Révolution algérienne : une méthode scientifique

NOV Sansal
La Révolution algérienne a brisé les mythes fondateurs de la supériorité coloniale. D. R.

Dans un monde où l’esprit néocolonial ressurgit avec une audace décomplexée, allant jusqu’à inverser totalement les valeurs – comme en témoigne tragiquement le génocide perpétré en Palestine, face auquel nous restons impuissants – et où sa propagande, reformulée pour servir ses intérêts d’aujourd’hui, trouve un portage chez certains néo-indigènes, à l’image des déclarations honteusement grotesques de l’écrivain algérien Boualem Sansal, il devient plus urgent que jamais de comprendre les mécanismes de domination et de concevoir des moyens efficaces pour y résister. Et quoi de plus pertinent que de se tourner vers une Révolution qui a su défier et renverser l’ordre colonial avec une efficacité et une grandeur inégalées : la Révolution de libération algérienne.

Ici, il s’agit de revisiter cette Révolution, non sous les angles classiques qui oscillent entre une glorification mythique en Algérie, une omerta honteuse en France et des analyses académiques, souvent biaisées, par des prismes idéologiques – des approches polarisées qui ont occulté une analyse rigoureuse des mécanismes expliquant son succès. Au contraire, il s’agit de l’aborder sous un angle scientifique, le seul capable non seulement de dévoiler les ressorts profonds de son triomphe improbable face à un colonialisme à la fois destructeur et hyperpuissant, mais également de rendre hommage au génie de cette Révolution, trop souvent caricaturée aussi bien par ses défenseurs aveugles que par ses détracteurs acharnés.

Cette Révolution demeure, en effet, largement mal comprise, enfermée dans une dualité réductrice : glorification mythique d’un côté, diabolisation outrancière de l’autre. Que peut-on faire de mieux, dès lors, que d’étudier la Révolution algérienne sous un prisme scientifique ? Une telle approche permet non seulement de dépasser les récits émotionnels ou idéologiques, mais aussi de mettre en lumière son caractère méthodologique, rationnel et profondément stratégique. Comme nous le verrons, la Révolution algérienne s’impose comme une source inestimable d’enseignements pour les sciences sociales modernes, en particulier pour des disciplines telles que la théorie des jeux (Game Theory), la sociologie des masses et la physique des systèmes complexes. Une analyse approfondie des fondateurs et des leaders du FLN, de leurs déclarations, de leur lecture lucide de la situation coloniale, ainsi que de leur méthode de lutte, dévoile une démarche méthodologique d’une cohérence et d’une innovation remarquables, bien loin des clichés simplistes qui réduisent cette Révolution à un simple cri de révolte ou à une explosion de violence désespérée.

C’est cette dimension que nous nous efforçons de mettre en lumière en revisitant les conditions historiques ayant conduit à la formation du FLN. En examinant comment ses méthodes et doctrines s’inscrivent dans des cadres conceptuels proches des théories scientifiques modernes, nous dévoilons une double prouesse : une compréhension fine et lucide de la société coloniale et une maîtrise quasi «scientifique» des outils nécessaires pour la transformer. Par ailleurs, l’impact psychologique profond de cette Révolution sur la société française se manifeste encore aujourd’hui à travers un Algérie-bashing aussi virulent qu’irrationnel, révélateur d’une blessure narcissique collective. Cette Révolution ne se contente pas d’appartenir à l’histoire ; elle offre des outils conceptuels et stratégiques d’une pertinence inégalée pour résister aux systèmes de domination contemporains, qu’il s’agisse du néocolonialisme ou des autres formes d’oppression globalisée.

