Je te contemplerai souvent, Lune…
Par Kaddour Naïmi – Douce soirée printanière, Parfums de fleurs, La campagne romaine chante-danse le retour de la vie. J’attendais cette résurgence de la nature pour affronter un travail très dur à réaliser.
Je parcours le chemin, entre deux champs dédiés à Bacchus, en m’efforçant de ne pas penser, d’imbiber mon esprit de l’exubérance généreuse de notre maternelle terre : arbres aux feuilles frémissantes d’énergie, herbes heureuses de pousser vers le ciel, gazouillis d’oiseaux même la nuit, concert des cri-cri de grillons. Ah ! La vie ! La vie !
Le cœur serré, j’entre dans le bureau de l’Association : elle héberge les malades en phase terminale.
Avec la directrice, je discute des conditions de tournage du documentaire. Thème : comment des êtres humains affrontent leur ultime instant d’existence.
– Je te propose, d’abord, suggère avec douceur la responsable, de venir avec moi rendre visite à un homme : il mourra cette nuit, dans quelques minutes, en tout cas moins d’une heure. L’hôpital nous l’a envoyé un mois auparavant : nous, médecins, et le malade, savions qu’il allait bientôt arriver à sa fin.
J’accepte. Avec la directrice, nous parcourons plusieurs couloirs, éclairés de manière douce, le silence interrompu par nos souliers sur le parterre de carrelage très propre, joli. Les battements de mon cœur augmentent.
Pourtant, depuis une semaine, je me préparais à ce défi. J’ai relu, à plusieurs reprises quand nécessaire, des extraits de livres. Ils devaient me préparer à cette confrontation très éprouvante : Epicure, Antisthène, Epictète, Sénèque, Lao Tseu, Zhuang Tseu, Bouddha. Je parvenais à la réconfortante conviction : la naissance se conclut par la mort, la durée de vie est moins importante que sa qualité, tout se joue sur terre, pas d’illusoire espoir ailleurs. Une anecdote m’offrit la sérénité, tout au moins je le crus. A un philosophe antique grec, qui perdit son enfant en bas âge, un ami s’étonna de le voir sourire en jouant de la musique au lieu de présenter un visage douloureux. «Eh, bien, quoi ?… expliqua le père. Le jour même où la généreuse nature m’offrit ce précieux enfant, je savais qu’elle le reprendrait un autre jour. Je le souhaitais après mon décès, mais la même nature décida autrement. Mon enfant serait content de me voir jouer une belle musique en mémoire de lui, en souriant à la vie qui continue pendant un certain temps.»
A la lecture d’une autre anecdote, je méditais davantage. Shen Yue[1], philosophe, musicien et poète chinois, membre important de l’école de la «libre pensée», ou «école des lettrés libres». A trente-neuf ans, en 262, son amour de la liberté décida l’Empereur à le condamner à mort. Shen Yue marcha à son exécution en jouant de la musique.
La directrice et moi entrons dans la chambre du condamné par la vie à mourir dans un instant, quelques minutes, moins d’une heure.
Quelques jours auparavant, la directrice lui exposa le motif de ma visite, lui demanda son accord. Il accepta avec une simplicité qui étonna la directrice. Elle s’attendait à un refus sinon à un embarras, une hésitation : qui, à son ultime instant, apprécierait la présence d’un étranger ?
Je l’observe avec une extrême discrétion. Sous la couverture du lit, il est étendu, bien vivant, calme. La soixantaine d’années, belle figure sympathique, grands yeux clairs vifs, cheveux encore noirs, clairsemés de quelques touffes couleur neige, joues bien rasées, cheveux bien coiffés.
Mon cœur bat plus vite, ma gorge se serre. Au secours, sages philosophes antiques !
Le condamné tend la main droite, amaigrie, la peau plissée, avec un sourire. Oui ! Il sourit !
– Bonsoir, murmure-t-il d’une voix qui semble tranquille.
J’hésite à retourner la politesse : lui peut se permettre «Bonsoir» ! pas moi à lui, en ce moment qui ne me semble pas un «bon» «soir».
L’homme me sourit de nouveau. Par instinct, mon visage esquisse un sourire de réponse, pas mon esprit, pas mon cœur. J’empêche les larmes d’inonder mes yeux, je serre avec délicatesse de mes deux mains celle tendue. Chaude, elle est chaude de vie… Non, mes larmes : restez au fond, cachées dans votre source !
Dans la chambre, une lampe de faible lumière, mélangée à celle de la lune, éclaire les murs d’un marron clair et le visage du mourant. Etrange beauté ! Impression de rêver.
