Le fabulateur et les classes décadentes : quand Kamel Daoud crie avec les loups
Une contribution de Yazid Ben Hounet(*) – On se souvient, avec un petit amusement, de la crise de nerfs de Kamel Daoud à la suite de son zéro pointé concernant la dite «affaire de Cologne» (31 décembre 2015). Outre de recycler les clichés orientalistes les plus éculés, sa dissertation reposait sur une histoire assez illisible ([1]), montée en épingle par l’extrême-droite allemande (et européenne).
Dans la logique des choses, on l’a vu continuer à offrir ses services à l’hebdomadaire réactionnaire et colonialiste Le Point, où il y a fait montre, selon le journaliste Faris Lounis, d’une proximité politique avec les droites extrêmes et le Rassemblement national. Ses analyses essentialistes et fallacieuses de l’Algérie et du monde arabe et/ou musulman y sont, en effet, bien souvent consternantes.
«Un feu d’artifice de poncifs ou de scènes attendues», tel est le constat de la lecture de son dernier ouvrage, Houris, faite par l’excellente Claudine Chaulet-Achour – sans doute l’une des meilleures spécialistes de la littérature algérienne d’expression française. Pas de surprise donc.
Mais si nous prenons le temps de rédiger une note sur un écrivain qui ne mérite pas tout le tapage qui est actuellement fait, c’est en particulier pour pointer du doigt le grand mensonge qu’il met en avant, et que ses passe-plats mettent également en exergue s’agissant de son dernier ouvrage : l’interdiction d’écrire sur la décennie noire, cette décennie de violence terroriste qui a profondément meurtri l’Algérie. Cela est une grosse fabulation !
Il était possible d’écrire sur le sujet avant la loi de réconciliation nationale (2005) et il demeure toujours possible de le faire depuis, et ce même en publiant dans des maisons d’édition algériennes. J’ai moi-même publié en 2021 chez Palgrave et chez Barzakh (Algérie) un essai qui aborde le sujet. Avant moi, en 2006, l’anthropologue Abderrahmane Moussaoui publiait, également chez Barzakh, son ouvrage De la violence en Algérie, essentiellement consacré à la décennie noire.
Outre les romanciers mentionnés par Claudine-Chaulet Achour, ayant publié sur le sujet avant et après 2005, on ajoutera volontiers «l’éléphant dans la pièce francophone» – Yasmina Khadra (de son vrai nom Mohamed Moulessehoul) – qui a vu sa carrière littéraire exploser grâce à ses romans sur cette période de l’histoire algérienne – en particulier avec ses livres Les Agneaux du Seigneur (1998) et A quoi rêvent les loups (1999), parus à la fois aux éditions Julliard (France) et à l’Enal (Algérie). Enal comme Entreprise nationale algérienne du livre.
Le récent témoignage de Yasmina Khadra dit beaucoup de la mentalité néocoloniale du gotha littéraire français dans ses relations avec l’Algérie : «Vous avez vu ces coquilles qui sont collées aux baleines ? Moi, je suis cette coquille qui est collée à l’Algérie. Et peut-être que le fait même d’aimer mon pays, c’est la raison aussi de mon exclusion, de ma disqualification par les institutions littéraires françaises. J’aime ce pays et peut-être qu’ils attendent de moi… que je fasse ce qu’ils voudraient que je dise… Ça, ils ne l’auront jamais. Ils ne l’auront jamais ! Je suis un homme digne. J’ai toujours été honnête avec… même avec mes ennemis j’ai été honnête… et tout ce que je sais, c’est que ça ne m’empêche pas de bien écrire et ça ne m’empêche pas de rayonner à travers le monde. Je suis aujourd’hui, malgré les exclusions en France, je suis quand même l’écrivain de langue française, vivant, le plus traduit au monde. Et ça, c’est ça mon triomphe.»
Exit donc Yasmina Khadra, bienvenue Kamel Daoud. Les clichés plutôt que la dignité.