Le spectre politique algérien et l’ordre colonial avant 1954

Avant 1954, l’Algérie coloniale offrait une mosaïque de courants politiques indigènes, chacun proposant une réponse spécifique au défi du colonialisme. Cependant, ces forces politiques partageaient une faiblesse commune : une méconnaissance de la nature profonde de la société coloniale, de ses contradictions internes et de ses faiblesses structurelles. Ainsi, face à la brutalité d’un système profondément raciste et intraitable, ces mouvements peinaient à élaborer des stratégies capables d’exploiter les fragilités du colonialisme, se heurtant ainsi à un mur d’oppression systématique et à une répression implacable. Les assimilationnistes, représentés par des figures comme Ferhat Abbas, aspiraient à obtenir l’égalité des droits avec les citoyens français à travers une intégration culturelle et politique. Ferhat Abbas lui-même, dans ses premières années, niait l’existence d’une nation algérienne distincte, déclarant que «l’Algérie n’existe pas». Cependant, cette posture évolua face au refus catégorique des autorités françaises d’accorder une reconnaissance pleine et entière, révélant ainsi l’impossibilité d’une véritable intégration au sein d’un système colonial structurellement discriminatoire. A leurs côtés, les Oulémas, menés par des personnalités comme Cheikh Abdelhamid Ben Badis, représentaient une autre variante des assimilationnistes. Tout en revendiquant une reconnaissance dans le cadre de l’ensemble français, ils plaçaient au cœur de leur discours la préservation de l’identité religieuse et culturelle algérienne. Leur célèbre slogan, «L’islam est notre religion, l’arabe est notre langue, l’Algérie est notre patrie», reflétait une ambition de concilier identité nationale et coexistence avec l’autorité coloniale, bien que cette position, tout comme celle des assimilationnistes séculiers, se heurtât à l’intransigeance du système colonial. Parallèlement, les culturalistes/autonomistes, incarnés par l’Emir Khaled, petit-fils de l’Emir Abdelkader, prônaient la préservation de l’identité algérienne tout en revendiquant une autonomie sous domination française.

Ce courant, bien que soulignant les spécificités culturelles et religieuses des Algériens, manquait de radicalité et fut rapidement marginalisé dans un contexte de répression croissante. Les indépendantistes, quant à eux, menés par Messali Hadj et son Parti du peuple algérien (PPA), se positionnaient comme les plus radicaux en appelant à une rupture totale avec le colonialisme. Cependant, malgré leur ambition, leurs stratégies restaient fragmentées et hésitantes, notamment en ce qui concerne la méthode à construire pour réaliser l’indépendance, une indécision qui finit par les distancer des jeunes leaders du FLN. Enfin, les communistes, regroupés au sein du Parti communiste algérien (PCA), adoptèrent une lecture marxiste centrée sur la lutte des classes, privilégiant l’union des prolétaires contre les oppresseurs capitalistes. Cette approche, bien qu’influente dans certains cercles intellectuels et ouvriers, minimisait les dimensions raciales et nationales de la colonisation. Leur ambiguïté vis-à-vis de l’indépendance algérienne, souvent subordonnée aux priorités du Parti communiste français, limita leur impact dans la lutte anticoloniale.

Face à ce spectre politique indigène fragmenté, le système colonial français semble régner avec une impitoyable assurance, s’appuyant sur une méthode qui allie division et domination symbolique. D’un côté, il exploite habilement la diversité des courants politiques algériens pour les diviser et les affaiblir. De l’autre, il ancre le colonisateur dans une structure bourgeoise artificiellement construite, consolidant ainsi son sentiment de légitimité sur une terre qui ne lui appartient pas. Ce dernier point est crucial : la construction de cette «bourgeoisie coloniale» était bien plus qu’un simple outil administratif ou économique, elle constituait une arme psychologique et symbolique au service de la domination. Le colonialisme français a systématiquement utilisé la domination symbolique propre aux sociétés bourgeoises pour nier l’existence même d’une identité algérienne. La politique d’acculturation forcée en est l’un des leviers majeurs : en interdisant l’enseignement traditionnel et en limitant drastiquement l’accès des indigènes aux écoles françaises, le système colonial a cherché à détruire les bases intellectuelles et culturelles de la société algérienne.

Il ne s’agissait pas seulement de punir les Algériens pour leur résistance, mais de construire un discours qui utilise leur marginalisation et leur appauvrissement comme une preuve apparente de leur incapacité à constituer une nation civilisée. En empêchant les Algériens de préserver leur identité culturelle et de lui donner accès complet à la modernité, réservée exclusivement au colon, le colonialisme a creusé un fossé délibéré entre colonisés et colonisateurs, renforçant l’idée que l’Algérie était peuplée de «sauvages» incapables de se gouverner. Cette misère imposée devenait un élément central de la propagande coloniale, servant à légitimer l’idée que l’Algérie n’était pas un Etat, encore moins une nation, mais une mosaïque de tribus primitives prétendument en retard sur la «civilisation» occidentale. Simultanément, le système colonial consacrait des efforts considérables à façonner le colonisateur en une figure bourgeoise idéale, à qui tous les privilèges étaient accordés. En lui offrant une supériorité matérielle et symbolique sur le colonisé, il inoculait dans sa psyché une perversion narcissique : le sentiment que sa domination, loin d’être une injustice, était non seulement naturelle, mais aussi essentielle à son identité. Cette construction psychologique ancrée dans un privilège absolu faisait de la domination du colonisé un pilier de l’existence du colonisateur, alimentant un cercle vicieux où l’oppression n’était pas seulement tolérée, mais célébrée comme une preuve de sa propre supériorité. Ainsi, la bourgeoisie coloniale, loin d’être un simple produit de l’économie ou de l’administration, devenait une machine symbolique sophistiquée, à la fois arme de négation et outil d’autolégitimation.

