Réminiscences algériennes familiales et révolutionnaires (*)

Paris Père
La blessure est toujours ouverte... D. R.

Une contribution de Khider Mesloub – A l’époque, nous habitions à Paris, dans le 14e arrondissement, tout près du boulevard Alésia. Mon père exerçait son activité professionnelle d’agent administratif à l’hôpital Necker.

Mes parents, résidant à Paris depuis 1946 pour ce qui est de mon père et 1953 pour ma mère, s’étaient mariés en 1961. Tous les deux appartenaient à la même famille, originaires du même village de la Kabylie, situé à Aïn El Hammam, dans la commune d’Aït Yahia, plus exactement le village Igoufaf (celui également de Loucif Hamani, mon cousin, légende de la boxe algérienne, vedette nationale et internationale des années 1970).

Mes parents logeaient dans un appartement situé dans le 14e arrondissement de Paris. Le frère aîné de mon père, Arezki, habitait aussi dans le même immeuble. Un troisième frère, Mohand Saïd, résidait également à Paris. Sans oublier leur neveu, Oulhadj et d’autres membres de la famille établis à Paris, pour certains depuis les années 1930.

Mon père s’est installé en France en 1946, alors âgé de 14 ans. Mon grand-père maternel y était déjà établi à Paris, dans le 13e arrondissement où il possédait un restaurant. Mon père exerça de multiples fonctions, notamment chez Citroën, avant de finir comme agent administratif à l’hôpital Necker.

Il naquit en 1932, en Kabylie. Il fut très tôt orphelin car son père mourut en 1934. Il accomplit une excellente scolarité qui le mena jusqu’au certificat d’études, niveau élevé pour l’époque, surtout en Algérie, encore colonie française, où très peu d’enfants étaient scolarisés.

De son enfance comme de sa jeunesse, je ne connais rien, si ce n’est qu’il allait à l’école vêtu d’une simple gandoura fine et ce, en plein hiver. Souvenir qu’il aimait me rappeler pour me signifier combien nous étions chanceux, nous les enfants de ma génération, d’être pourvus de toutes les commodités et matériels indispensables au bien-être. Il n’avait pas tort, certainement.

La vie en Kabylie devait être particulièrement effroyable dans ces années marquées par la colonisation. La misère régnait partout, les maladies décimaient des pans entiers de la population. Démunis qu’ils étaient, sans travail, les habitants de la Kabylie se contentaient de tirer leur nourriture du rachitique lopin de terre que la nature leur offrait parcimonieusement. La seule perspective qui demeurait pour la jeunesse, c’était l’exil, l’expatriation vers la France, pour vendre sa force de travail dans les usines en pleine expansion économique à cette époque des années 1940-50, rançon de la deuxième boucherie mondiale qui ravagea toute l’Europe.

Mon père débarqua ainsi en France à une époque caractérisée par une très forte demande et offre de main-d’œuvre. Le travail ne manquait pas. Toutes les entreprises embauchaient à tours de bras. C’était le début des «Trente Glorieuses» qui propulsa la France vers la modernité. En outre, la France demeurait encore une puissance coloniale. Mais les velléités d’indépendance commençaient à se manifester.

Plusieurs pays colonisés faisaient entendre leur voix pour afficher clairement leurs intentions d’être délivrés du joug colonial. Et l’Algérie ne dérogea pas à ce concert en déployant une énergie insurrectionnelle toute particulière pour arracher son indépendance. Les premiers soubresauts se déroulèrent dès 1945, année marquée par une insurrection qui fut durement réprimée. Le coup de grâce fut porté en 1954, début d’une longue Guerre de libération qui dura presque huit ans, achevée par l’obtention de l’indépendance de l’Algérie.

Durant toute cette période, mon père vécut en métropole, c’est-à-dire en France. Selon les brèves informations dont je dispose, il participa de manière très active à la lutte de libération. Il rallia le FLN dès sa fondation. Il était chef de section à Paris. Tout comme ses deux frères aînés, et son neveu, tous trois membres actifs du FLN.

