Une contribution d’Ali Akika – Des «Houris» et des flibustiers de l’écriture
Une contribution d’Ali Akika – Comme lecteur assidu de littérature, je m’attendais à ressentir du plaisir et engranger des connaissances, deux fonctions de la littérature. Car se laisser happer par les mots qui font voyager dans l’univers d’un romancier qui vous entraîne de surprise en découverte est un vrai plaisir pour l’esprit. En revanche, un écrivain lourdingue dans son style et dont l’imaginaire n’est pas éclairé par des étoiles, il déçoit et provoque même de la colère que l’on connaît, «ce livre est barbant, il m’est tombé des mains».
La déception d’abord en lisant de pareils mots, «avaler avec la bouche, un sourire qui noue mes oreilles l’une à l’autre et enfin une bouche de la porte en bois de la mosquée», c’est ce genre de mots et phrases que je me suis coltiné dans Houris de Kamel Daoud. Rappelons que le roman Houris se passe en Algérie et que la bouche du métro est une expression typiquement parisienne qui conduit au ventre de Paris, titre d’un roman d’Emile Zola. Avec ce genre de style qui met des mots à la queue leu leu, nous sommes loin de la marque des grands écrivains dont l’âpreté et la précision des mots réussissent l’exploit de créer un choc poétique aux phrases qui relatent les pires horreurs, comme l’oxymore de Voltaire «boucherie héroïque» ou bien «boucherie de l’espérance» de Kateb Yacine…
La colère ensuite quand j’ai lu cette phrase : «Son métier (celui du bourreau de l’héroïne du roman), c’est le djihad et le butin de la France». Butin (de guerre) de la France est une allusion à la phrase de Kateb Yacine relative à la langue française. Cette petite perfidie à l’encontre de notre plus grand écrivain est la continuation de la haine cultivée et entretenue contre Kateb pour avoir donné et répandu dans le monde une image de la Révolution algérienne. Oui, Kateb avait une vision philosophique qui a fait de sa littérature du solide résistant au temps qui s’écoule. Cette attaque perfide me rappelle celle qui a été menée contre J.-P. Sartre dont on a voulu ébrécher la stature et faire remonter la cote de Camus qui devint la coqueluche de tous les réactionnaires et notamment les haineux rongés par la perte de cette Algérie revenue à son peuple. Dois-je insister en rappelant que Kamel Daoud dans Meursault a «revisité» le roman L’Etranger de Camus. Rappelons aussi qu’un Michel Onfray a encensé Camus en se cachant derrière l’aura de Camus, prix Nobel de la littérature, né en Algérie, s’est permis de dire qui c’est «le terrorisme» du FLN qui favorisa la torture de l’armée française…
Ainsi, après avoir fait le lien entre le «djihad et le butin de la France», Kamel Daoud s’est ouvert une voie pour s’engouffrer dans le pire, en comparant la Guerre de libération à la période dite de la décennie noire. Il ne faut pas être historien ou philosophe pour comprendre que la nature historique d’une Guerre de libération contre la colonisation et celle des confrontations politiques ou armées à l’intérieur d’une société relèvent de paradigmes différents. La Guerre de libération recèle une contradiction absolue entre un peuple et un Etat qui plus est étranger. Les contradictions dans une société indépendante sont nombreuses et de nature et degrés différents et ces dites contradictions traversent toutes les couches sociales. Ce genre de confusion à la fois philosophique et théorique arrange beaucoup de monde comme en Palestine où pour effacer l’histoire, on fait une chakhchoukha où l’on fait appel à tous les ingrédients des mots et des «idées», sauf la racine du problème, sa nature coloniale.