De ce tableau émerge une nouvelle génération, celle qui donnera naissance aux fondateurs du FLN. Ces révolutionnaires se distinguent par une double immersion unique : enracinés dans la société indigène, dont ils partagent les souffrances et les aspirations, ils ont également été exposés à la société des colons grâce à l’instruction française qu’une minorité d’entre eux a pu recevoir. Cette position singulière leur a offert un point de vue privilégié sur les deux composantes de l’Algérie coloniale, leur permettant de comprendre en profondeur les mécanismes qui animaient ce système oppressif. Ils savaient mieux que quiconque décrypter les contradictions et les fragilités de ces deux mondes. Cette double immersion leur a révélé la véritable nature de la société des colons, construite sur une perversion narcissique propre à l’idéal bourgeois.

Pour le colonisateur, la domination du colonisé n’était pas simplement un outil de pouvoir, mais un élément fondamental de son identité. Cette domination constituait à la fois une preuve de sa supériorité et une justification de son existence en tant que classe dominante. Une telle construction psychologique rendait le système colonial non seulement injuste, mais aussi irréformable. Le colonisateur, attaché à la pérennité de son privilège, ne pouvait concevoir l’égalité avec le colonisé sans renier sa propre essence. Cette compréhension a conduit les fondateurs du FLN à une conclusion inéluctable : l’émancipation du colonisé ne pourrait passer que par une rupture totale avec ce système, et cette rupture ne pourrait être obtenue que par une révolution armée.

Deux événements majeurs ont cimenté cette doctrine. Le centenaire de l’Algérie française, célébré en 1930, fut pour les colons une affirmation triomphante de leur domination. Pour les indigènes, il fut le rappel brutal de leur marginalisation et de leur effacement en tant que peuple. Quinze ans plus tard, les massacres de Sétif et Guelma en 1945 révélèrent avec une violence insoutenable la nature psychopathique et génocidaire du système colonial, tout en montrant que toute tentative de réforme ou de négociation était vouée à l’échec. Ces deux événements ont achevé de convaincre les leaders révolutionnaires que seule une approche radicale et cohérente, débarrassée des illusions d’un dialogue impossible, pouvait mener à l’indépendance.

La doctrine du FLN ne se limitait pas à une simple résistance au colonialisme : elle visait à anéantir ce système dans toutes ses dimensions, tout en élaborant un projet alternatif, à la fois ambitieux et réaliste, pour l’avenir de l’Algérie. L’objectif ultime n’était pas uniquement la libération du territoire, mais le recouvrement de l’identité multimillénaire de la nation algérienne, effacée par plus d’un siècle de domination coloniale. Cette vision globale et méthodique, ancrée dans une analyse précise des failles inhérentes aux colonisateurs comme aux colonisés, allait constituer le socle d’une Révolution armée capable de redéfinir le destin de l’Algérie. La première manifestation éclatante de cette vision fut la Proclamation du 1er Novembre 1954.

Ce texte, à la fois manifeste et appel au soulèvement, est une synthèse magistrale de radicalité, de lucidité et d’humanisme, qui mérite de figurer parmi les grandes pages de l’histoire universelle. Par sa main tendue à toutes les franges de la société, y compris les colons français désireux de rejoindre la lutte pour une Algérie libre, par son enracinement dans l’histoire multimillénaire du pays à travers l’idée de la restauration de l’Etat algérien, et par la clarté de son objectif, cette proclamation incarnait une rupture décisive avec les approches politiques précédentes. Elle offrait une feuille de route limpide, à la fois ferme dans son engagement révolutionnaire et profondément humaniste dans sa vision d’un avenir partagé, balayant ainsi d’un geste les ambiguïtés des courants réformistes ou assimilationnistes.