Leur neveu, donc mon cousin, fut tué à Paris alors qu’il était âgé d’à peine vingt ans. Un de mes oncles a goûté aux geôles coloniales, sans oublier le camp de concentration de Vincennes où étaient parqués les militants révolutionnaires algériens. Mon grand-père maternel, résidant à Paris, fut également arrêté à cette époque pour ses «activités subversives».

Et mon père, en sa qualité de chef de section du FLN du 14e arrondissement de Paris, fut victime d’une tentative d’assassinat, perpétrée par des agents du MNA, «traitres à la patrie», comme les qualifiait son frère aîné, Arezki, dans son journal personnel. Cela se déroula comme dans les films Les Incorruptibles, à l’époque d’Al Capone.

En décembre 1957, à la sortie d’un bar tenu par un Algérien, il fut mitraillé à bout portant depuis une traction en plein centre-ville de Paris. Laissé presque pour mort avec 14 balles dans le corps. Heureusement il en réchappa. Il fut immédiatement transporté à l’hôpital où il séjourna durant une année. Une balle resta même figée dans un de ses os car impossible de l’extraire car susceptible d’entraîner une possible paralysie ou une issue fatale.

De ce séjour à l’hôpital, il conserva un bon souvenir. Il recevait tous les jours la visite de ses amis, l’assurant de leur soutien, l’entourant d’affection, le comblant de cadeaux, et notamment de cigarettes. De sorte que, quand il sortit de l’hôpital, il avait une grande quantité de cartouches de cigarettes en sa possession.

Selon ses dires, les services secrets français lui ont fait subir de multiples interrogatoires pour déterminer sa réelle appartenance au FLN, mais en vain. Ils ne surent jamais qu’il en était membre car il ne céda pas. Mais ils avaient de fortes présomptions sur son affiliation au FLN, son appartenance au mouvement révolutionnaire algérien. Parait-il que le jour où on avait tiré sur lui, il était en possession de papiers compromettants, et même d’une arme. Heureusement que le patron du bar les lui avait soustraits avant l’arrivée de la police. Faute de quoi, c’était la prison qui l’aurait attendu à sa sortie de l’hôpital.

Il a échappé de justesse à ce sort. Grâce à la solidarité de son compatriote qui a su le tirer d’affaire. L’esprit de camaraderie était très développé dans la communauté algérienne de l’immigration.

Un seul être manquait et tout était dépeuplé. Un homme tombé au combat, dix autres prenaient aussitôt la relève. Rien ne pouvait arrêter ces élans de solidarité combative. Ils se levaient tous comme un seul homme pour combattre la tyrannie coloniale. Souvent au péril de leur vie. Une profonde détermination unissait leurs forces. Une croyance en un avenir meilleur focalisait leur attention. Et galvanisait leur combat. Et ils brandissaient pour armes que leurs bras vides, dépourvus de toute technologie meurtrière. La force était dans l’autre camp.

Mais le chemin de l’Histoire poursuivait sa trajectoire de la liberté. Et l’horizon de cette dernière se dessinait de manière avantageuse, à la faveur d’une conjecture internationale particulièrement propice aux aspirations de justice. Le camp fort se révéla bientôt comme un géant aux pieds d’argile. Rien ne pouvait contenir la vague de la contestation, de la rébellion. De l’insurrection. Elle déferlait dans tous les pays colonisés.

Elle prenait un relief singulier en métropole où la population immigrée algérienne était plus cultivée, plus imprégnée des idéaux de la liberté. Sa contribution à la lutte de libération fut immense. Elle impulsa une dynamique de combativité incontestablement remarquable.

En butte aux brimades, aux poursuites judiciaires, à la chasse au faciès, à l’emprisonnement, elle ne cessa pas pour autant sa lutte. Sa détermination n’a jamais fléchi. Elle a su braver la répression avec témérité. Elle paya même un lourd tribut en sacrifiant plusieurs des siens. Les révolutionnaires algériens de la métropole devaient affronter deux ennemis : les autorités françaises et les renégats messalistes. En particulier dans la région parisienne.

