L’élection présidentielle américaine : voyage vers l’inconnu absolu ?
Une contribution d’Arezki Ighemat(*) – L’élection présidentielle américaine du 5 novembre prochain est probablement la plus problématique et la plus hasardeuse de toute l’histoire électorale du pays considéré comme le modèle de la démocratie dans le monde et comme le représentant du monde dit «libre». Le peuple américain aura, en effet, la délicate et périlleuse tâche de choisir, d’un côté, une démocratie (fragile comme en témoigne l’attaque du Capitole du 6 janvier 2020 par les partisans de Trump), conduite par le président actuel Joe Biden et basée sur la création d’alliances internationales au niveau externe et l’interventionnisme de l’Etat au niveau intérieur et, d’un autre côté, une monocratie/aristocratie/plutocratie, conduite par l’ancien président Donald Trump, fondée sur le principe «America First» au niveau international et un libéralisme total et le développement du secteur privé au dépend du secteur étatique au niveau interne.
Certains diront que cela a toujours été le cas aux Etats-Unis avec le système de l’alternance du pouvoir, entre le Parti démocratique et le Parti républicain, tous les quatre ou huit ans. La différence est que cette élection intervient à un moment où jamais les Etats-Unis n’avaient atteint ce degré de division, aussi bien dans les questions de politique intérieure – économie, santé, programmes sociaux, etc. – que dans les questions de politique extérieure – relations avec les institutions internationales, relations Etats-Unis-Chine-Russie, le Moyen-Orient, la guerre en Ukraine, les alliances régionales, etc.
Cette division a été accentuée par l’incertitude et l’inquiétude liées à l’âge du président Biden et à ce qui se dit sur son état de santé physique et mental. Biden a, en effet, 82 ans aujourd’hui (il aura 86 ans à la fin du deuxième mandat s’il est élu) par rapport à Trump qui est âgé de 78 ans et aura 82 ans à la fin de son second mandat s’il est élu. Quels sont donc – étant donné ce paysage politique ombrageux et incertain – les enjeux de cette élection pour ce pays qui, même s’il est remis en question ces dernières décennies, notamment par ce qui constitue le «Global South», demeure un pays-pivot dans l’arène internationale. Pour donner quelques éléments de réponse à cette question, nous verrons, dans un premier temps, quels sont les points faibles du côté du Parti démocrate et, dans un deuxième temps, quels sont les points forts du côté du Parti républicain.
Les points faibles du côté du Parti démocrate
Plusieurs facteurs se combinent pour laisser penser que les démocrates ont beaucoup de chance de perdre le pouvoir dans l’élection présidentielle de novembre prochain. Le premier facteur est que le président Biden, après son premier mandat, apparaît affaibli par l’âge et probablement les responsabilités présidentielles : sa voix est à peine audible, ce qui est aggravé par son handicap de bégaiement ; sa démarche est lente, ses chutes fréquentes, notamment lorsqu’il monte ou descend les escaliers, sa mémoire diminuée, son apparence faciale montrant des signes d’épuisement, des apparitions rares devant le public et la presse, etc. Tous ces signes ont été visibles lors du débat présidentiel du 27 juin dernier dans l’Atlanta. La majeure partie des observateurs et des sondages, aussi bien du côté républicain que du côté démocrate, étaient unanimes pour constater que la performance de Biden était beaucoup plus faible que celle de Trump.
Le second facteur qui semble présager de la perte probable du pouvoir en novembre prochain est que la campagne électorale du côté démocrate se fait à un rythme très lent, comparée à la campagne dynamique, voire agressive, du côté républicain. Une des raisons de ce rythme lent de la campagne démocrate est précisément l’état de santé physique et mental du président Biden qui l’empêche de faire des sorties fréquentes dans les différents Etats du pays et donc le manque de visibilité et de publicité dans les médias audiovisuels.
Le troisième facteur est la division qui existe au sein du Parti démocratique entre ceux qui pensent que Biden doit être le candidat du parti et ceux qui rejoignent l’opinion publique et les sondages et qui demandent que le Président renonce à se présenter et soit remplacé par un autre démocrate plus en mesure de faire face à la campagne agressive de Trump. A ce jour, trente-deux représentants de la Chambre basse du Congrès et cinq sénateurs ont demandé publiquement au président Biden «to pass the torch» (transmettre la torche). A cela, il faut ajouter l’impasse totale existant concernant le candidat du Parti démocrate pouvant remplacer Biden.
Même Kamala Harris, l’actuelle vice-présidente, qui serait la candidate légitime, ne fait pas l’unanimité au sein du Parti. Cette confusion et cette division ne sont pas faites pour arranger les choses, notamment lorsqu’elles sont comparées à l’adhésion et à l’unité qui semblent exister au sein du Parti républicain, à en juger par la réunion de la Convention du Parti républicain tenue du 15 au 18 juillet 2024 à Milwaukee (Wisconsin).