La dimension scientifique du projet du FLN se révéla dans sa capacité à développer une approche multidimensionnelle, mobilisant différents fronts pour atteindre ses objectifs révolutionnaires. Sur le plan diplomatique, le FLN parvint à fédérer un soutien international en s’appuyant sur les solidarités des pays du tiers-monde, le soutien actif du bloc socialiste, et même l’appui de certaines démocraties libérales, illustré notamment par les prises de position de John F. Kennedy. Sur le plan culturel, l’équipe de football du FLN devint un symbole éclatant de la cause algérienne sur la scène internationale, tandis que des collaborations artistiques avec des figures comme Picasso et des productions culturelles audacieuses contribuèrent à renforcer l’aura de la Révolution. Sur le plan juridique, des avocats comme Jacques Vergès transformèrent les procès des militants du FLN en véritables tribunes politiques, exposant au monde entier les contradictions et l’iniquité du système colonial. Cependant, c’est sur le plan militaire que la méthodologie scientifique du FLN atteignit son apogée.

Une Révolution armée apparentée aux sciences modernes

Le véritable pilier du FLN était l’Armée de libération nationale (ALN) dont l’organisation et les doctrines reposaient sur une discipline quasi scientifique. Contrairement à des rébellions improvisées ou des soulèvements désorganisés, l’ALN était structurée méthodiquement, chaque décision stratégique découlant d’une analyse rigoureuse des dynamiques sociales, psychologiques et militaires. Les choix tactiques et organisationnels témoignaient d’une planification rigoureuse et d’une capacité d’adaptation impressionnante. Cette méthode, bien avant la formalisation de certaines disciplines modernes, s’aligne étonnamment avec les concepts clés de la théorie des jeux, de la sociologie des masses et de la physique des systèmes complexes.

1- Une organisation cloisonnée et décentralisée : l’art de l’auto-organisation. L’ALN était conçue selon un modèle cloisonné et décentralisé : chaque membre ne connaissait que son supérieur direct et ses subordonnés, réduisant ainsi les risques d’infiltration ou de fuite d’informations. Ce système, garantissant une résilience exceptionnelle, reflète les principes des systèmes complexes étudiés par John Maynard Smith (Evolution and the Theory of Games, 1982). Les structures décentralisées, capables de s’adapter aux perturbations sans perdre leur cohérence, sont des modèles d’auto-organisation typiques des systèmes multi-agents. Ces structures sont aussi des sujets d’actualité dans la physique des systèmes complexes qui étudie les interactions entre des éléments interdépendants au sein d’un système, produisant des comportements émergents souvent imprévisibles. Les stratégies du FLN et de l’ALN s’inscrivent dans ce cadre théorique. (i) Auto-organisation et résilience : l’organisation cloisonnée de l’ALN, où chaque membre ne connaissait que son supérieur direct et ses subordonnés, reflète un modèle d’auto-organisation.

Ce type de structure, étudié dans les systèmes complexes, garantit une résilience maximale face aux perturbations. Les travaux de John Maynard Smith montrent comment des systèmes peuvent s’adapter et survivre grâce à des mécanismes d’auto-régulation. (ii) Gestion des perturbations : les idées de Robert Axelrod, dans The Evolution of Cooperation (1984), sur la manière dont des systèmes coopératifs peuvent émerger et se stabiliser dans des environnements hostiles, éclairent la stratégie du FLN. L’ALN a su créer un réseau durable et cohérent malgré les infiltrations, les trahisons et la répression coloniale. (iii) Systèmes interdépendants : la capacité du FLN à agir simultanément sur la société des colons (par des actions psychologiques) et celle des colonisés (par des campagnes de propagande et de mobilisation) illustre une compréhension intuitive des dynamiques interdépendantes. Ces approches rappellent les travaux modernes sur les systèmes multi-agents, où les interactions entre différents sous-systèmes déterminent le comportement global

