«Chômeurs et étudiants tous autoentrepreneurs» : tel est le credo des élites libérales algériennes
Une contribution de Khkider Mesloub – Au début des années 1970, sous l’ère Boumediene, dans un contexte international marqué par le triomphe du gauchisme stalinien, l’Algérie ne jurait que par la révolution agraire. En 1971, dans la perspective de lutte contre le sous-emploi et d’aménagement de l’espace rural en vue d’intensifier la production agricole, l’Etat algérien décrète l’instauration d’une réforme agraire basée sur la redistribution des terres aux paysans. Une réforme baptisée révolution agraire (Thawra ziraiya). Pour ce faire, le régime de Boumediene institue un système de coopératives et de villages regroupant les paysans autour d’un mode de production socialiste d’inspiration stalinienne.
En l’espace de quelques années, plus de 1 000 villages socialistes sont constitués et 6 000 coopératives formées. Entre 1971 et 1978, environ 45% des terres cultivables du pays vivent selon ce système agraire stalinien. Ce modèle agricole, par les profits escomptés, devait permettre d’appuyer et de stimuler l’industrialisation du pays, mais également de répondre aux besoins croissants de la population.
Devant l’échec patent de ce système agraire stalinien, en 1978, notamment du fait de son coût exorbitant, le pouvoir décide de cesser la création des coopératives. En 1987, le gouvernement décrète le démantèlement complet du système stalinien de coopératives.
Le programme de la révolution agraire devait assurer, et l’industrialisation et l’autosuffisance alimentaire de l’Algérie. En dépit de ses ambitions économiques prometteuses, cette révolution agraire n’a permis de réaliser aucun de ces deux objectifs : industrialisation et autosuffisance alimentaire.
Autre temps, autres pensées politiques et mœurs économiques. De nos jours, en Algérie, comme dans tous les pays capitalistes, plus personne ne jure par la révolution. Mais la réaction. Le retour aux formes d’exploitation capitaliste les plus cruelles. La promotion du libéralisme débridé, incarné au niveau sociétal, par l’individualisme forcené, le culte de la performance.
En effet, ces dernières années, l’élite algérienne s’est convertie massivement au libéralisme. Pour sortir l’Algérie de la stagnation, en guise de préconisation économique, cette élite soutient que «l’auto-entrepreneuriat représente une aventure prometteuse pour la jeunesse algérienne». Pour cette élite libérale, l’entrepreneuriat, en particulier son succédané, l’auto-entrepreneuriat, constitue, pour la jeunesse, la voie de salut d’entrer dans la vie active. D’entrer dans la vie active, non pas par le travail en qualité de salarié, mais, selon sa vision libérale, par l’entrepreneuriat. Mieux : par l’auto-entrepreneuriat.
Le travail salarié ne semble pas faire partie du mode de pensée de cette élite rentière parasitaire. Pour sortir l’Algérie de l’économie rentière, «transformons chaque étudiant et chômeur algérien en son propre patron», prône cette élite petite bourgeoise, en guise de panacée capitalistique. Cette élite propose de guérir l’économie malade de l’Algérie à coup de médications capitalistes : par la transformation de chaque Algérien en autoentrepreneur. «Faire de l’Algérie un pays d’autoentrepreneurs», tel est l’emblème de cette élite petite bourgeoise.
Qu’est-ce donc cet alléchant et enrichissant modèle d’auto-entrepreneuriat que cette élite s’active à vendre aux étudiants et chômeurs algériens ?
Dans un monde capitaliste en crise économique systémique, confronté à un chômage massif chronique, l’auto-entrepreneuriat est présenté, depuis plus de quarante ans, par les thuriféraires du libéralisme, comme une voie de sortie du salariat. Un salariat jugé coûteux et peu ragoûtant par le capital, et dégoûtant par une certaine frange de la population, la petite bourgeoisie qui dédaigne la condition ouvrière, méprise le travail manuel. Notamment la petite bourgeoisie algérienne qui préfère s’investir, outre dans les mosquées, les boutiques. Le business et non la production. La production ne fait pas partie de son logiciel, de son programme de développement économique. Et pour cause. Il est vrai que, croyance religieuse et fainéantise congénitale aidant, par la grâce de Dieu, le désert pourvoit aux besoins des Algériens au moyen de cet or noir. A quoi bon construire des usines, cultiver la terre !