Après ce petit détour par les mots de Kamel Daoud, comment parler de ses Houris. Parlons-en ! En littérature, on ne badine pas avec les mots d’une langue pour se faire reconnaître par un cercle d’élus de prix littéraire dont la presse, depuis longtemps, a relaté les liens complices entre les éditeurs et les écrivains, le plus souvent affiliés à une grande maison d’édition. Ainsi, le roman Houris a eu droit au plus grand prix littéraire de France, le Goncourt. Ainsi, auréolé du prix Goncourt le roman devrait en principe séduire le lecteur qui se lèche par avance les babines et s’attend à voyager dans les mystères d’un Orient souvent fantasmé par ses mystères et sa littérature et notamment les Mille et une nuits. Dans Houris, il y a une double tromperie. Le lecteur potentiel rêve de percer les secrets des 72 vierges du Paradis dont la beauté est censée désarmer tous les Don Juan de la terre. Hélas, trois fois hélas, c’est une entourloupe qui attend les lecteurs potentiels. La deuxième tromperie, notre lecteur se retrouve avec le personnage principal prénommé Aube, une femme algérienne que l’on dépossède de son prénom arabe Fajer.
Bizarre qu’un écrivain donne à son personnage un prénom arabe traduit et écrit en langue latine alors que la phonétique a été «inventée» pour respecter le son et la musique des mots étrangers. C’est comme si dans une œuvre littéraire russe, l’écrivain, un Pouchkine ou Tolstoï troquerait Irina ou Ludmilla contre Germaine ou Yvonne. Hélas, encore une fois, nous ne sommes pas dans la noble littérature mais dans le souk (marché) où «la littérature de l’estomac» (1) impose ses règles depuis belle lurette. Et dire que l’auteur de Houris a écrit un récit Meursault, déjà cité pour tenter de donner un nom à l’Arabe de Camus dans L’Etranger. Ce même Camus qui a écrit une phrase devenue «culte» : «Mal nommer les choses ajoute du malheur au monde.»
Apparemment, et l’auteur de Houris et son éditeur ont dû juger que les lecteurs sont une masse informe à qui on peut faire passer des vessies pour des lanternes. Il faut dire que chez nous, il est une catégorie de gens qui se réclame de la «race» des seigneurs et se donne le droit de traiter le peuple de ghachi (foule). Pour certains, on n’est pas à une connerie près du moment qu’on cherche à se distinguer en écrasant l’Autre, en général le zawali, le pauvre.
Non ! on ne badine pas avec les mots car le titre et les personnages d’une œuvre nous renseignent sur la vision de l’écrivain, son époque et son rapport à la langue. Et tout écrivain dans son quotidien est un simple utilisateur d’une langue mais, en écrivant une œuvre, il se doit, et peut même, prétendre de créer sa propre langue. Ainsi, on qualifie le roman de Kateb Yacine Nedjma de langue katébienne comme on parle de la langue de Flaubert, d’un Dostoïevski, d’un Faulkner, etc. La parution du roman Nedjma eut lieu en 1956, en pleine Guerre de libération de l’Algérie. Nedjma, étoile en arabe, est le prénom de l’héroïne du roman. A lui seul, ce nom est à la fois une femme secrètement aimée, un pays en lutte pour sa libération. Deux amours de Kateb, deux forces, la beauté d’une femme et la lumière incomparable d’un pays en lutte pour chasser la nuit coloniale. Nedjma, dit-il, a nécessité le viol (c’est le mot utilisé par Kateb) de la langue française.
