La crise de la gouvernance ou la politique bourgeoise à l’ère de la récession économique (IV)
Dossier réalisé par Khider Mesloub – Historiquement, dans les pays capitalistes avancés, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la politique fut dominée exclusivement par les partis représentant la bourgeoisie et l’aristocratie, appuyés électoralement par la paysannerie et la petite bourgeoisie (artisanale). Les partis ouvriers d’obédience socialiste n’étaient pas encore constitués en formation politique, ou plus radicalement ils étaient interdits par l’Etat.
Pour rappel : à cette époque d’émergence de la classe ouvrière encore dans les langes du capitalisme des fabriques, le suffrage censitaire était la règle. Le suffrage universel fut opportunément instauré seulement au lendemain de l’éruption révolutionnaire du prolétariat sur la scène politique.
Soit dit au passage, il est de la plus haute importance de souligner cette vérité historique : la convocation inopinée par l’Etat d’élections en période d’insurrection répond en réalité à l’impérative nécessité de dévoyer la lutte prolétarienne sur une voie légale institutionnelle bourgeoise. Il a pour dessein de désarmer les prolétaires de leur combativité révolutionnaire de classe. Historiquement, toutes les élections organisées hâtivement par le pouvoir bourgeois, contesté et menacé de renversement, ont favorisé au final régulièrement les partis de l’ordre : en 1848 en France, au lendemain de la Commune de 1871, en janvier 1918 au début de la Révolution bolchevique lors des élections à la Constituante, au lendemain de Mai 68.
De fait, progressivement, avec l’affirmation sociale et politique de la classe ouvrière, désormais l’Etat dut tenir compte de cette nouvelle force contestataire et insurrectionnelle, ce nouvel interlocuteur politique. Sans oublier la paysannerie, formation sociale en voie de désagrégation, ruinée par le développement de l’agriculture industrialisée, ballottée, elle, entre les multiples forces conservatrices se disputant son suffrage.
Au plan historique, dans la majorité des pays européens, la démocratie bourgeoise se constitua pleinement entre le XVIIIe et le XIXe siècles. Mais elle culmina au début du XXe siècle. Dans son cadre se déroulait le formidable débat politique entre le capital, la féodalité, la classe ouvrière, la petite production marchande et la paysannerie. Cependant, la bourgeoisie et l’aristocratie demeurèrent encore durant un certain temps les principaux protagonistes de la scène politique. Les autres classes ne leur servaient que de forces d’appoint, ne remplissaient qu’un rôle de figuration.
C’est au cours de cette époque que la presse politique commença à s’imposer sur la scène médiatique. Elle amorça son influence à la faveur de l’accroissement remarquable de ses tirages permis par suite de la progression de la scolarisation massive de la population.
Ce faisant, la fonction de la politique, surgie dans le sillage du développement du capitalisme, est d’être un espace d’affrontements pacifique entre les différentes formations sociales en compétition pour s’approprier les rênes du pouvoir, autrement dit de l’Etat.
Cependant, elle revêt deux aspects. D’une part, au premier niveau, la politique apparaît comme sphère de confrontations politiques entre les multiples classes antagoniques en lutte pour le contrôle des institutions étatiques. D’autre part, au second niveau, elle se manifeste aussi comme espace d’affrontements entre les factions concurrentes du capital national de la même classe bourgeoise pour la domination de l’Etat. En fonction de l’évolution de la composition du capital, telle ou telle fraction de la bourgeoisie impose sa domination. Cette domination lui permettant ainsi d’orienter la politique économique de l’Etat dans un sens favorable du capital dominant qu’elle représente. Mais les autres fractions ne demeurent jamais inactives. Elles tentent constamment d’infléchir la politique économique en leur faveur, au moyen notamment du lobbying, de campagnes médiatiques destinées à endoctriner l’opinion publique pour l’inciter idéologiquement à soutenir tel candidat ou tel parti politique inféodé à un clan capitaliste rival.
C’est aussi cela la politique : la confrontation entre de multiples fractions de la bourgeoisie. Cependant, ce second aspect de la politique perd de sa vitalité au fur et à mesure de l’unification du capital, une fois la phase de domination réelle du capital établie. La concentration du capital tend à réduire considérablement le nombre de fractions bourgeoises. Cependant, tant que le capital demeure faible, encore dans sa phase de domination formelle, la politique conserve encore sa fonction de médiation nécessaire entre les différentes classes en conflit.
Ainsi, dans la phase de domination formelle du capital, marquée par l’existence de zones d’activités précapitalistes et la présence de forces conservatrices installées dans les rouages du pouvoir, la politique conserve sa fonction de médiation indispensable au mouvement du capital. Aussi, longtemps, ces forces conservatrices constituèrent-elles un frein aux tentatives de modernisation des structures économiques.
Cependant, il faut nuancer ce schéma d’évolution historique inspiré de l’exemple français et d’autres pays européens développés. En effet, il existe des exceptions. Notamment en ce qui concerne les Etats-Unis. Ce pays nous servira de prototype pour notre étude relative au dépérissement de la politique intervenant dans la phase de domination réelle du capital concrètement achevée.
