Contribution de l’historien Farid Belkadi – La barbarie au nom des Lumières
Une contribution d’Ali Farid Belkadi – A l’adresse de ceux qui parlent des bienfaits de la colonisation : «A l’indépendance, 90% du peuple algérien étaient analphabètes.» «Ils parlent de civilisation alors qu’ils se vantent d’avoir pris des crânes comme des butins de guerre.» (Le président Abdelmadjid Tebboune, dans son discours à la nation prononcé le dimanche 29 décembre 2024.)
Dans sa pièce Antigone, Sophocle (vers 441 avant J.-C.) se réclamant des décisions divines, évoque la loi qui interdit à Antigone d’accomplir les rites funéraires pour son frère Polynice, mort assassiné. Dans cette tragédie, qui se développe autour de la cérémonie mortuaire refusée par Créon, les morts se retrouvent retenus chez les vivants.
Au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) de Paris, les restes mortuaires de plusieurs dizaines de résistants algériens à la colonisation, dont ceux de chefs renommés, sont privés de rituels funéraires et de sépulture depuis le milieu du XIXe siècle.
Des crânes originaires de plusieurs parties du monde sont regroupés par milliers, par nationalité, dans des armoires métalliques dont les sûretés sont cryptées. Ils sont entreposés pour la plupart dans des emballages «spécialement conçus afin d’éviter l’acidité des boîtes en carton ordinaires», selon la formule du directeur scientifique des collections d’anthropologie du MNHN de Paris.
L’argumentaire culturel ambigu avancé pour le maintien de ces restes au MNHN de Paris allègue de la nécessité de garder ces crânes afin de permettre à la science d’approfondir l’étude des groupements humains pour la postérité. Certains savants se prévalent de la laïcité pour rejeter toute demande de restitution à caractère religieux. On aurait aimé entendre le coryphée des scientifiques modernes suggérer à ces Créon du XXIe siècle de lever les commandements infâmes qui ordonnent le maintien de ces restes mortuaires au MNHN de Paris.
Rappelons que, pour pouvoir admirer les œuvres archéologiques, spoliées aux différentes cultures nationales africaines, des œuvres réalisées par leurs propres ancêtres, les Africains doivent acquitter un droit d’entrée dans les musées français.
Misanthropologie
Au MNHN, nous avons dénombré une quarantaine de restes humains, appartenant à de grands noms de la résistance algérienne à la colonisation. Certains de ces restes sont incomplets, il manque le maxillaire inférieur à la plupart des têtes que nous avons étudiées. Toutes ont souffert d’un manque d’entretien patent, du fait de leur rétention antérieure dans des lieux inappropriés en Algérie, tel le cagibi du domicile de la famille Vidal à Constantine. Cette famille collectionnait les têtes coupées de prestigieux chefs de différentes insurrections algériennes. Aucun inventaire détaillé n’a jamais été établi de manière satisfaisante au MNHN de Paris. Des crânes ont disparu, tel celui d’Al-Hassen Bouziane, qui fut décapité le mardi 27 novembre 1849, qui correspond au 11 moharrem 1266, en même temps que son père (crâne portant le n° 5941 du MNHN) et Moussa Al-Darkaoui (crâne portant le n° 5942 du MNHN).
L’état-civil officiel, l’origine, l’appartenance tribale et lieu du décès de ces hommes ne figurent pas dans les données du Muséum de Paris. Les collectionneurs plus curieux que réellement savants n’étaient pas habilités à la conservation de restes humains, mus par la haine de ces «gueux», selon les propos de René-Honorin Vital, le frère du collectionneur Auguste-Edmond Vital. Ils avaient autre chose à faire que de s’intéresser à leurs «sujets». Ce terme «sujet» est employé par les spécialistes du MNHN pour désigner les restes mortuaires de leurs innombrables collections.
Le Dr Reboud, qui s’affairait à clouer la caisse contenant les têtes de résistants algériens, avant leur l’envoi au Muséum de Paris, demanda à René-Honorin Vital «s’il pouvait enrichir l’envoi de quelques crânes intéressants». René Vital répondit : «Prenez donc tout ce que mon frère a laissé, vous y trouverez des têtes de gueux célèbres et vous ferez le bonheur de mes servantes qui n’osent monter aux galetas, parce que l’une de ces têtes a conservé ses chairs fraîches, et que malgré la poudre de charbon dans laquelle elle est depuis de nombreuses années, elle répand une odeur sui generis.»