C’est mû par un tel état d’esprit révolutionnaire que mon père s’engagea dans la lutte pour la libération de l’Algérie. Tout comme ses frères et son neveu établis également en France, sans oublier ses autres cousins et frères d’armes du même village et des villages environnants, demeurés au pays. Et il paya chèrement cet engagement. Dans sa tête, la cause valait ce sacrifice. C’est pourquoi il se jeta corps et âme dans ce combat. Il en sortit meurtri, le corps déchiqueté. Longtemps après, il exhibait fièrement ses cicatrises, les traces des 14 balles gravées sur son corps. Manière de brandir un trophée.

La convalescence passée, il reprit son travail à l’hôpital Necker. Puis vint le moment de son mariage, suivi de ma naissance. Entre temps, l’Algérie avait conquis son indépendance. La question du retour au pays se posait de façon lancinante pour beaucoup d’Algériens.

Mon père dut être aussi tiraillé par cette perspective. Après avoir mûrement réfléchi, il se résolut à opter pour cette solution : réintégrer le bercail. Retrouver son pays, l’Algérie indépendante. D’autant plus que l’hôpital Necker l’invitait, en sa qualité de fonctionnaire, à opter pour la nationalité française s’il voulait conserver son poste. Mon père a décliné la nationalité française. Et dut démissionner de son poste d’agent administratif. Sans oublier l’appel lancé par l’ALN aux «cadres» algériens résidant en France de rentrer en Algérie pour relever le pays.

L’amour dans l’âme, il franchit la Méditerranée en 1964 dans un avion, accompagné de ma mère et moi, âgé d’un an seulement.

Alger la Blanche, fraîchement libérée, nous fit un accueil chaleureux. C’était l’époque des grandes embrassades échangées entre Algériens pour fêter la libération de leur pays, et la dignité recouvrée.

A Alger, les logements, laissés vacants par le départ précipité des Français, donnaient lieu à une frénésie de spéculations, sous forme de locations ou de ventes. Mes parents emménagèrent dans un logement situé rue Meissonnier, près de l’hôpital Mustapha où mon père fut intégré dans les services administratifs. Puis ils déménagèrent pour s’installer dans le quartier du Télemly (boulevard Krim-Belkacem actuellement).

K. M.

(*) Extrait d’un manuscrit en préparation consacré à mon père.

