Du talent littéraire dans Houris de l’écrivain controversé Kamal Daoud

observations Houris
Kamel Daoud fêtant son Gancourt. D. R.

Par Kaddour Naïmi – De la plus grande à la moindre maison d’édition, dans le monde entier, la première page d’un texte annonce sa valeur, à moins que le critère de décision soit autre que littéraire.

A propos des critiques sur Houris de Kamel Daoud, je n’ai pas lu d’analyse, citations à l’appui, sur la qualité littéraire du texte, d’où mes observations : je me contente de la première page du roman, pour le motif déjà signalé.

Texte

«La nuit du 16 juin 2018, à Oran.

Le vois-tu ?

«Je montre un grand sourire ininterrompu et je suis muette, ou presque. Pour me comprendre, on se penche vers moi très près comme pour partager un secret ou une nuit complice. Il faut s’habituer à mon souffle qui semble toujours être le dernier, à ma présence gênante au début. S’accrocher à mes yeux à la couleur rare, or et vert, comme le paradis. Tu vas presque croire, dans ton ignorance, qu’un homme invisible m’étouffe avec un foulard, mais tu ne dois pas paniquer. Dans la lumière, j’apparais comme une femme de taille élancée, exténuée, à peine vivante, et mon immense sourire figé ajoute au malaise de ceux qui me croisent. Ce sourire, illimité, large, presque dix-sept centimètres, n’a pas bougé depuis plus de vingt ans. Il est un peu plus bas que le bas de mon visage et étire mes mots, mes phrases. Parfois, je le cache avec un foulard coloré ; le tissu, je le choisis toujours onéreux et rare. Je relève mes cols.

«Parlons, puisque l’occasion est inédite. Car, oui, tu es l’événement que je n’ai jamais imaginé. Il m’arrive du ciel, sur la tête, avec la précision d’une météorite sur le crâne d’un prophète affligé. Bavardons, sans nous arrêter. Si je me retiens, je devrai t’ôter la vie sans cérémonie, crûment, presque dans l’insouciance, comme un boucher qui bâillerait sur la carcasse…»

Examen

La langue française évite au maximum les répétitions, à moins de clarification sémantique ou de musicalité poétique. Dans le texte, ces deux conditions existent-elles ?

«Je montre un grand sourire ininterrompu et je suis muette, ou presque.» De quel sourire s’agit-il, en fait ? Une longue cicatrice au cou, résultat d’une tentative d’égorgement. Question : une femme réelle, victime de ce crime, parlerait-elle de sa blessure comme «sourire» ?

L’insistance répétitive sur le «sourire» (trois fois) de la part du personnage (de l’auteur), comment l’interpréter ? Est-ce là une obsession du personnage qui parle ou de l’auteur qui lui prête ce mot ?

Quant à l’auteur du roman, sa métaphore n’est-elle pas incongrue ? Révèle-t-elle une compréhension emphatique du personnage (et du prototype réel) ou un sadique mépris pour elle ? Il est vrai qu’un tueur, qui a mal tranché une gorge, aurait l’impudence de la comparer à un «sourire». Mais si un auteur de roman – dont le personnage incarné n’est pas ce tueur, mais la victime de son crime – compare une cicatrice de tueur à un sourire, que penser de la nature de son imagination, de son psychisme ? Notamment, après sa condamnation par un tribunal pour violence contre son ex-épouse (1).

«Ce sourire, illimité, large, presque dix-sept centimètres, n’a pas bougé depuis plus de vingt ans.» Considérons la précision «dix-sept centimètres» : qui a vu un sourire de cette dimension ? A moins de confondre avec un fait réel : une cicatrice d’égorgement. Ce mélange est-il adéquat, surtout quand il se réfère à une personne réelle ? Veut-on lire dans quel style un vrai auteur emploie «sourire» et «canif» ?  «J’ai voulu rire comme les autres ; mais, cela, étrange imitation, était impossible. J’ai pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres.» (Les Chants de Maldoror, Chant IV).

«Il faut s’habituer à mon souffle qui semble toujours être le dernier…» Le verbe «semble» ne dispense-t-il pas de «être» pour éviter la lourdeur ? Les «qui» et «être» ne devrait-on pas les éviter en faveur d’une fluidité ? Par exemple : «Il faut s’habituer à mon souffle, en apparence le dernier.»

«S’accrocher à mes yeux à la couleur rare…» Les hiatus en «à» perturbent la fluidité et la musicalité de la phrase. Ne convient-il pas mieux : «S’accrocher à l’exceptionnelle couleur de mes yeux» ?

Dans «or et vert, comme le paradis» : où est la créativité ou l’originalité de l’image ? N’est-on pas en présence de banalité ?

Dans «couleur rare, or et vert», les hiatus en «r» sont-ils utiles ? Ne vaut-il pas mieux : «couleur inhabituelle» ou «unique» ? Ou, encore, au lieu de «couleur», «teinte» ?

L’emploi de «comme» ne rend-il pas le texte plat et prévisible ? Ne doit-on pas corriger avec une image plus visuelle, directe ? Par exemple : «Mes yeux, couleur inhabituelle : l’or et le vert du paradis», ou «Dans mes yeux, l’or et le vert du paradis.»

Répétition quatre fois de «presque». Ne vaut-il pas mieux substituer le second par «Tu pourrais croire» ou «Tu croirais», le troisième par «environ», le dernier par «quasi» ?