Aujourd’hui, les chantres de l’auto-entrepreneuriat considèrent ce modèle d’activité indépendante comme la solution miracle capable de révolutionner l’ordre économique mondial. L’auto-entrepreneuriat, c’est-à-dire le travail individuel indépendant, offrirait, selon ses promoteurs (menteurs pros), des possibilités d’ascension sociale fulgurante et des opportunités d’enrichissement extraordinaires. Qui plus est, il permettrait d’enrayer le chômage.
Historiquement, ce modèle auto-entrepreneurial, fondé sur la petite entreprise individuelle de tradition nord-américaine, émerge à la fin des années 1970. En effet, c’est à cette époque que la promotion de la création d’entreprise individuelle fait son apparition comme moyen d’endiguer le chômage endémique.
En France, cette politique économique entrepreneuriale individuelle, présentée comme la solution miracle pour lutter contre la crise, est inaugurée sous le gouvernement Raymond Barre, à destination des cadres au chômage, encouragés à se lancer dans l’«aventure prometteuse» de la création de leur entreprise afin de contribuer à la croissance et à l’emploi.
Avec l’intronisation de l’affairiste Sarkozy à l’Elysée, cette solution miracle de création d’entreprise individuelle sera dorénavant proposée à l’ensemble de la population. «Tous autoentrepreneurs», telle est la feuille de route du gouvernement Sarkozy. Selon ces chantres de l’auto-entrepreneuriat, il s’agit de transformer tout le monde en potentiel entrepreneur. Toute la population adulte, étudiants, salariés, retraités, chômeurs, est ainsi incitée à se lancer dans l’«aventure prometteuse» entrepreneuriale, l’équipée de la création d’entreprise individuelle. Cette injonction adressée à la population, notamment aux chômeurs et étudiants, de s’en sortir par eux-mêmes s’inspire du modèle self-help.
Que signifie cette nouvelle injonction gouvernementale à être autoentrepreneur ? Elle est destinée à rappeler au peuple que l’ère de l’Etat protecteur est révolue, celle de l’emploi salarié garanti terminée. Aussi, citoyens prolétaires «débrouillez-vous seuls» ! pour ne pas dire «démerdez-vous !»
Ainsi, en France et dans plusieurs pays européens, les étudiants fraîchement diplômés et les chômeurs sont incités à se mettre à leur compte pour résoudre eux-mêmes, à leur échelle, leurs difficultés d’accès à l’emploi et à des revenus.
Ce modèle économique de survie constitue une réelle régression de la condition salariale. Un recul social. Un historique revirement de construction de la société salariale, établie sur le modèle de la grande entreprise, du statut d’emploi stable et des protections sociales rattachées au salariat. Au vrai, la promotion de ce modèle d’économie de survie fondée sur l’initiative individuelle, l’auto-entrepreneuriat, vise à favoriser et le désengagement de l’Etat, et l’effritement de la société salariale, et le démantèlement du système de protection sociale.
Une chose est sûre, l’auto-entrepreneuriat constitue une voie de garage menant directement à l’appauvrissement pérenne. En France où ce modèle est promu depuis trente ans, selon plusieurs sources 90% des autoentrepreneurs gagnent moins que le SMIC. De surcroît, dans une société en voie d’ubérisation généralisée, ces autoentrepreneurs perdent tous les acquis sociaux du salariat (assurance maladie, assurance chômage, congés payés, retraite).
Voilà le modèle d’économie de survie prôné par l’élite rentière algérienne pour les étudiants et chômeurs algériens. Faire des étudiants algériens fraîchement diplômés tous des autoentrepreneurs, telle est la préconisation libérale de cette élite. Car, selon cette logique capitaliste, l’autoentrepreneur serait un créateur génial, un self-made man visionnaire, seul capable de redresser son pays, sauver l’humanité. En réalité, ce mythe du génial autoentrepreneur vise à vanter les vertus créatrices du capitalisme pour mieux dissimuler les mécanismes de reproduction des privilèges sociaux. Il vise surtout à rendre chaque individu responsable de ses succès et de ses échecs. Et, surtout, de ses échecs.
