulations (apprises auprès d’un acteur !) du dictateur. Avec les conséquents crimes contre l’humanité.
Ces deux exemples infirment l’allégation qui considère que l’anthropologie n’a pas comme objet le «pourquoi» de ce qu’elle étudie. En matière scientifique, on sait qu’il suffit d’une seule réfutation d’une règle pour priver celle-ci de son caractère absolue.
Pour ma part, mes études en sociologie, jusqu’au doctorat (sans présenter la thèse, parce que non intéressé par une carrière universitaire), dont l’anthropologie comportait une partie consistante, ces études donc m’ont convaincu que l’anthropologie peut, et doit, s’efforcer à élucider le pourquoi des phénomènes observés. D’où la légitimité de la question posée à l’anthropologue : pourquoi certains peuples résistent à toutes, sinon à la plupart des agressions impérialistes avec succès, et pourquoi pas d’autres, malgré leurs résistances, comme ce fut le cas du peuple qui habitait le territoire algérien (numide) ? Il a fallu attendre la Guerre de libération nationale de 1954-1962 pour, finalement, chasser le colonisateur du territoire algérien.
Ce «pourquoi» ne mérite-t-il pas d’être étudié par les chercheurs algériens : historiens, sociologues, anthropologues, psychologues, archéologues, etc. ? Mais, dirait-on, quel est l’intérêt à élucider ce «pourquoi» ? Parce qu’il aiderait à comprendre le présent. Par exemple ce qui suit.
Pourquoi bis ?
Durant la rencontre, je n’eus pas droit à poser une autre question : pourquoi le peuple qui habitait le territoire algérien (numide) produisit très peu de livres ?
Plutôt que plagier ChatGPT, je communique ses informations sur les auteurs et leurs œuvres : «Fronton : Un rhéteur latin du IIe siècle, originaire de Cirta (aujourd’hui Constantine en Algérie). Fronton était célèbre pour ses discours et ses lettres, bien qu’une grande partie de son œuvre ait été perdue. Apuleius : outre son roman L’Âne d’or, Apulée est également connu pour d’autres écrits philosophiques et rhétoriques. Saint Cyprien : bien que né à Carthage (en Tunisie actuelle), Saint Cyprien a exercé une influence considérable en Numidie par ses écrits théologiques et ses lettres pastorales. Il est un des Pères de l’Église et évêque de Carthage au IIIe siècle. Optatianus Porfyrius : poète numide du IVe siècle, connu pour ses poèmes en forme de mosaïque (carmina figurata) et pour son panégyrique à Constantin, l’empereur romain. Gaudens : un autre poète chrétien de la fin du IVe siècle, originaire de Thagaste (actuelle Souk Ahras en Algérie), et contemporain de Saint Augustin.»
Conclusion de ChatGPT : «Ces auteurs et leurs œuvres témoignent de la richesse culturelle et intellectuelle de la Numidie pendant l’Antiquité, dans ce qui est aujourd’hui l’Algérie.»
Considérant plusieurs siècles, est-il légitime de parler de «richesse», comparée à d’autres peuples ? En outre, l’école et l’université algériennes enseignent-elles ces auteurs ? Si non, pourquoi ? Les publications algériennes, journaux, revues et télévisions informent-ils sur ces auteurs ? Si non, pourquoi ? Autre question : pourquoi la résistance de Jugurtha au colonisateur romain ne fut pas relatée par des compatriotes numides, dans leur langue ou même en latin, mais par le romain Salluste ? Autre question : Massinissa, considéré comme un grand roi, qui sont les intellectuels et leurs productions livresque durant son règne ? Ne reconnaissant pas la valeur d’un règne à sa production intellectuelle ?
Question à ChatGPT : Pendant l’occupation arabo-musulmane de l’Algérie, qui furent les intellectuels et les livres qu’ils publièrent ?
