1er Novembre : l’immense chanteur Jacques Brel et la Révolution algérienne
Une contribution de Khaled Boulaziz – «Les soldats qui meurent sont des enfants de vingt ans.» (Jacques Brel.) Dans les brumes douces du souvenir, Jacques Brel, poète de la terre belge, se dresse non seulement comme un monument du grand verbe, mais comme un prophète d’émotions, un témoin de la passion et de la révolte. Son œuvre dépasse la scène et la musique, son chant est une ode à la vie, aux ombres et aux flammes qui l’ont éclairé. En 1954, sous le ciel austère de l’Algérie encore sous le joug français, il pénètre les ruelles anciennes de la Casbah d’Alger. Dans les dédales des pierres silencieuses de cette vieille ville, les chefs de la Révolution s’approchent de lui, espérant qu’il prête sa voix à leur lutte, qu’il murmure l’appel à la liberté dans le silence oppressant. Bien plus tard, il confiera cette rencontre discrète et secrète au journaliste Jacques Danois, qui la laissera résonner dans les ondes radiophoniques.
Sa fille, France, évoque de vagues échos de cet épisode, des fragments transmis par des amis, des ombres de conversations que son père n’a pas partagées. «Mon père était un homme secret», se souvient-elle, «surtout lorsque les mots touchaient à la douleur des luttes». Mais dans les gestes silencieux et les regards échangés, il trahissait sans le dire ses propres convictions ; à sa bien-aimée Miche et à son ami Georges Pasquier, il avait un jour murmuré ces mots : «Les Français devront partir un jour de cette terre.» Dans ces paroles de défi tranquille, il dépeint son mépris pour les cicatrices brutales de la guerre, une vision qui s’exprimera avec éclat dans sa chanson de 1959, La Colombe, cette blanche colombe qui devient le cri pacifique d’un homme épris de justice.
A travers les souvenirs de France, sa fille, se dessine l’âme de Jacques, sculptée par son enfance dans une Bruxelles assombrie par la guerre, où il voit son frère aîné Pierre disparaître dans un train empli d’hommes en uniformes gris, partant vers l’inconnu. Ces impressions de jeunesse s’approfondissent avec l’âge et trouvent écho alors que d’autres ombres se profilent en Algérie, éveillant en lui de vieilles blessures, de silencieux serments.
En 1963, il revient en Algérie, un an après l’indépendance, et chante à Zéralda, une offrande de l’artiste à un pays libéré, une note de liberté dans le vent chaud d’un pays renaissant. Pour Brel, cette conscience politique s’est bâtie autant dans ses chansons que dans les pages silencieuses de sa vie. Sous l’influence de son ami Georges Pasquier, connu sous le nom de «Jojo», cette conscience s’épanouit, nourrie par les livres et les débats ardents. Jojo, avec son rire franc, illuminait les jours sombres et forgera avec Brel un lien fraternel dont naîtra le célèbre morceau Jojo, écrit après le décès de son ami de toujours. «Après la mort de Jojo, se rappelle France, mon père n’a plus regardé le monde comme un terrain de jeu.»
L’art de Brel s’étend bien au-delà des relations et des engagements. Son mariage avec Miche, complexe et profond, ancré dans une amitié datant de 1947, repose sur une amitié aussi forte que tumultueuse, qui servira de socle à leur vie commune. Ce mariage, teinté de tendresse et de complicité, n’en reste pas moins un mystère pour France : «Il me faudrait des livres entiers pour raconter la nature de cette relation spéciale et complexe.»
Mais c’est au crépuscule de sa vie que Brel dévoilera une dernière fois son âme à travers la chanson. En quête de solitude, il se retire en 1974 dans les îles Marquises, îles perdues dans le Pacifique, où le poids de sa maladie le retient et le pousse à méditer sur la mort, ce dernier voyage qui l’attire, tel un horizon encore lointain mais inévitable. Là-bas, isolé, il trouve une inspiration nouvelle, une sérénité qui transparaît dans les paroles de son ultime album, Les Marquises, enregistré en 1977 dans un silence absolu, sans aucune publicité, sans échange avec la presse. Cet album, dernière offrande d’un homme en fin de parcours, s’épanouit dans un succès distingué et poignant, les chansons résonnant comme le testament de celui qui sentait son départ proche.
Les fans, avides de découvrir des vers nouveaux après tant d’années de silence, écoutent cet album avec une dévotion particulière. Pour France, cet enthousiasme témoigne de la profondeur de l’œuvre de son père : «Ces chansons sont avant tout le fruit d’un immense talent, mais aussi d’une émotion particulière, celle d’un homme sentant la mort proche et voulant encore, une dernière fois, dialoguer avec son public. Le thème de la mort, d’ailleurs, habitait déjà ses chansons depuis 1959, tel un murmure discret.»
Quand on l’interroge sur l’existence de manuscrits inédits, de chansons que Brel n’aurait jamais interprétées, France répond avec une certitude calme. «Mon père était un homme qui laissait les chansons aller, un homme du moment, ses œuvres n’étaient pas destinées à d’autres voix. Il ne cherchait pas d’héritiers artistiques, il vivait ses paroles, son rythme, sa propre cadence de l’âme.»
Ainsi, Jacques Brel demeure, cet artiste unique insaisissable a marqué, non seulement par sa voix puissante et ses mots chargés d’émotion mais par ses engagements, tissé dans les murmures d’une vie les liens fraternels et les dédales politiques qui ont forgé l’homme derrière le mythe. Il était un homme d’ombre et de lumière, un poète ayant su voir l’éphémère et la beauté de chaque instant, un chant libre qui continue, aujourd’hui encore, à résonner comme une colombe portée par le vent de la liberté et de l’amour et, surtout, du vivre-ensemble.
K. B.
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