Pour ce qui est des romans post-2005, parus en Algérie, en français, on pourra mentionner juste quelques titres supplémentaires – comme le livre Visa pour la haine de Nassira Belloula (2007, éditions Alpha), Et l’ombre assassine la lumière de Youcef Merahi (2010, Casbah éditions), Une balle en tête de Samira Guebli (2011, Casbah Editions) ou encore, ce qui est cocasse, 1994 d’Adlene Meddi (2017, Barzakh ; 2018, Rivages Noirs en France). Ce dernier auteur étant, en effet, le propre collègue de Kamel Daoud, publiant comme lui régulièrement des papiers dans Le Point, dont une chronique tout simplement intitulée Lettre d’Alger.
La fabulation de Kamel Daoud n’aurait toutefois pu se propager de la sorte sans l’apport de journalistes passe-plats, naïfs, ethnocentrés, arrogants et/ou qui dédaignent l’Algérie. Et à vrai dire le «succès» de Kamel Daoud informe en creux du crétinisme en cours dans le milieu médiatico-littéraire parisien, où les éloges dithyrambiques des laudateurs de Kamel Daoud ne sont surpassés que par leurs silences complices s’agissant du génocide en cours en Palestine. Car la loi relative à la réconciliation nationale n’interdit pas d’écrire sur la décennie noire – comme le montrent les quelques titres mentionnés plus haut – mais plutôt d’instrumentaliser ou d’utiliser cette «tragédie nationale» (selon la formule officielle) pour porter atteinte à l’Algérie et à ses institutions. Nuance donc apparemment indépassable pour le gotha littéraire et journalistique français. Du coup, aucun d’entre eux n’a eu la curiosité ou tout au moins le reflexe journalistique de base consistant à interroger ce fait. Pourquoi donc la loi sur la réconciliation nationale algérienne est particulièrement attentive à ce sujet de l’instrumentalisation ou de l’utilisation de la «tragédie nationale» ?
Il s’agit là, en fait, d’un article de loi censé répondre à une grande «fake news», à un grand discours complotiste, qui a particulièrement sévi en Algérie, mais surtout via la France comme en témoigne sa formulation même (en français) : le «qui-tue-qui ?» – formule interrogative jetant le doute, voire l’opprobre sur les actions des services de sécurité de l’Etat algérien (police, gendarmerie, armée) durant cette décennie où l’Algérie a dû faire face, seule, au terrorisme des groupes islamistes armés.
Aucune recherche sérieuse ne corrobore cette thèse. Mais pour les analystes un peu critiques, il est quelques faits qui suscitent interrogations quant à la théorie du «qui-tu-qui». D’une part, on remarque qu’elle a surtout été en vogue en France, chez l’ex-colonisateur. D’autre part, l’un des ouvrages qui l’a popularisée La Sale Guerre de Habib Souaidia (La Découverte, 2001), est, pour ainsi dire, en soi fort problématique. Il a, en fait, été corédigé par deux autres auteurs – dont l’inénarrable Mohamed Sifaoui, sur la base des témoignages de Habib Souaidia. Cet individu, petit officier durant les années 1990, aurait été le témoin de plusieurs exactions sur ordre des plus grands généraux de la période. Quand on connaît un peu le fonctionnement de l’armée, et notamment de l’armée algérienne, cela relève à l’évidence de la fabulation : un sous-lieutenant, l’un des grades le plus bas parmi les officiers de l’armée, connaît à peine son N+2 (capitaine) ou son commandant de base. A son niveau, les généraux demeurent des abstractions qu’il ne peut entrevoir uniquement que lors de quelques cérémonies ou défilés officiels. De là à être le témoin privilégié de leurs éventuelles exactions… L’imposture de La Sale Guerre a été au demeurant révélée par son coauteur même, Mohamed Sifaoui, en Algérie et par la journaliste Hélène Michelini dans un compte rendu pour la revue Recherches internationales (2003.
Ajoutons à cela le fait que le grand ordonnateur de cet ouvrage-charge fut le chantre de la théorie du «qui-tu-qui», François Geze (cf. également le compte rendu d’Hélène Michelini), un natif de Casablanca, autrefois éditeur puissant (La Découverte), se présentant comme un défenseur des droits humains, mais qui, étrangement, n’a jamais publié aucun ouvrage (pas plus que sa maison d’édition d’ailleurs) sur le sujet majeur du Sahara Occidental – la dernière colonie d’Afrique, le lieu de multiples violations des droits humains, occupé par le Maroc depuis 1975.
