Entretien – Jacob Cohen : «Ce qu’il s’est passé en Syrie dépasse l’entendement»
Algeriepatriotique : La Syrie est tombée aux mains des terroristes, quel commentaire en faites-vous ?
Jacob Cohen : Il faut presque se pincer pour y croire. Cela dépasse l’entendement. Qui aurait osé le dire, ou l’envisager, ou le pronostiquer comme une éventualité même lointaine, il y a deux semaines ?
La Syrie se retrouve sous le contrôle des terroristes en un temps record. Comment expliquez-vous qu’une guerre qui dure depuis quatorze ans puisse prendre fin après une offensive de quelques jours ?
On commence à réaliser et à avancer des explications. La plus sérieuse, la plus convaincante, est l’effondrement de l’armée syrienne. Il n’y eut à vrai dire pas de combats. Les terroristes avançaient parce qu’ils ne rencontraient aucune résistance. A cela deux raisons. La composition confessionnelle des cadres de l’armée, en majorité alaouite, la communauté du Président qui se partageaient tous les privilèges. Pourquoi la masse des soldats se battraient pour une caste exclusive et corrompue ? Et c’est la seconde raison. Les témoignages commencent à affluer. Les officiers supérieurs ne pensaient qu’à s’enrichir au détriment de l’entraînement et de la préparation. Il semble même que la Russie et l’Iran aient averti Bachar Al-Assad de la dégradation militaire, mais le Président n’avait plus les moyens d’imposer sa volonté, de faire le nettoyage, au risque de se faire renverser. On est peut-être resté sur le mythe d’une armée syrienne valeureuse et patriote. Il faut aussi souligner que les difficultés économiques causées par les pillages des divers occupants, comme le contrôle du pétrole syrien par les Américains, et par les sanctions, aient engendré, au fil des ans, un sentiment de sauve-qui-peut, de prendre tout ce qui est possible avant la chute finale.
Pourquoi les deux alliés stratégiques de Bachar Al-Assad, à savoir la Russie et l’Iran, n’ont rien fait pour lui éviter cette foudroyante déconfiture ? Etaient-ils au courant de l’imminence de la chute du régime syrien ?
Les deux alliés ne pouvaient pas ne pas être au courant. Mais ils pensaient, comme cela est arrivé auparavant, que les terroristes pouvaient être arrêtés à Alep. Ils n’ont pas envisagé que les forces syriennes allaient s’écrouler. Qu’auraient pu faire la Russie et l’Iran ? Ils n’ont pas de troupes sur le terrain. Ils effectuaient des bombardements aériens en appui aux soldats syriens. C’est ce qui s’est passé en 2014-2015 et qui a sauvé le régime. Mais s’il n’y a plus d’armée syrienne, les carottes sont cuites. Plus rien ne pouvait éviter l’effondrement général.
Quels seraient les enjeux pour le Hamas et le Hezbollah après la chute de Damas ?
Pour le Hamas peu de changement. C’est le Hezbollah qui va payer le prix fort. Tous les soutiens qu’il recevait de l’Iran, essentiellement par la route, puisqu’Israël contrôle l’espace aérien, seront quasiment réduits à néant. Pratiquement tout passait par le territoire syrien. Par ailleurs, les terroristes n’ont certainement pas oublié que le Hezbollah a participé activement à défendre le régime de Bachar Al-Assad et chercheront à se venger. On peut même envisager une collaboration entre les terroristes et les sionistes pour combattre l’organisation chiite libanaise. C’est un coup dur pour le Hezbollah.
Pour les pays occidentaux, le Hamas qui se bat pour libérer la Palestine est un groupe terroriste ; en revanche, les rebelles islamistes terroristes de Syrie sont érigés, par ces mêmes pays, en combattants de la liberté. Comment expliquez-vous cette morale à géométrie variable ?
Cela veut dire tout simplement que la désignation de «terroriste» obéit à des critères politiques. Ce sont les gouvernements qui décident. En fonction des alliances et des intérêts. Rappelons que le vainqueur de Damas Al-Joulani a un passé terroriste très chargé. Il y a même une récompense de 10 millions de dollars offerte pour sa capture. Mais aujourd’hui, c’est un modéré qui va respecter les femmes, les chrétiens, les droits et les libertés.
Vous préconisez, dans une de vos récentes vidéos, de trouver d’autres moyens de lutte pour faire face au régime sioniste implacable. Pouvez-vous développer ?
Une des principales forces du régime sioniste, sinon la plus importante, vient du contrôle des sociétés occidentales, et notamment les médias. C’est un travail en profondeur qui a été entamé il y a 70 ans. Et on en voit le résultat avec la guerre à Gaza et au Liban. Les Arabes n’ont jamais pris ce problème à bras-le-corps. Soit par incompétence, par faiblesse, par peur de susciter des réactions hostiles. Ils se contentent de déclarations formelles ou se reposent sur des résolutions onusiennes inefficaces. Ils ont pourtant des moyens considérables. J’ai suggéré récemment qu’ils créent un fonds de 100 millions de dollars pour accompagner, illustrer et diffuser des reportages en parallèle avec les mandats d’arrêt de la CPI. Ou faire de Khalida Jarrar, députée palestinienne membre du FPLP, arrêtée et détenue régulièrement sans procès, sur la base de la détention administrative, un symbole mondialement connu de l’oppression sioniste. Mais je crains que rien ne sera fait.
Le Moyen-Orient se reconfigure sous nos yeux. Quel avenir pour la Syrie ? L’Iran est-il le prochain sur les tablettes de l’Otan ?
Pour la Syrie, je pense qu’elle perdra pas mal de territoire. Dans le nord au profit de la Turquie ou de ses proxies. Dans le sud au profit d’Israël qui a déjà pris des gages. Pour le reste, on installera le chaos et les divisions de manière à empêcher la résurrection d’un Etat fort et indépendant. A l’image de l’Irak ou de la Libye. Evidemment les yeux se tournent vers l’Iran. La prochaine cible. Mais c’est un gros morceau sur lequel l’axe américano-sioniste s’est cassé les dents. Et ce sera encore plus difficile pour les Occidentaux vu l’alliance stratégique de l’Iran avec la Russie et la Chine. Il faut cependant faire attention à l’encerclement de l’Iran, notamment par l’Azerbaïdjan, un proche allié de la Turquie et d’Israël.
Quelles leçons le monde arabe devrait-il tirer après la chute du régime Al-Assad ?
Face au régime sioniste, qui je le rappelle rejette toute paix basée sur le droit et la justice, le monde arabe n’a que ce choix. Soit accepter la «pax israelana», c’est-à-dire normaliser les relations en se soumettant aux exigences israéliennes, notamment en renonçant à l’Etat palestinien et en avalisant les conquêtes sionistes, soit entrer en résistance.
Propos recueillis par Kahina Bencheikh El-Hocine
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