Cette vision libérale propage l’idée selon laquelle la société doit fonctionner comme le marché, cet «infaillible opérateur de justice», cet «espace économique démocratique» où chaque individu peut vendre librement ses compétences, offrir équitablement ses services, avec l’assurance de trouver preneur. Un «espace démocratique» où chacun, grâce à ses qualités et à sa détermination, est assuré de sortir victorieux de la lutte concurrentielle capitaliste.
Selon ce modèle auto-entrepreneurial, la réussite personnelle et la richesse nationale reposent sur le seul génie créatif de l’entrepreneur. Aussi l’Etat est-il inutile. Excepté comme force répressive pour réduire au silence les mauvais perdants de l’économie capitaliste, les «jaloux râleurs» et les «envieux protestataires», c’est-à-dire la majorité de la population laborieuse, en particulier les chômeurs, ces «fainéants» invétérés, excepté comme force financière publique pour renflouer les entreprises privées, subventionner les projets douteux des capitalistes.
En tout cas, le mythe de l’autoentrepreneur est un produit frelaté de l’imaginaire capitaliste confronté au cauchemar de la crise économique systémique. Et l’élite bourgeoise algérienne veut vendre ce rêve cauchemardesque aux étudiants et chômeurs algériens. Le mythe de l’autoentrepreneur, vanté par cette élite parasitaire, a une fonction foncièrement idéologique et propagandiste. Il a pour mission de diffuser les représentations libérales qui, au-delà de leur caractère spécieux, visent à légitimer le pouvoir des dominants, la sauvegarde et la pérennisation de l’agonisant système capitaliste.
Pour autant, l’auto-entreprenariat constitue un nouveau mode d’exploitation des travailleurs. Sous couvert de dynamiser l’économie, l’objectif de l’auto-entrepreneuriat est de remplacer le salariat par des travailleurs supposément indépendants, mais réellement corvéables et exploitables à merci. Les grandes entreprises et les start-up du secteur de l’économie numérique recourent fréquemment à des travailleurs sous statut d’autoentrepreneurs. Et pour cause. Le statut d’autoentrepreneur est favorable aux donneurs d’ordres. Ce modèle d’exploitation salarial leur permet d’externaliser leur activité. Les autoentrepreneurs sont employés par les donneurs d’ordres comme autrefois les fermiers exploitaient les journaliers : modique rémunération à la tâche, sans vacances, ni indemnités, absence de contrat de travail, de protection juridique, d’assurance chômage et de cotisations retraite.
Fondamentalement, le statut d’autoentrepreneur a été institué par le patronat pour démanteler les cadres collectifs professionnels, éclater la communauté de travail, tenter d’abolir la lutte des classes. Son dessein vise également à faire croire que tout un chacun pourrait devenir son propre patron, sa propre entreprise.
La solution miracle de l’auto-entrepreneuriat s’est révélée, partout où elle a été promue, être un mirage. Le rêve de l’ascension sociale et de l’enrichissement s’est transformé en cauchemar.
Si, avec le stalinisme, cet avatar du marxisme, nous avions droit uniquement au nivellement social par le bas. Au partage dictatorial de la misère. Avec le système auto-entrepreneurial, cet avatar du capitalisme décadent, le peuple aura droit exclusivement au nivellement social par la bassesse salariale. Au partage «démocratique» de la paupérisation.
Une chose est sûre, on ne résout pas les problèmes économiques actuels avec des solutions individuelles, mais un projet d’émancipation social porté par l’ensemble de la collectivité laborieuse : les travailleurs, les chômeurs, les retraités, les étudiants. Ni, à plus forte raison, avec les méthodes libérales promues par les responsables du désastre économique et du cataclysme social contemporain : les gouvernants et les capitalistes.
K. M.
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