L’autre facteur qui doit être pris en considération – et qui importe beaucoup dans la détermination du sort des élections aux Etats-Unis –, ce sont les sondages. Les derniers sondages montrent que Trump est favori pour remporter l’élection de novembre. C’est ainsi que la chaîne de télévision CBS, dans son sondage du 18 juillet 2024, indique que Trump est favori avec 52% des voix contre 47% pour Biden.
Un autre facteur non moins important allant jouer dans cette élection est le temps. En effet, il ne reste qu’environ trente jours avant la Convention du Parti démocrate prévue entre le 19 et le 22 août 2024 qui doit choisir le candidat qui affrontera Trump. Pendant ce court laps de temps, le Parti démocratique doit résoudre plusieurs questions : (1) Est-ce que Biden sera toujours le candidat préféré ? ; (2) Si Biden décide – volontairement ou poussé par le Parti – de ne pas se présenter, qui sera désigné pour le remplacer ? Pour l’heure, en dehors de Kamala Harris, la vice-présidente, dont certains proposent la candidature, aucun membre du Parti ne semble émerger pour prendre la place de Biden ; (3) Les autres questions que beaucoup d’observateurs se posent est : est-ce qu’un mois suffit pour effacer la mauvaise image laissée par Biden lors du récent débat présidentiel et est-ce que le nouveau/la nouvelle candidat(e) aura la capacité (le dynamisme) et le charisme nécessaires pour battre Trump en novembre prochain ?
Les points forts du côté du Parti républicain
Face aux faiblesses et points négatifs du côté du président Biden et de son parti, l’ancien président Trump et son parti semblent avoir plus de chances de remporter l’élection de novembre. D’abord, il y a le fait que Trump n’a jamais concédé – même encore aujourd’hui – qu’il a perdu l’élection de 2020 et qu’il avait promis son retour au pouvoir et sa revanche en 2024 : ‘’I will appoint a real special prosecutor to go after the most corrupt president in the history of America, Joe Biden, and go after the Biden crime family, and all others involved with the destruction of our elections, borders and our country itself” (Je désignerai un procureur spécial authentique qui poursuivra le président le plus corrompu de l’histoire américaine, Joe Biden, et sa famille criminelle, ainsi que tous ceux impliqués dans la destruction de nos élections, nos frontières, et notre pays lui-même) (Donald Trump, speech à Trump’s Bedminster Golf Club, New Jersey, 15 June 2023).
Tout semble indiquer que, pendant les quatre dernières années, Trump s’était consacré corps et âme à la préparation de son retour au pouvoir : tournées dans plusieurs Etats des Etats-Unis, publicité agressive dans les médias critiquant la politique du président Biden, lobbying au sein du Congrès américain, campagnes de collecte des donations, supports politiques de leaders du monde des affaires et de la politique, etc. Il y a eu aussi le débat du 27 juin 2024 où Trump – selon un grand nombre d’observateurs politiques et de médias – avait dominé face à son adversaire, Joe Biden, et ce en dépit du fait que tout ce qu’il a dit pendant le débat est, selon les sondages, faux. Même sa propre nièce, Mary Lea Trump, psychiatre, a déclaré plusieurs fois, notamment dans ses trois récents ouvrages – To Much and Never Enough : How My Family Created the World’s Most Dangerous Man (juillet 2024) ; et Who Could Ever Love You: A Family Memoir (septembre 2024) ; The Reckoning: Our Nation’s Trauma and Finding a Way to Heal (août 2021) – que son oncle (Donald Trump) était un menteur à répétition, un psychopathe et un revanchard.
Un autre point fort du côté de Trump est qu’il a le support des grands lobbies qui dominent la vie économique, politique et médiatique américaine : la NRA (National Rifle Association), le plus grand lobby défenseur du droit des Américains à détenir des armes ; AIPAC (American-Israel Public Affairs Committe), le lobby pro-Israël le plus influent et celui qui fait et défait les présidents américains ; la JRC (Jewish Republican Coalition), un autre lobby pro-Israël ; The Evangelical Church, un autre sponsor de l’élection de Trump, avec ses slogans «Jesus is Their Savior, Trump is Their Candidate» (Jésus est leur sauveur, Trump est leur candidat) ; et «Trump supports Jesus, and Without Jesus, America Will Fall» (Trump soutient Jésus, et sans Jésus, l’Amérique tomberait) ; ou encore «Make America Godly Again» (Rendre l’Amérique divine à nouveau), imitant le slogan politique de Trump «Make America Great Again» (Rendre l’Amérique grandiose à nouveau). Comme pour rassurer ce dernier sponsor, parlant de la récente tentative d’assassinat contre sa personne lors de son rallye à Butler, Pennsylvanie, Trump dira : «I had God on My Side» (J’avais Dieu de mon côté).