Commentaires

    Mémoria
    2 novembre 2024 - 23 h 08 min

    —- Merci à Mr Khider Mesloub pour ces « Réminiscences familiales et révolutionnaires » où le destin de l’arrivée de vos parents en France est bizarrement lié à celui des parents de l’auteur du livre  »Le sanglier d’Hippone » » paru en 2011 à Paris [Cliquez sur lien en fin de commentaire] ————————. » » » » » » Tout va bien dans cette France des années accordéon où l’amour de la vie reprend le dessus et où l’intégration de milliers d’italiens, hongrois, polonais et russes blancs se fait dans les meilleures conditions… en tanguant des bals à l’église. Salem se rappelle cette sensation de
    fraternité de classe qu’il éprouvait avec les Italiens palabrant avec gestuelle et gros rires sur la dextérité à
    utiliser le fils à plomb de maçon qu’ils prétendaient tous être…Il garde le souvenir de leur convivialité méditerranéenne et l’image de la beauté de leurs jeunes mamas s’égosillant à rassembler leur
    progéniture devant le légendaire macaroni… Il n’oublie pas pour autant son voisin de palier Raymond le chauffeur poids lourds, français de souche dont l’épouse Janine, spécialiste en tarte aux mirabelles, s’occupe de ses enfants comme s’ils étaient les siens lorsque sa légitime est à l’hôpital.
    Quel (s) geste (s) de solidarité spontanée dans la classe ouvrière !!! Des choses qui restent gravées
    dans la mémoire comme la communion aussi de cette dernière devant la télévision collective des bistrots suivant l’ascension d’une star dénommée Adamo,… fils prodige d’un bleu de travail comme eux ; et la
    jovialité enfantine de Marcel le Hongrois riant aux larmes de l’insouciance de la camaraderie ouvrière…
    Puis arrivent « les évènements d’Algérie » qui provoquent et interpellent les immigrés nord-africains
    par les centaines de photos exhibées des trophées d’appelés permissionnaires ou parachutistes enfants
    du pays… Salem s’accroche un soir à un de ces militaires qui faisait tourner au bistrot une photo de
    son unité, brodequins et pataugas sur les têtes coupées d’hypothétiques fellaghas. Les camarades ouvriers réprimandent le jeune bidasse éméché, fils d’ouvrier lui-même, en lui demandant plus de retenue.
    La serveuse Jeanne, connaissant de longue date Salem, conspue même le jeunot lui interdisant de ramener de ————————————page 24 ——————————————————————————telles photos dans son café. Ironie du sort, le jeune appelé n’aura pas de chance car il sera tué en Algérie quelques mois plus tard. La guerre a ses symptômes aussi en France même si les causes objectives sont de l’autre côté de la Méditerranée. Les obsèques d’appelés troublent la quiétude de dizaines de petites villes de province ; bourgs et hameaux n’échappent pas à l’atmosphère de funérailles et de ressentiment.
    Et lorsque M. N. A. 15. et F. L. N.16 s’affrontent dans les grandes villes françaises mais aussi sur les
    chemins de campagne à la Mat 49 et en traction noire, c’est la Saint-Valentin du Chicago des années vingt
    qui débarque en Gaule… Les frères ennemis n’épargnent même pas les cimetières où tombent les
    partisans des uns et des autres sous le regard effrayé d’imams déculturés…
    Les cafés de nord-africains restent les centres de communication par excellence de l’activisme algérien
    et leurs sous-sols deviennent des centres d’interrogatoire, de torture et des tribunaux d’exception.
    Nonobstant les assassinats d’octobre 1961 commandités par Maurice Papon, la Main Rouge, les commandos OAS/France et les harkis du capitaine Montaner de Noisy-Le-Sec, de nombreux cadavres nord-africains sont à attribuer aux exécutions/vendetta entre MNA et FLN sur le
    territoire français. Les témoignages de la mémoire orale le confirment et comptabilisent bien plus de
    victimes de la « guerre des clans » dans l’Hexagone ———Page 25 ————————————————-15 -M. N. A. : Mouvement national algérien de Messali Hadj (1898-1974). Autonomiste, il s’opposa violemment au FLN.
    – 16- FLN : Front de libération nationale du FLN (1954-1962) prônant l’indépendance de l’Algérie.
    ————————————————————–page 26——————————————————————
    entre FLN et MNA qu’en Algérie même, massacres de Melouza et Bellounis inclus…
    Salem devant se déterminer – toute neutralité suppose l’acceptation du statut colonial – est contacté par un responsable de la fédération de France du FLN pour participer au transport des groupes de choc.
    Commencent alors des convoyages de nuit avec mot de passe et personnes inconnues mais armées où Salem ne connaît que l’agent de liaison. Cette navette dure plusieurs mois et est très risquée. Salem a le droit de tomber en panne et réparer en tant que mécanicien expérimenté. Mais il doit éviter au
    maximum les barrages de police et gardes mobiles, ralentir mais ne jamais s’arrêter car les Mat 49 du
    FLN devront cracher le feu… Les missions se succèdent et Salem remarque des comportements bizarres chez les éléments du FLN en fuite vers l’Allemagne… Tantôt c’est un groupe qui se replie vers Sarrebruck venant de Bitche, tantôt c’est un deuxième groupe partant de Forbach, une nuit plus tard, à la poursuite de la première équipe dans la même 203 noire,… tous du FLN. Salem, lié par le
    serment du sang, ne cherche jamais à entrer dans leurs conversations codées. Il apprendra plus tard dans
    l’ALN que le FLN avait aussi ses renégats, ses voleurs de fonds et un appareil répressif qui les
    condamnait à mort illico presto. Et puis un jour, sentant qu’il serait brûlé une nuit de malchance dans
    une quelconque forêt de Moselle, il décide d’envoyer femme et enfants en Algérie.
    En 1959, il s’évanouit dans la nature par l’Allemagne de l’Ouest sur consigne du FLN qui
    l’envoie en Tunisie dans la base de l’Est de l’ALN…… » » » » » ————Page 26————————————
    in pages 24/25/26 https://www.fnac.com/a3752982/Salim-Houssine-Moura-Le-sanglier-d-hippone

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