Issus de rapines celées
André Malraux avait prévenu : «L’héritage ne se transmet pas, il se conquiert.»
Les réserves des musées français sont encombrées de biens patrimoniaux soustraits aux ex-colonies. L’obélisque de Louxor, qui s’élève place de la Concorde, a été escamoté aux Egyptiens par le vice-roi d’Egypte Mehmet Ali, né en Grèce de parents albanais, désigné le 18 juin 1805 par un gouvernement ottoman illégitime comme pacha d’Egypte. Des momies importées d’Egypte ont servi d’engrais pour fertiliser les campagnes françaises, selon Philippe Pomar, anthropologue et professeur au CHU de Toulouse : «Au XIXe siècle, après l’expédition de Bonaparte en Egypte, les sarcophages ont été pillés pour leurs trésors. On a même transformé des momies en engrais, puis en combustible pour locomotive à vapeur.» (La Dépêche du Midi, 23 juin 2008.)
C’est ainsi que les ossements des résistants algériens à la colonisation, indûment conservés dans les réserves du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, sont considérés jusqu’à ce jour comme faisant partie du patrimoine culturel inaliénable français. Des savants de notre époque, encore imprégnés des dispositions ségrégationnistes des anthropologues du XIXe siècle, Armand de Quatrefages et Ernest Théodore Hamy, en ont décidé ainsi. La présence de ces restes au MNHN de Paris est un outrage dilatoire à la dignité humaine et l’une des expressions les plus abjectes de la domination coloniale.
Georges Cuvier
Les convictions scientifiques racistes au milieu du XIXe siècle assignaient aux êtres humains des catégories ethniques et culturelles spécifiques. Selon les idéologues occidentaux de l’époque, le modèle blanc européen surpassait qualitativement les êtres humains des autres continents : «Les races à crâne déprimé et comprimé sont condamnées à une éternelle infériorité», écrivait Cuvier, dans un rapport adressé à l’Académie de médecine.
La légitimation de ce musée de «misanthropologie», qui amassait et accumulait impunément, au cours du XIXe siècle, les restes de cadavres et de dépouilles profanées par la science, fut initiée en France par le même Georges Cuvier, qui dépeça Saartjie Baartman, surnommée «la Vénus Hottentote».
Décédé à Paris le 13 mai 1932, Cuvier sera très chrétiennement inhumé à la division 8, du cimetière du Père-Lachaise. Georges Cuvier, qui fut anatomiste et professeur-administrateur du Muséum de Paris, demandera à J. Polignac d’encourager les officiers de l’armée d’Afrique à «s’intéresser aux productions naturelles du pays» et à «procurer au jardin du roi les animaux vivants qui lui font défaut». Cette demande insistante, appuyée par le ministre de l’Intérieur, est adressée à Polignac le 23 juillet 1830, qui finira par donner son aval.
La chasse aux têtes algériennes
C’est ainsi que la chasse aux têtes algériennes débuta de l’autre côté de la Méditerranée. Cuvier donne ainsi le coup d’envoi à la collecte de vestiges humains pour le Muséum.
Sur son lit de mort, il désignera Pierre Flourens comme successeur au poste de secrétaire général perpétuel de l’Académie des sciences. Flourens est connu en particulier pour sa collection de restes humains originaires d’Algérie, dont il s’enorgueillissait par lettres.
Georges Cuvier dira, en parlant des Africains de race noire : «(C’est) la plus dégradée des races humaines, dont les formes s’approchent le plus de la brute, et dont l’intelligence ne s’est élevée nulle part au point d’arriver à un gouvernement régulier.» (George Cuvier, Recherches sur les ossements fossiles, vol. 1, Deterville, Paris, 1812, p. 105). A propos de Saartjie Baartman, surnommée la Vénus Hottentote, qu’il disséquera lui-même, Cuvier écrit : «Notre Bochimane a le museau plus saillant encore que le nègre, la face plus élargie que le kalmouk et les os du nez plus plats que l’un et l’autre. A ce dernier égard, surtout, je n’ai jamais vu de tête humaine plus semblable aux singes que la sienne.» (Mémoires du Muséum d’histoire naturelle, volume 3, Belin, Paris, 1817, p. 273).