L’autre support – indirect mais décisif – apporté à Trump est venu de la Cour suprême des Etats-Unis, qui a pris récemment des décisions qui auront pour effet d’aider Trump dans sa campagne électorale. L’une de ces décisions – et probablement la plus favorable à Trump – est celle de lui accorder l’immunité absolue pour les actes entrepris dans ses fonctions présidentielles, c’est-à-dire que Trump ne pourra pas être poursuivi pour ses actes en tant que président. La Cour suprême, en effet, avait déclaré : ‘’We conclude that under our constitutional structure of separated powers, the nature of presidential power requires that a former president have some immunity from criminal prosecution for official acts during his tenue in office” (Nous concluons que, dans le cadre de la structure constitutionnelle [fondée sur] la séparation des pouvoirs, la nature du pouvoir présidentiel requiert qu’un ancien président ait quelque immunité contre toute poursuite criminelle pour les actes officiels accomplis pendant son mandat) (voir John Kruzel and Andrew Chung, US Supreme Court rules Trump has broad immunity from prosecution, Reuters, Jyly, 1, 2024). Selon plusieurs observateurs, cette décision aura pour effet de mettre les présidents au-dessus des lois et de les transformer en véritables monarques.
C’est ce que pense une des juges de la Cour suprême même, la démocrate Sonia Sotomayer, qui a déclaré : ‘’In every use of official power, the president is now a king above the law’’ (dans chaque usage du pouvoir officiel, le président est maintenant un roi au-dessus de la loi). Une des inconnues introduites par la décision de la Cour suprême est de savoir si la condamnation le 30 mai 2024 de Trump par la Cour suprême de New York – l’accusant d’être coupable de 34 actes illégaux commis dans le cadre de son business, notamment la falsification de documents relatifs à son entreprise – est toujours en vigueur. La même question se pose pour les autres cas où Trump avait été accusé, comme la rétention dans son fief de Mar’a Lago (Floride) de documents gouvernementaux considérés confidentiels. L’autre décision de la Cour suprême qui va influer sur le sort des élections est celle concernant le droit des femmes à l’avortement. En effet, dans sa dans sa récente session, la Cour suprême a décidé d’autoriser l’utilisation de certaines pilules pour l’avortement, mais n’a pas remis en question l’interdiction de l’avortement décidé en 2022. Comme Trump est foncièrement anti-avortement, cette décision ne manquera pas de l’aider dans sa campagne électorale.
Conclusion
L’avenir politique des Etats-Unis sera ainsi affecté en grande partie par les deux déterminants analysés ci-dessus, à savoir les points faibles du côté du Parti démocratique et les points forts du côté du Parti républicain. En effet, il s’agit de savoir si, dans le temps des quatre mois qui restent avant l’élection – un temps relativement court politiquement parlant – la situation des deux côtés restera la même ou si elle va changer et en faveur de quel côté. En particulier, (1) est-ce que les démocrates se ressaisiront et sortiront du marasme politique et de l’impasse dans lesquels ils se trouvent aujourd’hui et changeront drastiquement et favorablement l’image d’un parti totalement anesthésié par l’inconnue relative à la candidature à proposer pour affronter Trump en novembre ; (2) est-ce que le Parti républicain va continuer à bénéficier, voire accroître, les points forts en sa faveur aujourd’hui, notamment est-ce que les anciennes affaires dans lesquelles Trump est accusé ou encore de nouveaux scandales ne vont pas réduire considérablement, voir supprimer, l’avantage comparatif actuel des Républicains ? Car, si le curseur politique demeure là où il se trouve aujourd’hui – l’incognito total du côté des démocrates et la bonanza actuelle du côté républicain –, il y a beaucoup de chances que le Parti de Trump remporte l’élection de novembre.
Et si ce scénario se réalise, il faut s’attendre à un retour de la politique de libéralisation économique maximale au plan intérieur – désétatisation et dérégulation, développement du secteur privé aux dépens du secteur étatique, domination de l’économie sur l’écologie, réduction des programmes sociaux, etc. – et de la politique basée sur «America First» au plan international – révision des alliances régionales et internationales, continuation du climat de guerre froide et commerciale avec la Chine, appui illimité à la politique expansionniste israélienne au Moyen-Orient, fermeture des frontières aux immigrants, etc. En un mot, ce serait le retour et l’accentuation de la politique appliquée par Trump lors de son premier mandat en 2016-2020, avec tous les effets imaginables et inimaginables aux plans interne et international.
A. I.
(*) PhD en économie, master de littérature francophone (Purdue University, Etats-Unis)
Ndlr : Tribune rédigée avant le retrait de Joe Biden
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