Savoir anticiper
Par Khider Mesloub – La prospective a pour dessein d’anticiper au mieux les évolutions de la société. Néanmoins, elle n’a pas la prétention de prédire l’avenir. Elle vise seulement à éclairer les choix stratégiques du présent. Son objectif est de réaliser des diagnostics, d’élaborer des scénarios sur l’évolution de la société, les mutations géostratégiques futures, sur la base de multiples variables.
L’étude prospective est une réflexion visant à répondre à un ensemble d’interrogations sensibles d’une actualité brûlante. Elle consiste à identifier différents scénarios des avenirs potentiels, des futurs possibles, à imaginer des situations inédites diversifiées et contrastées, voire indésirables afin d’améliorer ainsi la visibilité du futur et d’apporter des outillages analytiques propices à l’élaboration de décisions stratégiques. Par ses explorations élargies, la prospective se différencie de la prévision et de la planification.
Elle se différencie également de l’anticipation. Si l’anticipation concerne le court terme, la prospective, elle, porte sur le long et le très long terme. L’anticipation nécessite une bonne analyse.
En connaissant mieux le futur, on peut agir plus efficacement aujourd’hui. Encore faudrait-il éviter d’aborder le futur avec des lunettes du passé. D’entrer dans l’avenir à reculons.
Dans un monde qui se transforme chaque jour un peu plus vite et plus profondément, une telle attitude passéiste et conformiste, repliée sur le passé plutôt que l’ouverture au futur, conduit inéluctablement toute société à la stagnation, voire à la régression.
Pour décider, élaborer des projets, il est donc fondamental de se projeter dans le futur au lieu de se retourner en direction du passé.
Comme le notait le philosophe Gaston Berger, père fondateur de la prospective : «Des forces nouvelles sont à l’œuvre et elles font craquer les cadres traditionnels où nous avions coutume d’inscrire nos modestes changements. Pour faire face à des situations originales, nous sommes condamnés à un effort d’invention qui ne saurait se suspendre.»
Pour autant, «l’avenir ne se prévoit pas, il se prépare», a écrit Maurice Blondel. Et pour préparer l’avenir, encore faudrait-il éviter de tirer des plans sur la comète. De se perdre dans les détails.
«L’essentiel est sans cesse menacé par l’insignifiant , disait René Char. Autrement dit, l’insignifiant vient parasiter et dévoyer l’essentiel de l’existence menaçante. Ou l’existence de l’essentielle menace.»
«Un ennemi invisible est pire qu’un ennemi qu’on voit.» Et si l’ennemi apparaît invisible, c’est en raison de notre aveuglement politique, cécité analytique. Imprévoyance en matière de prospective.
En matière de gouvernance, pour se prémunir contre le péril extérieur, tout gouvernant se doit de commencer par «se connaître et connaître l’adversaire», dit Sun Tzu, dans son œuvre majeure L’art de la guerre.
La seule garantie de victoire de toute guerre se joue en amont, notamment sur le front de l’information et de la désinformation, aux fins de corroder la force morale et psychologique de l’adversaire.
Pour Sun Tzu, la conservation ou la perte de l’empire (du pays) dépend des moyens dépensés en matière d’analyse stratégique anticipatoire par les gouvernants. Et la connaissance de l’adversaire constitue la pierre angulaire.
«Etre plusieurs années à faire face à des ennemis dont on ignore les desseins et la situation en reportant constamment les actions décisives parce que le général rechigne à accorder les moyens nécessaires à favoriser et recueillir des renseignements, alors ce général est un monstre d’inhumanité qui ne mérite ni de commander une armée ni de seconder son souverain», écrit Sun Tzu.
«Le hasard ne favorise que les esprits préparés», disait Pasteur. Contre le virus de l’imprévoyance, il faut donc s’inoculer le vaccin de la précautionneuse connaissance, de la sagesse prophylactique.
«Eclairer l’action présente à la lumière des futurs possibles et souhaitables», telle est la clé du succès de la bonne gouvernance.
«Une réalisation ne dépasse celle du commun que par la capacité d’anticipation, de prévision. Le recueil d’informations préalables ou prévisions n’est ni le fruit de quelconques conjectures divinatoires ni celui de prédictions tirées d’analogies trompeuses de précédents historiques. La capacité de prévision ne provient uniquement que des hommes renseignés connaissant la situation de l’adversaire qui par leurs rapports fidèles vous informent des dispositions de celui-ci», prévient Sun Tzu.
«La politique se résume en une suite de plans compliqués et tortueux, car il faut dépasser, saturer la capacité de prévoyance de l’adversaire, le battre sur le terrain de la prévision», souligne pour sa part le sinologue Jean Lévi.
Aussi l’enjeu est-il de toujours avoir une longueur d’avance sur l’adversaire. L’adversité. Comment ? Par sa précocité en matière d’analyse, d’anticipation et de prospective.
K. M.
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