Les collectionneurs
Une galerie sera dédiée dès 1855 aux collections anthropologiques, elle comprenait à ses débuts quelques crânes préhistoriques épars.
Au fil du temps, cette collection s’enrichira de plusieurs dizaines de milliers d’ossements humains. Jusqu’aux collections Vital, Caffe, Fuzier, Mondot, Guyon, Flourens, Hagenmüller et Weisgerber, dans lesquelles sont rassemblés les ossements d’une quarantaine de résistants algériens à la colonisation, qui furent décapités vers le milieu du XIXe siècle par l’armée coloniale et leurs alliés indigènes.
La posture rudimentaire des responsables des musées face au problème de la restitution des restes mortuaires à leur pays d’origine est préoccupante. L’ancienne ministre française de la Culture, Christine Marie Albanel, qui est pourtant issue d’un cours catholique, s’est farouchement opposée au retour des têtes maories dans leur pays d’origine. Entre autres évènements culturels, elle a organisé une exposition de robes de mariées de Christian Lacroix dans la chapelle royale du musée de Versailles, un acte qui exprime le niveau éminemment culturel de l’intéressée.
En octobre 2007, elle s’oppose à la restitution d’une tête de guerrier maori tatouée, formulée depuis 1992 par le Musée national néozélandais Te Papa Tongarewa. Celle-ci est conservée par le Museum d’histoire naturelle de Rouen. Le conseil municipal de la ville de Rouen vote la restitution de la tête maorie. La ministre de la Culture fait annuler la décision par le Tribunal administratif de Rouen, le 27 décembre 2007.
Les partisans de la restitution jugent que ces fragments de corps humains doivent être restitués à leur communauté d’origine au nom de la loi sur la bioéthique de 1994. Alors que la ministre, «en vertu de l’article 11 de la loi du 4 janvier 2002 sur les musées de France, juge qu’il s’agit de pièces de collections publiques, en l’occurrence anthropologiques, qui, à ce titre, sont inaliénables à défaut d’une procédure préalable de déclassement (ou d’une loi spéciale).»
Au nom des Lumières
Les restes humains sont utilisés depuis l’avènement des Lumières afin d’étudier la façon dont les espèces sont apparues et se sont adaptées à la vie terrestre.
Emmanuel Kant définit à sa façon cette époque : «Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement, mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre.»
Ce terme «Lumières» désigne un mouvement culturel et philosophique né en Ecosse, qui finira par se répandre à l’Europe. Il s’élargit à la France au cours du XVIIIe siècle. Celle-ci finira par monopoliser le concept philosophique. Les membres de ce mouvement, qui ont procédé au renouvellement du savoir en Occident, s’opposaient en premier lieu à l’Eglise chrétienne, porteuse, selon eux, d’obscurantisme et de superstition. La laïcité fera le reste.
On aura compris que la foi et la croyance n’ont pas droit de cité dans la doctrine de ce mouvement. Cela réaffirme rétrospectivement l’absence de toute perception ou sentiment religieux dans le traitement des ossements humains conservés dans les musées. Les ossements remontant à la préhistoire, ceux appartenant au domaine de l’égyptologie, ainsi que ceux issus de périodes lointaines de l’humanité sont naturellement exclus de notre réflexion. Notons que les Egyptiens pensaient que les morts ne pouvaient accéder à l’éternité que si leurs dépouilles étaient intégralement conservées.
Cet engouement pour les crânes humains, au nom de la science – alors qu’ils ne sont d’aucune utilité reconnue par les savants eux-mêmes, en particulier depuis l’avènement des recherches ADN – semble relever de pratiques anthropophages anciennes celtiques, qui ont été rapportées par les historiens latins ou grecs depuis la haute Antiquité.
Mais ça, c’est une autre histoire.
A.-F. B.
Historien et anthropologue. Auteur notamment de Boubaghla, le sultan de la mule grise, la résistance des Chérifs, paru aux éditions Thala, Alger 2014.
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