2- La doctrine du rapport de force : une stratégie asymétrique fondée sur la théorie des jeux. Le FLN comprenait que le colonialisme, incapable de céder sans compromettre son existence, ne pouvait être défait que par une pression constante. Sa doctrine militaire reposait sur le principe que «le colonialisme ne connaît que le rapport de force et la langue de la violence». Cette approche, loin d’être un appel aveugle à la confrontation, était fondée sur une analyse stratégique proche des concepts de La théorie des jeux, formalisation mathématique des interactions stratégiques. Par exemple, Le concept d’équilibre de John Nash, pionnier de la théorie des jeux, introduit dans Non-Cooperative Games (1951), décrit des situations où chaque acteur optimise sa stratégie en anticipant les réactions de l’autre. Le FLN a appliqué cette logique en calculant ses coups de manière à maximiser ses gains, tout en minimisant ses pertes. Par exemple, l’utilisation des attentats dans des lieux symboliques (Milk Bar, Cafétéria) visait, entre autres, à forcer une réponse disproportionnée des autorités françaises, ce qui renforçait le soutien populaire à la cause révolutionnaire. Dans The Strategy of Conflict (1960), Thomas Schelling explore comment des acteurs peuvent manipuler les perceptions de leurs adversaires pour obtenir des avantages stratégiques. Le FLN maîtrisait cet art en jouant sur la peur et l’indécision des colons français. Par exemple, les infiltrations ciblées dans les centres urbains et l’exploitation des contradictions internes à la société coloniale (colons de gauche contre les extrême-droitards) ont démontré une compréhension fine de l’effet de levier stratégique. Enfin, les travaux de Robert Aumann sur les jeux à information incomplète s’appliquent également à la guerre révolutionnaire menée par le FLN, qui a exploité le manque d’information du système colonial sur ses plans, son organisation et ses capacités. L’organisation cloisonnée de l’ALN est un exemple parfait de stratégie basée sur l’asymétrie informationnelle.

3- Contrôler les émotions collectives : le rôle central de la sociologie des masses. Pour éviter que des massacres ou des exactions coloniales ne conduisent à des actes de vengeance incontrôlés, le FLN mit en place un mantra révolutionnaire : «Djebha takhlef éthar» (Le Front s’occupera de vous venger). Ce slogan, loin d’être une simple bravade, traduisait une stratégie de contrôle social sophistiquée, canalisant l’indignation populaire tout en évitant des débordements. Inspirée des principes décrits par Gustave Le Bon (Psychologie des foules, 1895), cette méthode illustre la capacité du FLN à transformer des émotions individuelles en une mobilisation collective disciplinée. La solidarité mécanique décrite par Emile Durkheim (Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912) se retrouve également dans l’utilisation de rituels, de discours et de symboles pour renforcer l’identité algérienne. La Déclaration du 1er Novembre 1954, par exemple, offrait une vision claire et unifiée de la nation postcoloniale, cimentant ainsi la cohésion des masses.

4- Gérer les dilemmes moraux : l’exemple de Larbi Ben M’hidi. Interrogé sur les attaques à la bombe dans des lieux publics, Larbi Ben M’hidi répondit avec une précision implacable : «Donnez-nous vos avions et vos chars, et nous vous donnerons nos couffins.» Cette réplique, faisant référence aux paniers contenant les bombes, illustre une gestion des ressources asymétriques inspirée de la théorie des jeux. Les travaux de Robert Aumann sur les jeux à information incomplète éclairent également cette approche : en maximisant l’impact des moyens limités et en exploitant les failles psychologiques de l’adversaire, le FLN démontra une maîtrise stratégique remarquable.

5- La résilience face aux infiltrations : un modèle d’adaptation complexe. La purge des bleuites, menée par Amirouche, bien que controversée, témoigne d’une gestion des perturbations au sein d’un système complexe. Inspirée par les concepts étudiés par Robert Axelrod (The Evolution of Cooperation, 1984), cette stratégie visait à préserver la cohésion et la sécurité du réseau révolutionnaire face à des menaces internes. En éliminant les risques d’infiltration, même au prix de sacrifices douloureux, le FLN montrait sa capacité à maintenir la résilience de son organisation.