D’une voix à peine audible, le préposé au voyage final murmure à la directrice :
– Pouvez-vous, s’il vous plaît, déplacer mon lit près de la fenêtre ?
La responsable et moi, nous ne comprenons pas. L’homme précise :
– Je voudrais regarder la lune.
De mes yeux, je consulte la directrice.
– Bien sûr, répond-elle avec douceur au malade.
Elle saisit le bord métallique du lit, mes mains agrippent un autre bord. Avec précaution, nous déplaçons le lit, lentement, l’approchons de la fenêtre : ainsi, le candidat au départ définitif peut contempler la lune.
– Merci ! balbutie-t-il.
Ses yeux fixent la flamme blanche nocturne. Par un généreux hasard, elle se présente dans sa plus belle phase : toute ronde.
– Puis-je vous demander une autre gentillesse ? reprend le malade.
– Certainement, réplique la dame.
– Je vous prie d’éteindre la lumière électrique, si cela n’enfreint pas les règles.
La directrice s’approche de l’interrupteur, éteint la lampe et revient près de l’homme.
Le phare lunaire illumine la chambre d’une blancheur, teintée de nuance bleuâtre : atmosphère fantastique. Les yeux du mourant, plus intenses, observent le blanc caillou céleste. Il brille sur un être humain qui, d’une seconde à l’autre, s’éteindra.
Nous aussi, la directrice et moi, contemplons l’encadrement de la fenêtre : ciel noir (une couleur qui me paraît douce), quelques petites étoiles, d’autres plus petites encore scintillent. Silence.
Silence…
Silence…
Mon regard examine avec discrétion l’homme : visage serein, mieux : heureux. Heureux ? Telle est mon impression. En réalité, j’ignore ce qu’il ressent, ce qu’il pense. Je voudrais tant connaître ses sentiments, ses pensées. Pense-t-il ? Que sent-il ? Pourquoi pas le vide ? Rien ?
Au loin, un aboiement de chien ; il se répète. Un autre lui répond.
Silence.
En moi éclate une tornade d’émotions contradictoires ; mes neurones éperdus zigzaguent. Mes yeux fixent, observent un être humain : d’une seconde à l’autre, il mourra. Ses yeux, à lui, fixent, observent l’astre lumineux dans le ciel obscur. Une dernière fois. Cet homme le sait : son attitude montre une conscience lucide, parfaite. Mes larmes, ne troublez pas la dignité du mourant. Je voudrais tant savoir : s’en fout-il de la dérisoire prétentieuse immortalité, ou croit-il à un paradisiaque au-delà de vie éternelle ? Je voudrais tant le savoir : alors, je comprendrais la sérénité inattendue de ce visage humain qui tombera bientôt dans un trou noir.
Petites lumières clignotantes dans le ciel. A gauche, très haut, silencieux, un avion de ligne flotte lentement. Je déplace mon regard vers l’agonisant. Je ne parviens pas à distinguer s’il continue à contempler la lune ou s’il s’intéresse à la machine des voyages de plaisir ou d’affaires. Elle disparaît à droite.
Je frisonne : les yeux de l’homme s’immobilisent, ouverts, le visage se fige. Partie, la vie. Sensation bizarre en moi : les murs de la chambre pleurent en silence leur veuvage.
Un cadavre surgit dans ma mémoire. Une salle de musée en Sicile. Je contemplais le squelette, bien conservé, d’un homme décédé environ trois mille années auparavant. Trois mille années. Mon cerveau étourdi, m’obligea, vite, à sortir de la salle ; je m’assis dans le corridor. Trois mille années. Cet homme vivait. Trois mille années après, un autre le regardait : moi, de la même espèce, humain comme lui. Je deviendrai comme lui. Non : poussière, rien que poussière, mélangée à d’autres poussières. Certains scientifiques estiment que nous sommes le produit de poussières célestes atterries sur des flaques d’eau de la planète Terre. Hypothèse acceptable par le Tao, le Yin-Yang, par les atomistes antiques grecs. Hypothèse qui turlupine mon entendement.
Retour chez moi. Pas encore prêt à réaliser un documentaire dans cette maison-terminale de la vie, pour disparaître dans le Néant.
Pourtant, celui qui, à son moment ultime, contempla la lune, ne chanta-t-il pas, à l’instant de sa mort, un hymne à la vie ? A propos de documentaire, combien de spectateurs affronteraient des images qui révéleraient l’extinction de l’existence humaine, même idéalisée ? Combien de spectateurs apprécieraient de regarder sur un écran l’énigme absolue : apparaître, disparaître ; ver de terre, poussière.
Merci, directrice ; merci, bonhomme pour cette leçon de vie, ce précieux examen préparatoire. Je te contemplerai souvent, Lune.
K. N.