On repense donc ici au témoignage de Yasmina Khadra et on se demande : à quoi rêvent les loups ? On croit bien le savoir et on observe, hélas, que Kamel Daoud prend du plaisir à hurler avec eux.
On sourit alors en se disant, au final, que ce n’est pas bien grave si Kamel Daoud prend ses laudateurs et ses journalistes passe-plats pour ce qu’ils sont … et on repense à ce petit passage fort à propos d’Aimé Césaire ([2]) : «Mais il y a pour ces messieurs un malheur. C’est que l’entendement bourgeois est de plus en plus rebelle à la finasserie et que leurs maîtres sont condamnés à se détourner d’eux de plus en plus pour applaudir de plus en plus d’autres moins subtils et plus brutaux. C’est très précisément cela qui donne une chance à Yves Florenne. Et, en effet, voici, sur le plateau du journal Le Monde, bien sagement rangées, ses petites offres de service. Aucune surprise possible. Tout garanti, efficacité́ éprouvée, toute expérience faite et concluante, c’est d’un racisme qu’il s’agit, d’un racisme français encore maigrelet, certes, mais prometteur. Oyez plutôt : «Notre lectrice (une dame professeure qui a eu l’audace de contredire l’irascible Florenne) éprouve, en contemplant deux jeunes métisses, ses élèves, l’émotion de fierté́ que lui donne le sentiment d’une intégration croissante à notre famille française… Son émotion serait-elle la même si elle voyait à l’inverse la France s’intégrer dans la famille noire (ou jaune ou rouge, peu importe), c’est-à-dire se diluer, disparaître ?»
C’est clair, pour Yves Florenne, c’est le sang qui fait la France et les bases de la nation sont biologiques : «Son peuple, son génie sont faits d’un équilibre millénaire, vigoureux et délicat à la fois et… certaines ruptures inquiétantes de cet équilibre coïncident avec l’infusion massive et souvent hasardeuse de sang étranger qu’elle a dû subir depuis une trentaine d’années.»
En somme, le métissage, voilà l’ennemi. Plus de crise sociale ! Plus de crise économique ! Il n’y a plus que des crises raciales ! Bien entendu, l’humanisme ne perd point ses droits (nous sommes en Occident), mais entendons-nous : «Ce n’est pas en se perdant dans l’univers humain avec son sang et son esprit que la France sera universelle, c’est en demeurant elle-même.» Voilà où en est arrivée la bourgeoisie française, cinq ans après la défaite d’Hitler ! Et c’est en cela précisément que réside son châtiment historique : d’être condamnée, y revenant comme par vice, à remâcher le vomi d’Hitler.
Car, enfin, Yves Florenne en était encore à fignoler des romans paysans, des «drames de la terre», des histoires de mauvais œil, quand, l’œil autrement mauvais qu’un agreste héros de jettatura, Hitler annonçait : «Le but suprême de l’Etat-Peuple est de conserver les éléments originaires de la race qui, en répandant la culture, créent la beauté́ et la dignité́ d’une humanité́ supérieure.»
Cette filiation, Yves Florenne la connaît. Et il n’a garde d’en être gêné. Fort bien, c’est son droit. Comme ce n’est pas notre droit de nous en indigner.
Car, enfin, il faut en prendre son parti et se dire, une fois pour toutes, que la bourgeoisie est condamnée à être chaque jour plus hargneuse, plus ouvertement féroce, plus dénuée de pudeur, plus sommairement barbare ; que c’est une loi implacable que toute classe décadente se voit transformée en réceptacle où affluent toutes les eaux sales de l’histoire ; que c’est une loi universelle que toute classe, avant de disparaître, doit préalablement se déshonorer complètement, omnilatéralement, et que c’est la tête enfouie sous le fumier que les sociétés moribondes poussent leur chant du cygne.
Y. B.-H.
(*) Anthropologue
1) Cf. Dakhlia, Jocelyne, 2017, «L’Algérie à Cologne : un emballement français », Vacarme, n° 80 : 13-29. Méadel Cécile, Camille Noûs, 2020, «Tu n’as rien vu à Cologne… Retour sur une affaire embarrassée», Le temps des médias num. : 206-227.
2) Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, publié en 1950 aux éditions Réclame, puis en 1955 aux éditions Présence africaine dans une version revue et actualisée par l’auteur.
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