En combinant ces méthodes, le FLN et l’ALN ont démontré une maîtrise remarquable des dynamiques sociales et stratégiques, s’alignant de manière intuitive avec des cadres théoriques qui ne seraient formalisés que bien plus tard dans des disciplines comme la théorie des jeux, la sociologie des masses ou la physique des systèmes complexes. Cette approche révèle une Révolution pensée et menée avec une rigueur méthodologique exceptionnelle, dépassant largement le cadre des insurrections classiques. L’organisation armée des révolutionnaires algériens ne se limitait pas à des actions de guérilla ou à des opérations ponctuelles : elle reposait sur une structure stratégique élaborée et une discipline méthodique, traduisant une compréhension fine des principes de la guerre asymétrique. A travers une organisation cloisonnée, des doctrines militaires finement adaptées et un contrôle psychologique des masses, l’ALN a su donner corps à une vision révolutionnaire profondément enracinée dans une analyse scientifique des systèmes sociaux et des rapports de force. Cette méthodologie, articulée avec une précision presque chirurgicale, permit au FLN de dépasser les contingences immédiates pour transformer une lutte de libération nationale en un modèle universel d’émancipation.

Double triomphe, double blessure

L’indépendance de l’Algérie a marqué un double triomphe des révolutionnaires algériens et infligé une double blessure à l’empire colonial français. A travers le FLN et l’ALN, les révolutionnaires ont renversé les rôles établis par le système colonial, transformant le colonisateur en objet d’analyse scientifique. Ce faisant, ils ont brisé l’aura d’intouchabilité que ce dernier s’était construite, déconstruisant méthodiquement les mécanismes de son pouvoir : ses outils de légitimation, ses pratiques de contrôle et ses contradictions internes. Mais leur démarche ne s’arrêtait pas là. Elle allait bien au-delà de la stratégie organisationnelle pour s’attaquer au cœur du système colonial : l’ego narcissique du colonisateur.

Cet ego, alimenté par un mépris systématique du colonisé, reposait sur une représentation du dominé comme un être sauvage, inculte et incapable de réflexion autonome. En démontrant leur capacité à organiser, à penser et à résister avec une rigueur quasi scientifique, les révolutionnaires algériens ont infligé une blessure psychologique profonde à l’idéologie coloniale. Cette Révolution ne s’est pas contentée de faire vaciller un empire ; elle a brisé les mythes fondateurs de sa supériorité.

Cette blessure narcissique, infligée à un système convaincu de sa propre grandeur, reste vivace en France, comme le montrent les discours contemporains empreints d’un algérie-bashing virulent. Cette hostilité se double souvent d’une inversion perverse des responsabilités : l’Algérie et son peuple sont accusés de «vivre sur une rente mémorielle», une formule qui tente de détourner l’attention des responsabilités historiques du colonisateur en projetant une culpabilité sur le colonisé, mais qui révèle également un déni maladif de sa propre perversion narcissique. Ce déni, profondément enraciné dans l’identité du colonisateur, l’empêche non seulement d’avoir le recul nécessaire sur sa santé psychique, mais aussi d’aborder le monde avec un rapport rationnel et équilibré. Incapable de reconnaître les conséquences de son système de domination, il persiste à justifier son passé en s’enfermant dans une logique défensive, alimentée par une illusion de supériorité qui le condamne à répéter les erreurs du passé. Ce refus d’introspection perpétue une vision tronquée du monde, où le rapport à l’autre est systématiquement biaisé par des relents de mépris et de déni, empêchant toute véritable réconciliation ou avancée collective.

En réalité, le triomphe du FLN et de l’ALN a démantelé deux des piliers centraux de l’empire colonial français. Premièrement, la «virilité» coloniale, cet idéal de domination et de maîtrise, a été symboliquement émasculée par la figure du fellaga, qui a défié et humilié cette image d’une masculinité française toute-puissante. Deuxièmement, le narcissisme bourgeois, dont l’identité repose sur l’établissement de hiérarchies sociales et culturelles, a été ébranlé par une Révolution qui, par sa discipline et sa stratégie, a démasqué l’arrogance et la vacuité des prétentions coloniales à la supériorité.

Le combat mené par les révolutionnaires algériens dépasse ainsi le cadre de l’indépendance politique. Il s’inscrit dans une lutte intellectuelle et symbolique bien plus large, rappelant que les systèmes de domination ne s’effondrent pas seulement sous les coups des armes, mais aussi sous le poids des idées et des vérités qu’ils refusent d’affronter. La Révolution algérienne nous enseigne que l’émancipation véritable ne se limite pas à la libération territoriale ou politique : elle implique une déconstruction des mythes d’oppression et une reconquête de la dignité et de l’humanité des dominés. En ce sens, elle demeure un phare, une leçon universelle pour tous les peuples confrontés à des systèmes de domination et à l’illusion de supériorité.

M. F.

 

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