Interview – Ghaleb Bencheikh : «Aux musulmans de France d’être vigilants !»
Algeriepatriotique : Le Rassemblement national a fini par atteindre le pouvoir. Quelle lecture faites-vous du tsunami politique qui vient d’ébranler la France ?
Ghaleb Bencheikh : En effet, selon les projections de certains instituts de sondage de l’opinion française, le Rassemblement national est aux portes du pouvoir. Il aurait sinon la majorité absolue, au moins une majorité relative qui lui permettrait de gouverner avec ses alliés. Néanmoins, en toute rigueur, il faut attendre le soir du second tour.
La seule lecture que je puisse faire est qu’il y a un triomphe idéologique de l’extrême-droite en Europe et particulièrement en France. Cette montée irrésistible s’explique par les échecs des différentes politiques successives et les promesses non tenues. Elle s’explique aussi par les différents alignements sur les thèses du Rassemblement national, notamment en matière des fameux quatre I : l’immigration, l’insécurité, l’islam et l’identité. Dans cet ordre d’idées, on préfère toujours la version originale à la copie.
Que va-t-il se passer maintenant, selon vous ?
Il y a deux thèses concurrentes, celle d’un tsunami et une situation politique inédite qui affaiblirait la France au niveau international et causerait des troubles au niveau national. La nation française est dans le chaos et au bord de l’abîme. Certaines déclarations, notamment sur les binationaux, suscitent inquiétude et colère.
Il y a aussi la thèse qui tempère tout cela, arguant d’un besoin d’ordre exprimé par plus de onze millions de citoyens français qui ne seraient pas tous racistes. Ceux-ci, accusant le coup devant le déclassement, manifestent leur crainte et leur mécontentement. Ils extériorisent par ce vote le cumul de toutes les déceptions et toutes les rancœurs. La France de Jordan Bardella serait mieux immunisée que l’Italie de Giorgia Meloni. Or, cette dernière, bien qu’elle soit héritière d’un parti postfasciste, a, avec beaucoup de pragmatisme, mis ses pas dans ceux de Mario Draghi pour rassurer l’Europe et le reste du monde.
Quel impact l’arrivée du Rassemblement national à Matignon aura-t-il sur les musulmans de France et sur l’immigration en général ?
Nous tenons à distinguer l’islam de l’immigration. Certes, les deux sujets se recoupent sur de nombreux points, mais ils ne sont pas tautologiques. Les musulmans de France professent une religion française reconnue institutionnellement dans le cadre laïc de la République. L’installation de l’islam dans le paysage cultuel français est durable. Ceci est en théorie sur le plan juridique. Mais, la réalité est tout autre ; les musulmans ethnicisés par leur confession sont perçus unanimement, indistinctement comme des éléments allogènes, étrangers, invasifs et inintégrables. Cet état de fait est aggravé par les stations médiatiques de formatage de l’opinion et de propagande qui les présentent comme une masse homogène malgré leur diversité. Pour ces médias, les musulmans lanceraient un défi mortel à la France et au monde. Ils sont porteurs en germe et dans les faits d’une guerre contre la civilisation occidentale ou prétendument «judéo-chrétienne». Donc, l’impact est forcément négatif. Il va y avoir des dégradations et des attaques contre des mosquées et autres lieux de culte ainsi que des vexations et humiliations contre les musulmans.
Quel avenir pour les musulmans dans cette nouvelle configuration politique, donc ?
Pour la frange de la nation française qui se drape derrière le masque hideux du racisme et est nostalgique de l’idéologie colonialiste, l’extrême-droite est une aubaine. Elle voudrait chasser tous les musulmans de France, mais cela sera pratiquement difficile ; il y aura donc des restrictions et des comportements haineux, voire criminels, pouvant atteindre l’intégrité physique et morale des musulmans en France. Ceux-ci seront davantage victimes de discriminations en raison de leur appartenance confessionnelle. On pourrait leur refuser l’accès à une citoyenneté pleine et entière de ce fait. Ils seraient les boucs émissaires désignés d’une France malade de peur et de détestation.
On ne peut fermer les yeux sur la responsabilité historique de la classe dirigeante et de ses relais médiatiques depuis des décennies dans la banalisation de l’islamophobie. Mot que l’administration ne veut même pas reconnaître, alors que l’ONU consacre le 15 mars de chaque année comme Journée internationale de lutte contre l’islamophobie. Alors que, l’intensification des discours de haine et d’exécration contre les musulmans notamment dans les réseaux asociaux, devenus le magma de tous les défouloirs d’imprécation, la complicité d’intellectuels, d’éditorialistes et de quelques pseudo-chercheurs, qui n’ont eu aucun scrupule à mettre leur prétendue connaissance au service d’une idéologie raciste et suprémaciste, a aggravé la situation. L’avenir des musulmans est sombre. Certains ont commencé à s’exiler ; d’autres accusent le coup et résistent.
Quel appel lancez-vous aux musulmans ?
Notre institution – la Fondation de l’islam de France – n’a pas vocation à faire de la politique, mais elle est dans son rôle de demander à tous les citoyens, et à commencer par les citoyens musulmans, de s’acquitter de leur devoir civique, qui est aussi leur droit dont ils entendent jouir pleinement, en votant contre ceux qui les vilipendent matin et soir.
Je voudrais aussi souligner sur les plans spirituel et civilisationnel en convoquant le temps long : que vaut une coalition d’occasion l’extrême-droite et un opportuniste qui a trahi son parti, sans programme, ni culture ? Que pèse-t-elle face à une grande religion qui a sous-tendu une civilisation impériale ? En revanche, les vicissitudes de la vie quotidienne pourraient atteindre le moral des musulmans de France, citoyens et résidants. Il faudra s’attendre à des réglementations de contrôle, à de nouvelles mesures d’exclusion, avec des situations humaines inextricables. Les hommes et les femmes de foi peuvent être éprouvés, ce n’est pas nouveau dans l’histoire. Le discours raciste contre les Arabes s’est «commué» en diatribes contre les musulmans sous prétexte de défendre la laïcité. Pourtant, le terrorisme des criminels se prévalant de la religion islamique qui a traumatisé la nation française est condamné avec force par les hiérarques musulmans. Et aussi bien l’administration que les services de renseignement n’ont jamais établi le moindre ancrage de la subversion terroriste dans cet islam débonnaire, bien installé en France depuis plusieurs décennies.
Aussi la réponse doit-elle être civilisée en portant les affaires devant les tribunaux. Que je sache, la France est liée au niveau international par des traités qui préservent les droits fondamentaux de la personne humaine. Aux musulmans de France d’être vigilants et d’être aussi, conformément à leur spiritualité, toujours des pacificateurs.
Interview réalisée par Kamel M.
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