Réponse : «Pendant l’occupation arabo-musulmane de l’Algérie, plusieurs intellectuels et écrivains ont joué un rôle important. Voici quelques figures clés et leurs contributions : Ibn Khaldoun (1332-1406) : historien et philosophe tunisien dont les travaux ont influencé la sociologie et l’histoire universelle. Son œuvre principale est Al-Muqaddima (Les Prolégomènes), qui traite des sciences sociales et de la philosophie de l’histoire. Ahmad Al-Buni (1225-1291) : érudit soufi et auteur de traités ésotériques et mystiques, originaire de Bône (Annaba en Algérie actuelle). Abd Al-Rahman Al-Jilani Al-Jazairi (1362-1425) : juriste et théologien algérien, connu pour ses écrits en droit islamique. Muhammad Al-Idrisi (1100-1165) : géographe et cartographe andalou d’origine, dont l’œuvre Description de l’Afrique et de l’Espagne a une grande importance historique et géographique. Al-Masudi (896-956) : géographe et historien arabe, souvent appelé le Hérodote arabe, bien que son travail couvre une vaste région qui inclut l’Algérie moderne. Ces intellectuels ont contribué de manière significative à divers domaines du savoir pendant la période arabo-musulmane en Algérie, enrichissant ainsi l’histoire intellectuelle et culturelle de la région.»
Considérant plusieurs siècles, est-il encore légitime de parler de «richesse», comparée à d’autres peuples ? En outre, l’école et l’université algériennes enseignent-elles ces auteurs ? Si non, pourquoi ? Les publications algériennes, journaux, revues et télévisions informent-ils sur ces auteurs ? Si non, pourquoi ?
On objecterait : à quoi bon considérer le passé ? Réponse : examinons le présent, si l’on veut de 1900 à 2024 : quelle est l’importance de la production culturelle et intellectuelle en Algérie ?
Question conclusive : au vu des informations ci-dessus, pourquoi le peuple qui habitait la Numidie et aujourd’hui réside en Algérie produit relativement peu en matière intellectuelle et culturelle par rapport à d’autres nations, à commencer par le Liban actuel, pourtant démuni de pétrole et de gaz, pire encore, tourmenté depuis longtemps par une crise politique et l’agression sioniste ?
Qui suis-je ?
Lors de la rencontre avec l’anthropologue, une dame posa la question, en substance : «Quelle est l’identité algérienne ?» L’anthropologue avança comme élément principal de cette identité la guerre de libération nationale, en étayant sa déclaration par des faits convaincants.
Selon moi, l’indicateur premier de l’identité est autre. J’ai dû insister auprès du modérateur pour obtenir le droit à une seconde intervention. En voici la substance.
Quand on voyage, le premier élément qui nous fournit une indication sur l’identité du peuple visité, c’est la langue qu’il parle : italien, anglais, vietnamien, chinois, cambodgien, swahili, etc.
Le voyageur qui arrive en Algérie, quelles langues entend-il : la langue algérienne ? Oui, s’il fréquente le peuple : langue algérienne arabophone ou amazighophone, selon la région visitée par le voyageur.
Cependant, il constate que les Algériens-nes, plus ou moins instruits, parlent le français ou l’arabe classique, et commencent à baragouiner l’anglais. Dès lors, le voyageur est désorienté : «Normalement, pense-t-il, c’est en France que je devrais entendre parler français, dans les pays du Moyen-Orient, entendre parler l’arabe classique, dans les pays anglo-saxons entendre parler l’anglais… Mais, alors, ces Algériens-nes, en quoi le sont-ils-elles ? Quelle est leur identité, et d’abord linguistique ?»
Voilà donc un fait banal qui, le premier, pose la question de l’identité algérienne. Ce problème linguistique fut, et reste, sans solution qui donne une identité algérienne (1). L’essai indiqué en note démontre comment la plupart sinon tous les peuples de la planète formèrent leur identité en commençant par la promotion de leur langue maternelle, populaire. Considérée «vulgaire», «pauvre», «charabia» par la caste cléricale associée à l’oligarchie étatique, et soutenue par l’ignorance des pseudo-intellectuels, un groupe d’intellectuels intelligents et patriotes assumèrent la gloire de transformer l’idiome populaire en instrument linguistique à part entière.