De manière générale, à la différence des pays européens capitalistes, aux Etats-Unis le capitalisme s’implanta pratiquement immédiatement dans une civilisation totalement vierge, ou plutôt dans une société amérindienne archaïque totalement anéantie, exterminée. Aussi, le capital américain, dès sa naissance, n’eut pas à affronter et, par conséquent, à dissoudre, comme en Europe, un ordre économique antérieur dominant, des formations sociales anciennement établies puissantes.
Avant l’éclatement de la guerre de Sécession, deux principales formations sociales antagoniques régnaient aux Etats-Unis. Au Sud, l’économie était accaparée par une formation sociale archaïque occupant d’immenses exploitations agricoles fondées sur l’esclavage. Au Nord-Est, dominé par la bourgeoisie progressiste, était concentré le principal pôle d’accumulation capitaliste industriel.
Entre ces deux pôles, à l’ouest, nouvellement conquis, régnait l’économie rurale et la petite production marchande. Devant la nécessité de modernisation et de concentration de l’économie américaine, la bourgeoisie progressiste américaine dut anéantir le mode de production archaïque parcellaire du Sud, fondé sur l’esclavage. Si, à l’Ouest, la petite économie rurale se désagrégea tout naturellement par la force dissolvante de la valeur, c’est-à-dire sans la nécessité d’une médiation politique, au Sud il avait fallu la guerre de Sécession pour saper les bases de ce précapitalisme esclavagiste.
La guerre de Sécession fut le dernier grand débat politique (cette fois par des vraies armes) aux Etats-Unis. Et, de nos jours, la fin de la politique spectacle semble emprunter la même voie : elle dépérit dans l’affrontement violent. Et les dernières mascarades électorales nous ont fourni un avant-goût de cette guerre civile larvée qui travaille la société états-unienne, matérialisée par l’assaut contre le Capitole, assaut en vérité prémédité par les deux partis politiques bourgeois – Républicain et Démocrate – à des fins de diversion politique et, surtout, de légitimation du durcissement autoritaire de l’Etat et de la militarisation de la société. La politique spectacle est une forme de politique. Elle n’est pas l’absence – l’abolition du politique.
Aussi le capitalisme états-unien détruisit-il les dernières résistances érigées sur son territoire contre l’accumulation du capital. Au terme de la guerre de Sécession, le Sud se rangea au final par la force à l’économie marchande et au capitalisme monopolistique.
Au lendemain de cette guerre de Sécession, du fait de l’unification totale du capital américain, le fondement de tout débat politique d’envergure entama sa phase de déclinaison, puis progressivement sa phase de dissolution de la scène électorale désormais totalement dominée par la puissante formation économique et sociale exclusivement capitaliste.
Par le règne total sans partage du capital établi aux Etats-Unis, la vie politique américaine tendit à se réduire à une simple entreprise spectaculaire sans aucun enjeu hautement économique, sinon celui du capital, autrement dit de l’économie capitaliste.
Aussi la politique aux Etats-Unis s’éteignit-elle au lendemain de la guerre de Sécession. Depuis lors, la politique s’est totalement dévitalisée, réduite à la politique spectacle dominée par deux partis bourgeois inamovibles, les Républicains et les Démocrates, défendant tous deux les intérêts du capital. En raison de l’absence de modes de production précapitalistes, donc d’enjeux économiques radicalement divergents, et de l’intégration totale de la classe ouvrière au système capitaliste, la politique américaine se transforma rapidement en show politique.
Dorénavant, aux Etats-Unis, bien avant les pays européens, l’Etat devient immédiatement, et non plus médiatement, un agent de l’accumulation capitaliste. Le capitalisme devient le pôle central, voire exclusif, de l’organisation de la société. De sorte que, dans ce capitalisme «pur», du fait de l’anéantissement de tous les modes de production précapitalistes, et de l’atomisation totale du prolétariat américain dépourvu d’organisation politique propre, le débat politique s’établit désormais sans projet médiat. Désencombré des anciens modes de production, et donc aussi de sa classe politique représentant ces modes archaïques, le capital règne en maître absolu sur la société. La puissance extraordinaire du capital a réduit à néant toutes les oppositions précapitalistes. Seul demeure massivement vivant, érigé devant le capital, le prolétariat.
De fait, le capital trouve désormais face à lui une seule classe, le prolétariat qui, en dépit de son atomisation circonstancielle actuelle, demeure la seule formation sociale porteuse d’un projet de société post-capitaliste, c’est-à-dire contre et en dehors des catégories du capital (l’abolition du salariat, de la marchandise, de l’argent, de l’Etat, des frontières, de la propriété, etc.).
Aujourd’hui, l’unique authentique et salutaire débat politique se réduit à cette principale perspective : la révolution ou le néant ; autrement dit, le nihilisme, la barbarie. Ce schéma politique historique américain s’est progressivement étendu à l’ensemble des pays capitalistes développés. Désormais, à l’instar des Etats-Unis, la politique est devenue une sphère entièrement intégrée par le capital, un espace où règne l’absence de confrontations programmatiques économiques, étant entendu que l’économie libérale est devenue l’option indiscutée de la société et de la politique spectacle entièrement domestiquée par dictature capitaliste, système capitaliste consacré comme l’horizon indépassable de l’Histoire.
K. M.
(Suivra)
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