«Parlons, puisque l’occasion est inédite. Car, oui, tu es l’événement que je n’ai jamais imaginé.» En deux courtes phrases, le texte emploie «puisque», «car», «que» : depuis Flaubert, au moins, l’écrivain n’utilise pas ces conjonctions, considérées lourdes parasitaires, encore moins si elles sont tellement rapprochées. Comparez avec : «Oui, tu es l’événement inimaginable.»

L’assonance en «p» : «Parlons, puisque…» n’est-elle pas lourde, au détriment de la fluidité ? Comparons avec cette version : «Parlons, l’occasion est inédite. Oui, tu es l’événement inimaginable.»

«Parlons, puisque l’occasion est inédite.» Cette répétition, quelques lignes plus loin, est-elle nécessaire ?

«Il est un peu plus bas que le bas de mon visage et étire mes mots, mes phrases.» Un verbe plus réaliste et visuel n’est-il pas «déforme», «distend» ?

Comme style, dans «et» suivi de «étiré», l’assonance n’est-elle pas désagréable à l’oreille, choquante pour la musicalité ?

Dans «plus bas que le bas» : n’est-ce pas une redondance maladroite si l’on recherche l’élégance et le raffinement de l’expression ? Alternative : «Un peu au-dessous de mon visage», «à peine plus bas que mon visage». Ces expressions ne sont-elles pas plus descriptives et évocatrices ?

«Si je me retiens, je devrai t’ôter la vie sans cérémonie…» Les associations «devrai t’ôter» («rai» et «t’ôter») puis «t’ôter» ne manquent-elles pas de fluidité et d’élégance ? «ôter» n’est-il pas un verbe désuet ? Alternative : «Si je me retiens, je devrai te priver» ou «je devrai supprimer ta…»

«Il m’arrive du ciel, sur la tête, avec la précision d’une météorite sur le crâne d’un prophète affligé.»

Répétition de «sur». On l’évite et même rend la sonorité de la métaphore plus percutante : «Météorite fracassant le crâne d’un prophète» par imitation du fameux «Pour qui siffle ces serpents qui sifflent sur nos têtes». Mieux encore : on peut accentuer l’effet sonore en remplaçant «affligé» par «terrassé» ou «terrorisé» : dans ce cas, la répétition de l’assonance en «r», devient plus frappante.

Examen de l’examen

Considérons les objections éventuelles. Les remarques ci-dessus :

– Semblent négatives. Ne fournissent-elles pas des alternatives positives d’amélioration du texte ?

– Critiquent les assonances. Elles peuvent enrichir un texte, en cas de non-distraction du lecteur par un abus : un exemple est fourni avec les «r» au sujet d’une météorite.

– Présentent une vision trop rigide de ce qu’est une «bonne» littérature. Un auteur est libre de son choix stylistique, s’il «viole» les règles de manière plaisante, originale et convaincante : est-ce le cas du texte examiné ?

– Interprètent la métaphore du «sourire» de manière littérale. L’alternative de Lautréamont est citée : comparez les deux procédés et concluez sur le talent littéraire, sans oublier que Les Chants de Maldoror sont une vraie fiction, bien entendu inspirée de faits réels, non pris d’un secret médical (2).

– Ne considèrent pas l’ensemble du roman. Les intéressés à ce dernier peuvent le lire et vérifier la pertinence ou non de l’analyse de la première page.

– Ignorent que l’examen de la forme littéraire peut occulter l’importance du contenu. L’analyse de la première page en tient compte par sa mise en relation avec le drame du personnage, dont le prototype réel vient de se déclarer publiquement.

On a découvert, désormais, le prototype réel. Quant à l’intention de l’auteur, elle se trouve dans ses multiples écrits journalistiques et déclarations télévisées, inutiles à mentionner ici.

– Ignorent que l’examen de la forme littéraire peut occulter l’importance des intentions de l’auteur. Je n’ai pas trouvé ses déclarations à propos du style littéraire du roman.

Conclusion. A vous de juger si la première page du roman constitue une vraie littérature, marquée par l’originalité et la maîtrise formelle. Alors, vous trouverez une clarification : le motif qui décida la maison d’édition Gallimard à publier cet ouvrage, et les membres du Goncourt à l’honorer de leur récompense.

K. N.

1) «La Cour d’Oran rappelle que le 5 février 2016 s’est présentée la plaignante E. E. H. Nadjet devant les services de la Sûreté urbaine d’Oran pour déposer plainte contre Daoud Kamel, et déclare qu’elle a subi des coups et blessures de sa part, étant donné qu’elle est divorcée de lui depuis 2016 et qu’elle a reçu un certificat d’incapacité de travail à cause des coups qu’elle a subis par un bâton en bois. Le 18 juin 2018 en première instance, le mari violent a été condamné à une année de prison avec sursis et 20 000 DA d’amende. Après deux appels, Daoud voit disparaître sa peine de prison, mais l’amende pécuniaire est maintenue. Les dépens étant à la charge de l’inculpé d’un montant de 1 800 DA au profit de l’Etat et fixe au maximum la durée de la contrainte par corps». https://www.legrandsoir.info/quand-kamel-daoud-ami-de-macron-battait-son-ex-femme.html

2) Sur ce point, une justice indépendante devra statuer.

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