Au contraire, en Algérie, certains évoquèrent le «trésor de guerre» pour justifier l’emploi de la langue française, d’autres rappelèrent la langue sacrée du Coran pour légitimer l’arabe classique : les deux considéraient la langue populaire (arabophone ou amazighophone) comme indigne d’émancipation en instrument linguistique à part entière. Je parie que les défenseurs de ces deux tendances ignoraient le processus qui constitua la langue française et la langue arabe classique comme langues à part entière. Sinon, n’auraient eu honte de se considérer comme intellectuels éclairés et patriotes au service du peuple ?
Lors du débat, je constatais l’ignorance de ce processus de promotion linguistique comme facteur premier de formation de l’identité du peuple d’une nation, et qui en furent les auteurs.
Voilà donc un second chantier pour les chercheurs réellement compétents dans leur domaine et soucieux du peuple qu’ils déclarent servir. Il n’est pas nécessaire qu’ils soient diplômés : Joseph Proudhon, ouvrier autodidacte, démontra dans un essai célèbre que «la propriété, c’est le vol» ; avant lui, J.-J. Rousseau, sans fréquenter d’université, rédigea Le Contrat social : la bible de la Révolution française.
Encore un effort !
Les considérations ci-dessus ne tendent pas à dénigrer et décourager ; tout au contraire, elles visent à stimuler, à encourager. Cet effort exige le renoncement à une fierté incongrue, trompeuse, démagogique, causée par l’ignorance, l’insuffisance de la connaissance ou un opportunisme carriériste. Ils se manifestent par l’éloge dithyrambiques de «Monuments», d’«Icônes», d’«Immenses» personnages. J’ai entendu un Algérien, qui se considère cultivé, s’exclamer avec admiration à propos d’un auteur algérien d’un seul roman : «C’est notre Victor Hugo !» Cessons de nous considérer des «bœufs», acceptons notre situation de «grenouille» : alors, nous serons capables de devenir des «bœufs», dignes de concurrencer d’autres nations-«bœufs».
Souvenons-nous de la leçon historique : quand des prétendus «savants» et «intellectuels» algériens déclaraient que l’Algérie était «fière» d’être une province française, protégée par la «mère patrie» la France, un groupe de jeunes Algériens eut la lucidité courageuse (que les prétendus «savants» et «intellectuels» traitèrent textuellement de «folie») d’objecter : «Non ! Nous sommes colonisés par cette France ! Nous devons nous en libérer ! Et, pour cela, consentir les efforts les plus durs ! Et si vous appelez cela folie, eh bien nous voulons être assez fous pour croire à notre idéal !» Voilà l’esprit que celles et ceux qui se réclament de la Guerre de libération nationale doivent revivifier aujourd’hui pour que l’Algérie soit une nation culturellement, donc économiquement et techno-scientifiquement (2), dont nous serons fiers, alors, avec légitimité et sans chauvinisme.
Pour y parvenir, trouvons les solutions adéquates, démocratiques. Elles exigent de cesser d’ignorer les questions embarrassantes, de «tourner autour des pots», de nous vanter de manière imméritée, de nous contenter d’une pseudo-culture au rabais, aussi fainéante que prétentieuse (3), pour affronter, avec la capacité de nos Larbi Ben M’hidi, Abane Ramdane, Lotfi et autres vrais dirigeants de la Guerre de libération nationale, le «pourquoi» des phénomènes sociaux, quelle que soit leur nature, quelle que soit la difficulté à trouver les réponses.
L’entreprise est difficile, mais vitale. Elle nécessite un 1er Novembre culturel qui donne le légitime droit de chanter, non pas le ridicule néocolonial «One Two Three Viva l’Algérie !» (où pas un seul mot n’est algérien), mais le glorieux et algérien Tahya Al-Djazaïr !
K. N.
1) Voir Kaddour Naïmi : Défense des langues populaires : Le cas algérien, librement disponible ici : https://www.kadour-naimi.com/f_sociologie_ecrits_langues_populaires.html
2) Sur la primauté de l’élément culturel par rapport à ceux économique et techno-scientifique, voir http://kadour-naimi.over-blog.com/2024/06/capital-culturel-au-secours.html
3) Ce problème sera examiné dans un prochain texte.
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