C’est surement cette audace qui a fait dire à Jean-Paul Sartre que la langue de Kateb Yacine est une des plus belles de la littérature française. Et c’est ce même J.-P. Sartre qui a consacré un formidable essai à Jean Genet dont la langue éblouissante et classique lui a permis d’être libéré de prison. Sartre expliquait que Genet avait écrit dans une langue qui devait désarmer un système qui l’a mis en prison pour des broutilles. Le poids des mots et la beauté d’une langue me font penser à une phrase de Kateb dans le Polygone étoilé : «J’ai perdu ma mère et sa langue, ce trésor inaliénable et pourtant aliéné.» On comprend mieux la métaphore du viol d’une langue quand celle-ci ne peut rendre compte de la violence et de l’aliénation d’un monde qui rend l’homme et la femme, étrangers à eux-mêmes. Ce fut le cas de la mère de Kateb qui perdit sa tête (folie)…
Signalons que durant la Guerre de libération jusqu’à la décennie dite noire, de grandes plumes comme les Kateb, Dib, Mammeri, Bourbonne, Farès, Sénac, Djaout (pardon de ne pas citer tant d’autres) n’ont pas eu droit à un grand prix. Ai-je besoin de dire qu’à leur époque leur littérature ayant nagé dans les eaux des torrents de la guerre et de l’indépendance durement acquise racontait l’histoire dans une langue capable de disqualifier le colonialisme. L’un de ces écrivains algériens, Jean Sénac, consacra du reste un poème à son pays enfin libre, intitulé Son peuple est plus grand que nos rêves… Et ce n’est pas le long récit du roman Houris, rythmé par des images, des métaphores et autres sortes «d’oxymores» (2), pareil récit ne peut prétendre être à la hauteur de futurs rêves des Algériens. Kamel Daoud, depuis son livre Meursault paru en France, n’a fait que caresser dans le sens des poils les «bienfaiteurs» de la colonisation.
Dans ses papiers de journaliste, il sommait les jeunes des banlieues de se débarrasser de leurs habits de «racaille» et de profiter de leur chance d’être nés en France. Ce genre d’écrits est de la même sauce de son ami Sansal du Village allemand habité par des descendants des Algériens noyés dans la Seine, un 17 Octobre 1961. Un telle vision des choses, une telle haine de soi doit avoir un lien avec le complexe du colonisé. Kateb a utilisé la langue, son butin de guerre pour dire ses vérités à la colonisation. De nos jours, certains, ayant découvert leur nouveau monde, se font la main avec «l’écriture» sur le dos de leurs ex-compatriotes pour recevoir des breloques en ignorant que battre la breloque rend fou…
Que nous dit Houris ? Kamel Daoud se permet donc de rabaisser la Guerre de libération, fait historique indéniablement payé chèrement. Il suggère que tous les historiens, écrivains, cinéastes algériens sont des fétichistes parce qu’ils auraient chanté en chœur la même chanson sur la sanglante Guerre de libération. Car chanter Ben M’hidi, Amirouche, Ali la Pointe, dénoncer les massacres, la torture et le napalm, ce n’est pas «Meuhssieur» faire du fétichisme pour plaire à un régime mais plutôt de révéler des vérités. Et ces intellectuels et artistes algériens l’ont fait parallèlement de ces intellectuels/artistes dans le monde qui ont contribué à faire la lumière sur la lutte des Algériens. Au passage, signalons que de grandes œuvres littéraires ou de cinéma ont été interdites ou ostracisées (3). Les ignorants ou les serviles devraient regarder du côté des fétichistes qui squattent chez eux les médias en pérorant sur les valeurs et la défense de leur Occident pendant que les bombes tombaient hier sur les douars algériens et aujourd’hui sur la Palestine et le Liban.
Oui, où sont les fétichistes et autres contrebandiers de l’histoire selon le mordant et grand écrivain Rachid Boudjedra ? Daoud se demande-t-il le pourquoi de l’échec d’un comité français qui rédigea un rapport sur une histoire commune entre la France et l’Algérie ? Qui y a-t-il de commun entre un combattant algérien qui défend sa terre natale et un Etat étranger dont les soldats avaient pour mission de maintenir sa domination par les massacres, la famine et les puits empoisonnés ? Ce chapelet de mots que je cite n’est pas de moi, je l’ai plagié dans un essai d’un sénateur français Alexis Tocqueville qui a fait un rapport en mai 1847 intitulé gentiment «Travail sur l’Algérie». Que des historiens ici et là dans le monde se mettent au service d’un pouvoir pour écrire une histoire officielle, c’est leur responsabilité et leurs oignons.
On sait que «des contrebandiers de l’histoire» peuvent écrire sans rougir pour plaire, ou bien contre monnaie sonnante et trébuchante. Sauf que la littérature boxe ou devrait boxer sur un autre ring que celui de la manipulation grossière ou carrément du mensonge. Voyons où se niche le genre du faux et usage du faux dans Houris. D’abord dans le prénom de la femme, personnage du roman. Elle s’appelle Aube (mal nommée les chose, etc. je n’y reviens pas) qui raconte sa blessure physique et celle de son âme, jusque-là rien d’anormal, la littérature rapporte les faits réels dans leur brutalité et cruauté. Mais la littérature ne s’arrête pas à désigner les choses mais dépend aussi d’un style, de la manière de raconter une histoire. Je ne reviens pas sur le rapport à l’histoire déjà cité. Reste le style de l’auteur. Celui de Kamel Daoud semble reposer sur trois piliers et sur des mots dont souvent la précision laisse à désirer. Des notions comme les contradictions moteur de l’histoire, l’usage paresseux des comparaisons entre des faits éloignés par le temps et l’espace, des images et des métaphores dont les mots qui les composent ressemblent aux joliesses des cartes postales pour touriste et enfin les «oxymores» dont la conjugaison des mots ne crée ni étonnement, ni choc poétique.
La répétition de métaphores et «d’oxymores» incapables de créer du sens et de la poésie finit par émousser l’intérêt et le plaisir de la lecture. La société algérienne et l’histoire du pays ne semblent pas être familières aux membres du jury du Goncourt qui ont élevé l’auteur de Houris sur un piédestal. Leurs commentaires sont ni plus ni moins de la simple communication de cette société du spectacle où les mots enterrent des vérités qui dévisagent la laideur de ceux qui s’acharnent sur des gens qui ne peuvent pas, ou plus exactement à qui on ne donne pas la parole pour mettre du sable dans la mécanique de leur fabrique de mensonges et de préjugés.
Pour conclure et ne pas abuser du temps des lecteurs. En vérité, Houris a été écrit non pas pour raconter les souffrances d’Aube avec son «sourire illimité» (drôle d’image, on connaît de beaux sourires au charme éclatant indépendamment des limites physique du visage). Il se sert d’Aube et lui fait dire qu’elle possède deux langues. L’une extérieure, c’est la langue arabe et l’autre intérieure, la langue française. Aube utilise la langue arabe maternelle dans sa vie, dans le quotidien, par pression sociale, bref des choses des banalités du quotidien, etc. En revanche, la langue de Molière, elle est pour Aube son arme secrète et invisible pour exprimer ses sentiments et ses rêves et patati et batata. Trêve de plaisanterie, les patati et batata de Kamel Daoud sont destinés aux maîtres des Horloges des prix. Du reste, dans ses interviews, il s’étale sur les apports «inestimables» de cette langue qui l’a fait devenir écrivain, une langue dont il ne trouve pas assez de mots pour la chérir. Il a donc réalisé son rêve, lui qui a appris le français en autodidacte. En un mot, il reconnaît avoir été analphabète chez lui en langue étrangère et arrivé en France il est entré dans la prestigieuse académie Goncourt, le rêve absolu, que demander de plus ?
A. A.
(1) la littérature de l’estomac est un rejeton de la société de classe (hier l’aristocratie) aujourd’hui de la logique du marché qui favorise les grands éditeurs qui ont les moyens d’attirer et publier les écrivains dont la célébrité ou les sujets traités font vendre. Et ces grands éditeurs tout «naturellement» se retrouvent dans les jurys dans les différents clubs ou académies littéraires en la personne des écrivains qu’ils publient.
(2) Oxymore est une association de mots contradictoires pour étonner dont les auteurs sont souvent de grands écrivains. Exemple, sublime horreur, se hâter avec lenteur, obscur clarté, boucherie de l’avenir, boucherie héroïque, etc.
(3) Il faut rappeler aux non informés qu’il y a des œuvres interdites en littérature comme au cinéma en France. Le film de Godard Le Petit Soldat (1960) a été interdit, la censure sera levée en 1963 une fois l’Algérie devenue indépendante. René Vautier le Breton a été «malmené» ainsi que ses films à cause de son engagement durant la Guerre de libération de l’Algérie.
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